Love is War

Chapitre 3 : Chapitre 3 ✿

5794 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 05:04

1

 

 

 

Deux jours s'étaient écoulés depuis la violente dispute de Yokozawa et Kirishima, dans la petite salle de réunion de l'équipe Japun.

Le commercial avait croisé l'homme à deux reprises sur son lieu de travail, mais il avait tâché de s'en tenir éloigné. Sa rancœur ne s'était pas tarie et Kirishima n'avait eu guerre d'attitude bienveillante à son égard lors de leurs rencontres d'ordre professionnel.

Pour ne pas plonger dans la mélancolie et se noyer dans les regrets, Yokozawa se plongea à corps perdu dans son travail.

Au bureau, on ne lui adressait plus beaucoup la parole, car il semblait, ces deux derniers jours, quelque peu soupe au lait. Henmi, son assistant, qui avait l'habitude dans ces moments-là de mettre les pieds dans le plat, lui servait alors un peu d'exutoire.

Le pauvre garçon, qui s'échinait à rattraper tant bien que mal ses erreurs, subissait les foudres de son supérieur depuis déjà deux jours.

Alors que Yokozawa l'avait envoyé au deuxième étage récupérer des données pour une campagne de promotion, le garçon apparu soudainement, un sourire innocent aux lèvres.

— Yokozawa-san, je suis désolé de vous annoncer ça, mais les types du second n'ont pas fini d'éditer les courbes des ventes que vous leur aviez demandées. Et maintenant, ils sont partis en réunion...

— Quelle bande d'incapables... Je n'arrive pas à croire qu'on soit tributaire d'une telle équipe de bras cassés pour établir nos études hebdomadaires ! grogna Yokozawa agacé.

— En revanche, j'ai quelque chose d'autre pour vous, ça vient de chez Japun.

Henmi lui tendit une feuille de papier pliée en deux.

Lorsqu'il découvrit le message que le billet renfermait, Yokozawa reconnut sur-le-champ l'écriture de Kirishima.

Le message disait : Consulte ta boîte mail !

Yokozawa fronça les sourcils.

L'idée que l'éditeur ne prenne même plus la peine de se déplacer pour lui parler et qu'il préférait passer par des intermédiaires pour lui envoyer des messages l'agaça profondément.

— Un souci Yokozawa-san ? demanda Henmi, inquiet de voir son supérieur avec un tel visage.

— Mais occupe-toi de ton travail, espèce de commère ! cracha sauvagement Yokozawa à son assistant.

Henmi n'insista pas. Lui, qui n'avait pas peur de taquiner son supérieur quand il était de pareille humeur, sentit qu'il valait mieux passer la main pour cette fois.

Yokozawa ouvrit sa boîte mail et découvrit effectivement un message de Kirishima intitulé : Ce soir, je te conduis au Septième Ciel.

Le commercial était déjà déconcerté. Voilà comment Kirishima réglait ses problèmes : par le déni et l'absurde.

Tâche d'être libre pour 17 h 30. Je t'emmène dans un endroit fabuleux, mais c'est une surprise. Sois à l'heure ! Tu m'inviteras ensuite chez toi pour dîner ! Hiyo passera la nuit chez mes parents après avoir pris soin de Sorata.

Yokozawa avait envie de rire nerveusement... Il esquissa un petit sourire étrange que Henmi remarqua immédiatement et baissa la tête, plongeant son nez dans le clavier de son ordinateur pour se dérober. La tête cachée derrière l'écran, le commercial bouillonnait.

Mais, comme il était trop bien fatigué pour se battre aujourd'hui, il se dit qu'il valait peut-être mieux se rendre au rendez-vous.

 

 

 

2

 

 

 

À 17 h 59 précisément, Yokozawa et Kirishima se retrouvèrent devant la devanture d'un magasin de literie qui avait pour nom Les Portes du Septième Ciel.

Le sourcil droit de Yokozawa sautillait nerveusement alors que Kirishima, quant à lui, affichait fièrement un sourire radieux.

Sur la pancarte promotionnelle, accrochée à l'entrée de la boutique, il était précisé qu'une promotion de 20 % serait attribuée à tous les couples de jeunes mariés qui désireraient acquérir leur literie ici. Bien heureusement, le geste commercial ne les concernait pas et Yokozawa ne pouvait pas s'empêcher d'apprécier ce détail.

— Tu peux me dire ce qu'on fabrique devant cette boutique ? Demanda-t-il inquiet.

— J'ai trouvé l'adresse sur internet. Je me suis dit qu'avec un nom pareil, cette boutique ne me décevrait pas ! Suis-moi, j'ai une surprise pour toi ! lui répondit Kirishima qui entraîna son ami dans la boutique.

Une jeune vendeuse vint alors les saluer puis leur demander si elle pouvait leur être utile. Yokozawa commençait à sentir le piège se refermer sur lui. Il ressentit une certaine gêne à l'idée que la jeune femme réalise ce que signifiait la présence de deux hommes qui désirent acheter de la literie ensemble.

Kirishima, bien plus à l'aise se dirigea vers un immense lit king-size, aux allures de paquebot.

— Voilà ! C'est celui-ci ! Déclara-t-il satisfait

— Nos modèles de literie king-size vous intéressent-ils monsieur ? Nous proposons toute une gamme de literie correspondante à vos attentes et au meilleur prix ! Si vous voulez bien me suivre j'aimerais vous montrer le reste de nos mod--

— Non, mais attendez une seconde, rétorqua Yokozawa en interrompant la vendeuse dans son discours. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de lit géant... ?

 

Kirishima qui souriait comme un enfant fit signe à la vendeuse de poursuivre.

— Donc, voici le modèle Harmonie de printemps...

La vendeuse continua l'énumération des différents modèles de lit, précisant leurs tailles, leurs qualités ainsi que leurs bienfaits sur le sommeil.

Yokozawa qui se fichait bien du discours de la vendeuse se pencha à l'oreille de Kirishima en lui chuchotant :

— Tu peux m'expliquer pourquoi tu m'as emmené ici s'il te plaît ? Tu ne songerais pas à tester tous ces plumards en ma compagnie, rassure-moi... ?

— Je n'y avais pas pensé ! Mais si l'idée te plaît je n'ai rien contr ----

— La ferme, vieux pervers ! Qu'est-ce qu'on fout ici à la fin ?

La vendeuse ignorant les échanges à voix basse du couple poursuivait sa démonstration.

— Je me suis dit que la raison pour laquelle tu ne veux pas emménager à la maison était probablement dû au fait qu'il n'y a pas de véritable lit dans ta chambre – Seulement un futon réservé aux invités ! Alors si je t'en achetais un nouveau, tu t'y sentirais plus à ton aise !

Yokozawa eut un recul en entendant les mots de Kirishima. Il n'en croyait pas ses oreilles.

En changeant simplement sa literie, Yokozawa aurait accepté d'emménager chez lui !? Mais dans quel monde ce type vivait-il ? Dans quelle dimension pouvait-il bien évoluer pour en déduire une chose pareille ! L'absurdité dont il faisait preuve si souvent était-il son seul et unique mode de pensée ? Yokozawa devait couper court à cette mascarade grotesque.

Il attrapa le bras de Kirishima et le tira hors du magasin sous les yeux médusés de la jeune vendeuse qui assistait à ce rocambolesque ballet.

— Mais à quoi tu joues Yokozawa !? Cria Kirishima surpris d'avoir été poussé en un rien de temps hors de la boutique.

Pris d'une colère immense et rougi par la honte, Yokozawa aboya :

— Que diable imaginais-tu ? Après tout ce qui est arrivé ces derniers jours, tu as le culot de m'attirer dans ce genre d'endroit !? Mais merde ! Qu'est-ce qui ne tourne pas rond dans ta tête !?

Sa voix était rauque d'agressivité. Il ne se contrôlait déjà plus. Il ne contrôlait plus rien de toute façon et depuis le début : ni la nature des événements, ni celle qu'ils allaient prendre. L'océan de reproche et d'incompréhension dans lequel il baignait depuis déjà quelque temps avait raison de son self-control.

Kirishima se tenait là, le sourire en coin comme à son habitude et ne réalisait pas encore ce qu'il avait provoqué dans le cœur de celui qui se tenait face à lui. Désireux de détendre, l'atmosphère il lui lança :

— Pas besoin de t'emporter pour si peu ! Si tu préfères qu'on partage le même lit, je n'y vois aucun inconvénient !

— !!!

Yokozawa pensait que Kirishima se moquait ouvertement de lui. Alors qu'elles n'étaient qu'une simple provocation de sa part, ces paroles masquaient en vérité le malaise qu'il ressentait face au rejet que Yokozawa affichait. Mais le sarcasme de l'éditeur avait, sans le vouloir, touché en plein cœur sa cible.

— Comm--- Comment oses-tu te foutre de ma gueule de cette façon espèce de ----

Yokozawa s'approcha de Kirishima, empoignant le col de sa chemise. Il ne lui avait jamais montré un tel visage.

Comprenant son erreur, l'homme le laissa continuer.

— Ce que tu souhaites, c'est de me modeler à ton image n'est-ce pas !? Alors, je vais mettre les choses au clair avec toi une bonne fois pour toutes : Non, je n'ai pas envie de ton putain de lit ! Non je n'ai pas non plus envie d'emménager chez toi ! Non je n'ai pas envie d'aller pique-nique avec tes parents ! Et non ! Je n'arrêterai pas de fréquenter Takano pour tes beaux yeux, ni Motoki ! Est-ce que c'est clair !?

Kirishima le repoussa violemment en arrière. Son visage était impassible. Yokozawa poursuivit :

— Je ne suis pas ton gosse et encore moins la femme docile dont tu rêves tant ! Je ne suis pas non plus un toutou que tu peux dresser à ta guise et au gré de ta fantaisie et j'en ai plus qu'assez de subir tes élucubrations de vieux taré !

Yokozawa ne contrôlait plus ses paroles, il était véritablement ravagé par la colère et la douleur. Son regard était humide, ses yeux brillaient reflétant l'image stoïque de celui à qui étaient destinées ses paroles.

Les mots sortaient sans filtre. Il ne pensait déjà plus ce qu'il disait. Mais le visage figé de l'homme qui se tenait face à lui le rendait fou de rage.

Il attendait l'instant où Kirishima l'arrêterait, où il lui jetterait le sarcasme qui lui ferait réaliser à quel point cette situation était ridicule.

Mais ce moment n'arrivait pas. Alors, Yokozawa commençait à prendre conscience de tout le mal qu'il était en train de lui faire subir en voyant Kirishima baisser les yeux au sol.

C'est alors que dans un élan de déraison, ne sachant plus quoi faire, ne sachant plus quoi dire, Yokozawa prit la fuite. Kirishima, dans un moment d'hésitation, songea à le retenir... mais il était déjà trop tard.

L'homme resta immobile, regardant son amant filer dans les dédales du centre commercial.

Yokozawa courait toujours plus vite, sans se retourner, comme pour fuir ses regrets.

Il atteignit la sortie et prit la première ruelle qui se présentait à lui, dans la nuit qui commençait à tomber sur la ville.

Après avoir couru comme un dératé, ne fuyant que lui-même, Yokozawa s'était caché dans une petite impasse sombre des abords du centre commercial. Il prit alors soin d'éteindre son téléphone portable afin de ne pas entendre un appel désespéré de l'homme qu'il venait de quitter.

En appuyant sur la touche arrêt de son téléphone, il fut sujet à une violente angoisse. Yokozawa regrettait déjà ce qu'il venait de faire.

Recroquevillé, assis sur ses talons, il prit son visage dans ses mains et frotta ses tempes qui lui faisaient si mal.

Ses yeux étaient douloureux.

Yokozawa était à bout de souffle, noyé dans un océan de remords.

 

 

 

3

 

 

 

Une semaine s'était écoulée, après cette triste mésaventure et les journées de Yokozawa avaient toutes pris le même goût, amer et âpre.

Ses nuits étaient devenues un cauchemar. Il ne dormait plus ou presque plus.

Couché sur les draps, les yeux grands ouverts, fixant le plafond, il avait pris pour habitude d'écouter la mélodie incessante de son climatiseur, ressassant les propos qu'il avait crachés au visage de Kirishima ce fameux soir.

 

Pourtant, par déni, il ne répondait pas aux appels ni aux messages de ce dernier. Il n'écoutait pas non plus ceux qu'il laissait sur son répondeur. Entendre sa voix même sur une boîte vocale était pour lui trop difficile.

En se lavant, en se préparant à manger, en travaillant, il n'existait pas un seul instant où il ne pensait pas à lui. Évidemment, il lui arrivait de croiser son chemin au travail, alors il avait décidé de se cloîtrer dans son bureau, déléguant toutes les tâches liées au magazine Japun à son subalterne.

Il pensait à Hiyori aussi. La fillette l'avait appelé quand son père lui avait annoncé que Yokozawa ne serait pas présent à leur pique-nique. Il lui avait donné une excuse ridicule, de travail en retard et de dossier non bouclé que l'enfant n'avait pas bien saisie.

Il lui avait menti et pour Yokozawa c'était la pire des choses.

Il se demandait tous les soirs, lorsqu'il regagnait son sordide appartement si elle avait terminé ses devoirs, quel plat lui avait préparé sa grand-mère, quelle tenue avait-elle choisie pour le lendemain...

Il se demandait surtout si elle pensait à lui, autant qu'il pensait à elle et si parfois elle demandait à son père: Pourquoi Oniichan n'est pas venu chez nous ce soir ?

Yokozawa n'était plus que l'ombre de lui-même. Ses yeux étaient cernés de rouge et il ne prenait même plus la peine de se chamailler avec Henmi, qui ne le reconnaissait plus.

Il avait remarqué que son supérieur consommait beaucoup d'analgésiques ces derniers temps et il l'avait naïvement mis en garde sur les risques que pouvaient entraîner une trop forte consommation de ce genre de médicament.

Mais depuis sept jours, Yokozawa avait mal. Il avait mal partout. Il essayait certes de faire bonne figure, mais la douleur se reflétait sur son visage.

 

Un soir, la jeune Motoki qui avait, elle aussi, constaté l'état désastreux de son collègue l'obligea à la suivre dans un izakaya.

Elle l'avait traîné là-bas, non sans mal, après leur journée de travail.

L'établissement était plein à craquer ce soir-là et dans la cacophonie ambiante, ils avaient dû s'installer l'un à côté de l'autre pour pouvoir s'entendre parler.

Les hommes assis autour d'eux dévisageaient la jeune commerciale, qui se penchait vers Yokozawa avec qui elle discutait. Ils devaient sans nul doute penser que les deux étaient amants, tant leurs attitudes étaient familières.

Au bout d'une heure, la jeune fille vérifia son téléphone portable pour vérifier l'heure qu'il était. Elle voulait s'assurer de ne pas rater son train.

— Ah non ! Mon téléphone n'a plus de batterie. La barbe !

Elle déroba alors celui de Yokozawa qui était posé sur la table, à côté de son verre de bière.

Lorsqu'elle alluma l'écran, elle ne put s'empêcher d'éclater de rire.

Yokozawa, qui subissait déjà un peu les affres de l'alcool, eut un temps de latence avant de réagir.

— Eh ! Qu'est-ce qui te fait rire comme ça ?

— C'est trop mignon !!

Yokozawa comprit alors que la jeune fille venait de découvrir la photo de la petite Hiyori qui servait d'écran de veille à son téléphone portable.

Quelques jours avant la première altercation avec Kirishima, Hiyori avait demandé à Yokozawa de la coiffer, avant de se rendre à l’anniversaire d'une de ses camarades de classe.

La petite fille avait été particulièrement surprise en voyant avec quelle habileté et facilité Yokozawa avait réalisé cette coiffure si complexe dont elle avait déniché le modèle dans un magazine.

Fier de son œuvre, Yokozawa l'avait même pris en photo et pour blaguer, Hiyori, qui s’était emparé de son téléphone pour admirer le cliché, avait fait de cette photo le fond d'écran de son portable.

C'est un peu gêné que Yokozawa déroba aussitôt l'appareil des mains de Motoki.

— Ah ! Tu n'as pas le droit !! Je veux en voir d'autres ! S'il te plaît Senpai !

Motoki était déjà bien éméchée et parlait fort. Alors qu'elle se tenait assise, face à lui, elle essayait vainement de s'emparer du précieux téléphone qui renfermait les mystérieuses photos.

— Arrête de m'appeler comme ça, c'est ridicule ! lui ordonna Yokozawa qui luttait pour ne pas se faire voler l'objet.

— J'arrêterai si tu me montres ! Alleeeez ! Montre-moi !

Fatigué d'entendre les gémissements aigus de sa collègue ivre, il céda.

Pourquoi les femmes vouent-elles une telle passion aux photographies de bambins !?

La jeune fille regarda alors la photo et ne put s'empêcher de glousser.

Puis lorsqu'elle eut terminé l'examen du cliché, elle reposa l'appareil sur la table pour avaler une grosse lampée de bière. En tournant son regard vers le vide, le sourire forcé elle lui demanda :

— C'est ta fille ?

— Hum... lui rétorqua-t-il machinalement

— Elle est mignonne...

Alors que la jeune femme plongea ses yeux dans son verre, Yokozawa réalisa ce qu'il venait de lui dire. Afin de rectifier son erreur, il ajouta gêné :

— Mais bon... c'est compliqué...

Yokozawa ne pouvait pas lui avouer que cette petite fille n’était pas son enfant. Pour qui serait-il passé ? Et lui confier qu'elle était la fille de son amant l'aurait conduit sur des sentiers hasardeux qu'il n'avait guère envie d'emprunter. Il préféra alors mentir, même si cette option lui posait problème. Pourquoi lui avait-il rétorqué quelque chose d'aussi stupide ? Peut-être en raison de l'alcool, pensa-t-il.

Motoki leva son visage et le fixa d'un air étrange. Yokozawa remarqua que son regard avait changé et troublé par le comportement de son amie, il se sentit très mal à l'aise.

Le silence commençait à être pesant.

— Yokozawa je...

Le cœur du commercial s'emballa alors qu'il s'aperçut de la gravité de cette amorce. Il s'attendait au pire.

 

— … non rien... laisse tomber...

La jeune femme, émue par ce qu'elle s'apprêtait probablement à déclarer, but d'une traite le reste de son verre et attrapa son sac. Dans un geste d'une élégance incroyable, elle enfila ses escarpins noirs dont elle s'était délestée au cours de la soirée.

Malgré son ébriété certaine, elle ressemblait à une princesse qui se chaussait de ses pantoufles de vair. L'ensemble des clients de l'izakaya observait la scène, ce qui conduit Yokozawa à enfoncer son visage rougi par la gêne dans ses épaules.

— J'y vais ! Essaye de dormir cette nuit, Yokozawa... Ok !?

Motoki se déroba, pour rejoindre à la hâte sa citrouille de train.

Quant à Yokozawa, c'est avec soulagement qu'il vivait le renoncement de la jeune fille.

Écroulé sur sa table salie par l'alcool et les miettes de gâteau d'apéritif, il cachait son visage dans ses mains. Les hommes reprirent leurs conversations. Kirishima avait raison.

 

Sur le chemin du retour, Yokozawa se demandait ce qu'il pouvait bien clocher chez lui.

Pourquoi ne s'était-il pas aperçu de la tournure qu'avait prise son rapprochement avec Motoki ?

Et pour couronner le tout, pourquoi lui avait-il dit qu'il avait une fille ?

Bien évidemment, Yokozawa qui entretenait une très forte relation avec la petite Hiyo avait conscience qu'il n'était pas son père. Son père était évidemment Kirishima et il ne le savait que trop bien. Leurs visages qui se reflétaient dans la vitre de la fenêtre du train, qui roulait en direction de son appartement, hantaient Yokozawa à moitié saoul.

 

En regagnant son appartement non sans mal, Yokozawa réalisa qu'il avait trop bu. Une douleur à l'estomac laissait présager la nuit blanche qu'il s'apprêtait à nouveau à vivre. Il n'avait qu'une envie à cet instant, c'était de l'appeler, pourtant la honte lui récusait un tel acte.

Si seulement il avait su y faire. Si seulement il ne lui avait pas dit toutes ces choses horribles, tous ces mots blessants. Et si seulement Kirishima pensait à lui... juste un peu... Comment le savoir ?

Yokozawa réalisa alors le vide qu'avait comblé Kirishima dans son existence depuis ces derniers mois. Sans lui, il était comme dépossédé d'une partie de lui-même.

Aujourd'hui, alors qu'il n'était plus à ses côtés, à qui pouvait-il se confier ? À qui pouvait-il accorder sa confiance ? Le monde lui paraissait hostile. Les gens lui paraissaient tous fous.

Ses fantaisies et ses frasques semblaient si anodines comparées à l'inconduite du reste du monde.

Son odeur imprégnait-elle encore l'oreiller que Yokozawa n'avait pas voulu laver ?

Le délicat parfum de sa peau et de ses cheveux sur ce coussin, sur lequel il avait dormi cette nuit, durant laquelle il avait veillé sur Yokozawa fiévreux, pouvait-il encore le sentir ?

Il avait disparu depuis déjà bien des jours. Seul restait intact le souvenir de sa douceur.

 

 

 

4

 

 

 

Le lendemain, la journée avait démarré bon train, ponctuée de réunion, de rapports commerciaux et de débats sans fin sur telle ou telle chose. Elle s'était finalement achevée par sa ronde habituelle des librairies dont il avait la charge.

Il s'était habilement débrouillé à ne pas croiser la jolie Motoki de toute la journée, car il n'aurait pas su comment se comporter avec elle après la soirée de la veille.

Bien qu'il grappillait encore quelques heures supplémentaires qui lui permettraient de ne pas rentrer chez lui trop tôt, c'était évident, Yokozawa avait terminé sa journée de travail.

C'est alors qu'il réalisa que chez Japun, ce jour-là, c'était l'effervescence. Le magazine était dans sa phase de bouclage et les manuscrits des retardataires allaient contraindre les éditeurs à passer une partie de la nuit au bureau. Yokozawa devait absolument prendre parti de ce parfait timing !

 

Il prit donc la direction de l'appartement de la famille Kirishima pour rendre visite à la petite Hiyori. Elle guettait probablement l'arrivée de son père qui serait à coup sûr retardé par son travail. Profitant de l'absence de Kirishima, Yokozawa en profiterait pour rendre visite à la fillette en s'assurant qu'elle aille bien. Il ne manquerait pas non plus de lui demander des nouvelles de son père... sans vraiment se l'avouer.

 

Plus tard dans la soirée, dans l'appartement des Kirishima, la petite fille était sagement attablée, dégustant les nouilles que sa grand-mère lui avait préparées. C'était une habitude lorsque Kirishima prévoyait de rentrer tard à la maison, sa mère s'assurait que la petite ne meure pas de faim.

Elle entendit alors le bruit de la porte d'entrée qui s'ouvrait et accompagnée par Sorata elle courut accueillir l'heureux arrivant qu'elle pensait être son père.

— Bonsoir Papounet !

Quelle fut sa surprise lorsqu'elle se retrouva nez à nez avec Yokozawa qui se déchaussait dans le genkan.

— Oniichan !! C'est bien toi !?

La petite fille sauta au cou du commercial qui manqua de tomber en arrière.

— Je suis rentré Hiyo ! Ça sent bon la nouille chinoise dans cette maison, dis donc !?

— Oniichan !! Tu viens dîner avec moi !? Ô, comme je suis heureuse !

Le sourire de Yokozawa n'avait d'égal que celui de l'adorable fillette qui se tenait pendue à son cou.

Elle portait une ravissante petite robe aux couleurs acidulées et il la trouvait plus mignonne que jamais. Bien qu'elle ait été élevée par un homme, Hiyori était une petite demoiselle très soucieuse de son apparence !

— Je ne reste pas longtemps   Hiyo, j'attends que ton père rentre à la maison.

— Tu ne restes pas dormir ?

— Non... je ne peux pas rester cette nuit... En revanche, c'est avec plaisir que je viens dîner avec toi !

Hiyori afficha alors une petite bouille triste.

 

Après le dîner, Hiyo qui avait déjà pris son bain enfila son pyjama en coton rose.

C'était Yokozawa qui le lui avait acheté, alors qu'il l'avait accompagnée dans un centre commercial pour un après-midi shopping. C'était son préféré.

Son père n'était pas encore rentré et le cadrant du micro-ondes dans la cuisine affichait déjà 21 h.

Yokozawa lui conseilla alors d'aller se coucher. Il fermerait la porte à clef derrière lui en partant, ainsi la petite fille restera seule, attendant l'arrivée de son père en toute sécurité.

Hiyori qui s'était déjà glissée dans les draps de son lit d'enfant n'arrivait pas à détacher ses yeux de son Oniichan qui remontait la couverture sur elle. L'enfant, qui avait déjà dix ans, n'avait évidemment plus besoin d'être bordée ainsi, mais au moment de se coucher la petite insista pour que Yokozawa vienne dans sa chambre.

— Oniichan, lui dit-elle. Tu reviens me voir bientôt, hein ?

— Bien sûr, lui répondit Yokozawa touché par la question de la fillette.

— Ça fait longtemps que tu n'étais pas venu à la maison alors je me suis dit que peut-être... tu ne nous aimais plus...

La petite fille cacha alors son visage dans le grand oreiller, par pudeur. Ses petits yeux étaient tout emplis de larmes. Elle ne voulait pas montrer à Yokozawa sa tristesse.

— Hiyo... Mais ça n'a rien à voir... Hiyo enfin...

Yokozawa s'était assis par terre, au chevet de la petite fille. Son cœur se serra en la voyant ainsi.

Dans un sanglot qu'elle avait du mal à masquer, elle poursuivit.

— J'ai pas voulu demander à Papounet pourquoi tu ne venais pas... Alors, j'en ai parlé à Grand-mère et elle m'a dit que si tu n'avais plus le temps de venir nous rendre visite, c'était parce que tu travaillais beaucoup et parce que tu avais peut-être trouvé une petite amie.

Des larmes de crocodile roulèrent alors sur les joues roses de l'enfant.

Yokozawa s'assit sur son lit et la prit dans ses bras pour la consoler. Les gestes de l'homme étaient d'une délicatesse incroyable. Il la tenait contre lui comme si elle était sa propre enfant. La petite fille qui avait niché sa tête dans son cou sanglotait.

— Hiyo... Ne pleure pas... tu sais que je ne vous laisserai jamais ton père et toi... lui murmurait-il en la berçant. Je suis là... Et quand je ne suis pas ici, mon cœur reste avec vous... crois-moi...

— J'ai beaucoup de travail en ce moment, c'est pour ça que ça fait longtemps que je ne suis pas venu ici... et puis... je n'ai pas de petite copine... Car si j'en avais une, il faudrait qu'elle soit plus mignonne que Hiyo... et ça, dis-toi que c'est impossible !

— Oniichan...

Yokozawa entendit un petit rire s'échapper de la bouche de la fillette. Il n'y a que les enfants pour passer ainsi du rire aux larmes, pensa-t-il.

— Tu sais à quel point vous comptez pour moi... Je ne vous laisserai jamais...

— Tu me le jures ? demanda Hiyori, en le regardant avec de grands yeux brillants.

— Je te le jure ! lui répondit Yokozawa, en passant sa main sur son visage pour sécher ses larmes.

Il la berça ainsi jusqu'à ce que sa petite main qui serrait son bras se relâche.

 

Hiyori était alors profondément endormie et Yokozawa qui ne la quittait pas des yeux examinait le moindre recoin de son joli petit minois. Sous ses traits d'enfant, il cherchait ceux de son père.

Dans la pénombre de la chambre d'enfant, il remarqua quelques affaires qui jonchaient ici et là encore le sol. L'homme qui avait l'habitude d'aider la fillette à les ranger se faisait remarquer à lui-même à quel point Kirishima n'était pas doué pour les tâches ménagères.

Quelle ironie. Être si maladroit pour ces si petites choses du quotidien et avoir su pourtant donner naissance à une si adorable petite fille.

Il était déjà tard et Kirishima n'était toujours pas rentré. Bientôt, le dernier train traverserait la ville et Yokozawa se demandait si l'homme rentrerait en taxi.

— Rentre vite idiot, murmura-t-il, dans le séjour plongé dans la pénombre.

Sa serviette sous le bras, Yokozawa referma méticuleusement les deux verrous de la porte d'entrée, en essayant de faire le moins de bruit possible.

Puis, il regagna la gare au pas de course afin de ne pas rater le dernier train.

 

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