Il est avec moi

Chapitre 1 : Un meurtre dans les toilettes

2546 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/07/2025 21:53

Chapitre 1 – Toilettes mortuaires [1]


Mike Stamford poussa un soupir et se passa la main dans les cheveux. Il était fatigué, il ne rêvait que d’une chose depuis sa sortie du travail, prendre une douche brûlante, se poser devant la télévision et regarder n’importe quelle débilité qui lui ferait oublier sa journée de cours – mais Karen l’avait appelé juste comme il quittait l’hôpital, et il ne pouvait rien refuser à sa cousine. Ils avaient été élevés ensemble, avaient passé leur adolescence à se raconter leurs histoires d’amour plus ou moins réussies, et étaient restés très proches une fois adultes.

Il s’approcha d’elle et la prit dans ses bras, lui caressant doucement le dos alors qu’elle pleurait sur son épaule. Il détestait le sentiment d’impuissance qu’il éprouvait face à sa détresse, mais que pouvait-il faire ? Elle avait raconté son histoire une demi-douzaine de fois, la tournant et la retournant dans tous les sens, comme si secouer les mots allait par miracle réorganiser la réalité. Mais Mike savait par expérience que les problèmes ne s’évaporaient pas comme les larmes. Que pouvait-il faire ? se demanda-t-il pour ce qui semblait la millième fois en une demi-heure. Il n’était ni policier, ni détective…

L’idée se fraya rapidement un chemin dans son esprit. Après tout, il connaissait un détective. Que risquait-il à passer un coup de fil à John pour lui demander un peu d’aide ? Cela faisait un peu plus d’un mois qu’il avait présenté son ancien ami à son étrange « collègue » de St Barts. Les deux hommes partageaient à présent un appartement (jusque-là, rien d’original, puisqu’il s’agissait de l’objectif même de leur rencontre), mais, si l’on en croyait le blog de John, ils résolvaient également des enquêtes ensemble (ce qui était déjà beaucoup moins banal). L’histoire que lui avait racontée Karen relevait-elle des cas qui intéressaient d’ordinaire Sherlock Holmes ? Il était, selon toute apparence, l’homme des situations désespérées…

– Je crois que je connais quelqu’un qui pourrait t’aider.

.

– Allo ?

A l’autre bout du fil, la voix de l’ancien soldat semblait un peu tendue. Le professeur de médecine esquissa un sourire encourageant à l’adresse de sa cousine.

– Salut, c’est Mike. Je te dérange ?

– Non, non, pas du tout... Sherlock, merde, pose ce truc, c’est dangereux ! Attends, j’arrive. Deux secondes, Mike, s’il te plaît.

S’ensuivit une série de bruits étranges que Mike n’identifia pas, suivi d’un hurlement d’indignation et d’éclats de voix dont le sens lui échappa (il crut cependant percevoir les mots « puéril » et « irresponsable »), puis d’un silence presque oppressant, avant que John ne reprenne le téléphone.

– Excuse-moi.

– Je t’en prie. Des problèmes avec ton colocataire ?

Il commençait presque à regretter de les avoir présentés l’un à l’autre.

– Non, non, la routine. Sherlock s’est mis en tête de faire des expériences avec des produits hautement toxiques, et j’ai dû le dissuader de le faire à mains nues et sans lunettes de protection. Mais tout va bien maintenant. Et toi, comment ça va ?

Stamford ne put réprimer un léger sourire. La vie à Baker Street n’avait pas l’air de tout repos, mais à en juger par la tonalité enjouée de la voix de son ami, cela n’était pas pour lui déplaire. John avait toujours été attiré par les situations et les personnalités au minimum étranges, au pire potentiellement dangereuses.

– Ca va très bien, mais ma cousine Karen a un problème. Tu te souviens d’elle ?

– Oui, bien sûr, répondit John.

Mike se demanda s’il avait imaginé la pointe d’intérêt dans la voix de son ami. N’avait-il pas essayé de sortir avec elle alors qu’ils étaient tous les deux à la fac ?

– Je voudrais te demander un service. Je suis désolé de t’embêter...

– Tu ne m’embêtes pas du tout ! l’interrompit l’ancien soldat. Tu sais, je suis un peu désœuvré depuis que j’ai quitté l’armée. Dis-moi ce que je peux faire.

– Je t’explique : un des collègues de Karen a été arrêté pour tentative de meurtre, mais elle ne le croit pas coupable. Cette histoire l’a bouleversée et elle ne sait pas quoi faire. Les policiers ont refusé de l’écouter. Pour eux, l’affaire est claire et ils n’ont pas l’intention de revenir dessus.

– Il y a eu un meurtre dans son entreprise ? Tu veux que j’en parle à Sherlock ?

– S’il n’est pas trop occupé en ce moment, ce serait sympa de ta part. Je me suis rendu compte que je n’avais pas son numéro. Mais s’il est occupé…

– Non, non, il n’est pas sur une affaire en ce moment – du moins je ne crois pas. Attends une minute, je vais lui demander. Sherlock...

John dut mettre sa main sur le haut-parleur de son téléphone, car Mike n’entendit que des voix étouffées pendant un certain temps.

– Mike ? C’est bon, vous pouvez passer si vous voulez.

– Ce soir ?

– Oui, oui, pas de problème. Je suis allé faire des courses, je pourrai même vous offrir l’apéro. Jusqu’à ce matin, il n’y avait que des bouteilles de formol et d’acide sulfurique à la maison, mais vous avez de la chance, je me suis décidé à acheter quelques boissons plus sympa. A tout à l’heure !

Mike raccrocha avec force remerciements, sans savoir s’il devait se réjouir ou s’inquiéter que ces deux-là aient l’air de si bien s’entendre.

.

– C’est vraiment très gentil à vous de nous recevoir si vite, murmura Karen en s’asseyant sur le canapé du 221B.

Mike s’installa à côté d’elle. Visiblement, Sherlock était choqué – et peut-être même un peu horrifié – de constater que quelqu’un pouvait le trouver gentil. Cependant, il ne releva pas le terme et se contenta de pencher un peu la tête vers la droite, comme pour marquer qu’il avait entendu mais qu’il n’allait pas s’abaisser à lui dire « Je vous en prie, c’est normal ». John s’assit à son tour dans un fauteuil, après avoir servi un verre de whisky à son ami, un verre de Martini à Karen et à lui-même, et rien à Sherlock si ce n’est un « Tu n’es pas impotent, tu peux aller te chercher tout seul ce dont tu as besoin ».

Stamford n’était encore jamais venu au 221B – en fait, il n’avait pas revu Watson depuis leur rencontre inopinée dans ce jardin public, un mois auparavant. Ils s’étaient appelés deux ou trois fois, décidés à rester en contact et à renouer avec leur ancienne amitié, mais février avait été un mois plutôt chargé en colloques et corrections, et Mike n’avait pas trouvé le temps de se libérer, ne serait-ce pour une soirée. Aussi fut-il très agréablement surpris de voir à quel point John s’était métamorphosé en quelques semaines seulement. Disparue, la canne sur laquelle il s’appuyait, envolée, l’amertume qu’il n’était pas parvenu à lui dissimuler lors de leurs retrouvailles inopinées : le John Watson que Mike avait connu dix ans auparavant était de retour, souriant, serviable, plein d’optimisme et d’énergie. La vie avec Sherlock Holmes semblait lui avoir, en un temps record, rendu son ancienne personnalité. Mike ne pensait pas qu’il y eût rien de romantique entre ces deux-là, John demeurant résolument attiré par la gente féminine, comme le prouvaient les coups d’œil rapides et appréciateurs qu’il jetait à Karen, mais il était clair qu’ils s’étaient bien trouvés. Il semblait aussi à Mike que John avait légèrement arrondi les angles de son colocataire – angles particulièrement pointus et coupants, comme les rebords des tableaux noirs où l’on pose les craies, sur lesquels le professeur qu’il était s’était déjà écorché les doigts à plusieurs reprises. Sherlock était peut-être moins nerveux, moins tendu, plus humain pourrait-on dire.

– Alors, que s’est-il passé ? demanda John, faisant revenir son ami sur terre.

Karen lança un regard presque craintif en direction de Sherlock, qui pianotait sur l’accoudoir du fauteuil dans lequel il avait fini par s’asseoir, comme cloué à son siège par les regards insistants de l’ancien soldat (qui avait dû le traîner de force hors de la cuisine pour qu’il vienne écouter la jeune femme).

– Il y a eu une tentative de meurtre dans mon entreprise, murmura cette dernière en baissant les yeux.

– Vous travaillez dans l’édition ?

Karen releva la tête, surprise.

– Oui, chez Thor et Bridge, mais comment... [2]

– Ça risque d’être inintéressant, mais continuez, ordonna le détective avec brusquerie.

– Oh ! Mais si vous ne voulez pas... je veux dire que...

Karen se perdait dans ses bredouillements. Mike attendait le moment où Sherlock allait perdre son calme, comme il l’avait vu faire des dizaines de fois à la morgue de St Barts, mais alors qu’il ouvrait la bouche, probablement pour les virer tous les deux, John fit claquer sa langue de manière réprobatrice et son colocataire se contenta d’un soupir.

– Je vous écoute, reprit-il avec un peu moins de sécheresse. Où s’est passé le meurtre et qui a-t-on voulu assassiner ? Répondez clairement et sans fioritures.

– La tentative de meurtre a eu lieu dans les toilettes.

– Dans les toilettes ? répéta John, interloqué. Ce n’est pas un lieu très commode pour assassiner les gens. Il risque d’y avoir... comment dire... du passage, non ?

– En l’occurrence, non. Il faut savoir que dans notre entreprise, sur les vingt-trois personnes qui y travaillent, essentiellement des relecteurs et des correcteurs, il n’y a que deux hommes, M. Gibson, notre chef de fabrication, et M. Dunbar, notre iconographe.

– Et le meurtre a eu lieu dans les toilettes des hommes ? demanda Sherlock, soudainement intéressé.

– Oui. Ces toilettes sont au sous-sol et personne n’y va jamais à part eux. Nous avons des toilettes à l’étage pour le reste de l’équipe.

– Qui a essayé de tuer qui ?

– M. Gibson a été gravement blessé à la tête d’un coup de revolver. Le corps n’a pas été trouvé immédiatement puisque, comme je vous l’ai dit, personne ne va jamais au sous-sol. Mais Florie, ma collègue, qui voulait poser une question à M. Gibson, est allée dans son bureau ; en voyant qu’il n’y avait personne, elle a attendu, puis elle a fini par inquiéter. Nous sommes descendues et nous avons trouvé le corps...

– La police a été prévenue, j’imagine ?

– Oui, immédiatement, avec le SAMU bien sûr. Les policiers nous ont interrogées, ont fouillé le bureau de M. Dunbar et sont allés l’arrêter.

– Où était-il ?

– Il était rentré chez lui car il était malade. L’inspecteur y a vu une circonstance aggravante, il croyait qu’il allait chercher à fuir mais apparemment, d’après ce que m’ont dit mes collègues aujourd’hui, ils l’ont trouvé chez lui.

– Vous avez parlé de circonstance aggravante, ce qui signifie qu’ils avaient déjà quelque chose contre lui. Qu’ont-ils trouvé dans son bureau ?

– Des munitions.

– Pas de revolver ?

– Non.

– Pourquoi êtes-vous venue me voir ?

– Parce que je suis sûre que Patrick est innocent ! s’écria Karen, les larmes aux yeux.

– Comment pouvez-vous en être sûre ? demanda Sherlock. Vous avez vu le vrai meurtrier ?

– Non...

– Vous étiez avec le coupable supposé au moment du crime ?

– Non, mais...

– C’est vous qui avez essayé de le tuer ?

– Sherlock !

La voix de John avait claqué, sèche, incisive.

– Il fallait bien demander, maugréa le détective.

– Je sais qu’il est innocent, reprit Karen avec passion, il ne pourrait pas avoir fait ça !

Sherlock soupira de nouveau. Mike le comprenait assez bien. La jeune femme n’avait aucune certitude, elle voulait juste que quelqu’un entende son histoire et essaye de l’aider, alors qu’il y avait en réalité peu d’espoir. Mais Sherlock Holmes, à en croire le blog de John, était précisément l’homme des situations désespérées.

– Qui est l’inspecteur en charge de l’enquête ?

– Un certain Forbes. [3]

Il y eut un silence plutôt pesant, qui s’étira au-delà de la politesse.

– Sherlock va voir ce qu’il peut faire, répondit John lorsqu’il fut clair que son colocataire n’ajouterait rien.

– Merci. Je...

Mais déjà le détective avait quitté son fauteuil et avait claqué derrière lui la porte de la cuisine, visiblement bien décidé à reprendre son expérience interrompue.

– Et si on allait manger quelque part tous les trois ? proposa John. Il faut laisser à Sherlock le temps de réfléchir à tout cela. Quand on ne peut rien faire soi-même, ça ne sert à rien de ressasser les événements. Laissez-moi vous inviter quelque part dans le coin.

Stamford apprécia l’effort de son ami pour faire croire à sa cousine que le détective allait s’occuper de cette affaire, alors qu’il était clair que Sherlock se fichait éperdument de ce qui pouvait arriver à M. Gibson, à M. Dunbar et à tous les membres des éditions Thor et Bridge. Mais Karen semblait légèrement réconfortée, aussi se laissa-t-il tenter par la perspective d’un bon repas en bonne compagnie. Il avait été stupide de penser que son étrange collègue s’intéresserait à un problème aussi trivial qu’un meurtre dans les toilettes d’une entreprise. Dans ces conditions, distraire sa cousine était de toute évidence la meilleure option.

.

Dès que la porte se fut refermée sur eux, Sherlock abandonna sur la table éprouvettes et chalumeau, revint dans le salon, alluma son ordinateur et pianota sur son clavier.

L’écran afficha aussitôt : « Editions Thor et Bridge ».


[1] Merci à Oldie pour ce titre vraiment mille fois mieux que celui que j'avais proposé au début !

[2] Le titre de la nouvelle dont je me suis inspirée est « The problem of Thor Bridge », je l’ai juste transposé comme si c’étaient deux noms propres.

[3] Forbes est un inspecteur de Scotland Yard qui apparaît dans une nouvelle de Conan Doyle, « Le traité naval », et qui n’est pas des plus aimables avec Sherlock Holmes.

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