Il est avec moi
Chapitre 2 : Association de bienfaiteurs
2769 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 14/07/2025 11:37
Chapitre 2 – Association de bienfaiteurs
John monta les marches du 221B en fredonnant. La soirée avait été une réussite, Mike s’était révélé comme toujours un excellent convive, et Karen... Karen, une fois passé le choc qu’elle avait reçu dans l’après-midi, était telle qu’il l’avait quittée dix ans auparavant, aussi jolie et intéressante, avec ses cheveux auburn et...
Il s’arrêta, prudent, au seuil du salon. Pas d’odeur suspecte, pas de bruit bizarre, rien ne semblait avoir explosé, fondu ou disparu en son absence. Ce calme et ce silence en étaient presque suspects. Six semaines de colocation avaient appris à l’ancien soldat à entrer sans précipitation dans son propre appartement, comme s’il posait le pied sur un champ de mines. Heureusement, sa chambre, à l’étage, avait pour l’instant été épargnée par la tornade sherlockienne. Probablement parce que le détective avait la flemme de monter les seize marches qui la séparaient du salon.
En attendant, Sherlock était là, dans le salon, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur. Inutile de lui dire bonsoir : absorbé par ses recherches, il n’entendrait rien, mis à part, peut-être, une remarque sur ce qu’il était en train de faire. John fit le tour de la table et constata avec surprise que son colocataire était plongé dans un article sur les éditions Thor et Bridge.
– Je n’imaginais pas qu’un meurtre commis dans les toilettes d’une entreprise était vraiment ton rayon, fit remarquer John.
Au moment où il posait cette question, il se demanda pourquoi il la posait, pourquoi même il s’intéressait, ne serait-ce que vaguement, à cette affaire. Sherlock était son colocataire, rien de plus. Les enquêtes qu’il menait avec lui depuis plus d’un mois à présent ne pourraient pas durer éternellement. Il devrait bien revenir à la réalité, dans ce monde civil et quotidien qu’il n’avait jamais pourtant jamais vraiment senti être le sien, à tel point qu’il l’avait quitté pour l’horreur de la guerre. Une belle erreur. Mais trouver un travail, se marier, avoir des enfants, prendre le métro pour aller au boulot, acheter un appartement... Sa vie était-elle vraiment là ? N’était-ce pas également une belle erreur ? Ce qu’il vivait avec Sherlock, ces enquêtes policières, ces crimes, ces déductions, ces poursuites à travers Londres, lui apparaissait comme un compromis entre ces deux univers. Une parenthèse bien agréable, mais qui ne pouvait malgré tout être qu’une parenthèse. [1]
John avait l’impression de se trouver dans un équilibre instable entre deux mondes, et cela lui plaisait, mais ne pourrait certainement pas durer bien longtemps. L’argent finirait par s’épuiser tôt ou tard, plutôt tôt que tard. Il lui faudrait trouver un véritable travail. Et puis, il ne comprenait pas vraiment pour quelle raison le détective acceptait et semblait même rechercher sa présence sur les scènes de crime. Il n’avait pas réellement besoin de lui. Un jour, il s’en rendrait compte et le congédierait comme il lui avait demandé de venir avec lui. « Il est avec moi », voilà comment Sherlock le présentait lorsqu’ils allaient enquêter ensemble (et cela leur était tout de même arrivé cinq fois depuis ce que John avait appelé « L’étude en rose »), sans paraître le moins du monde se rendre compte de l’inconvenance d’une telle phrase. John ne savait absolument pas se situer par rapport au détective. Médecin légiste ? Ami ? Collègue ? Remplaçant du crâne ? Complimenteur attitré ?
– Peu importe le lieu, répondit Sherlock avec un geste agacé de la main. Ce qui m’intrigue, ce sont les munitions retrouvées dans l’armoire de son bureau. Un homme qui planifie un meurtre ne commet pas une erreur aussi grossière.
– Il a peut-être paniqué, suggéra l’ancien médecin sans trop y croire, en s’asseyant dans le confortable fauteuil qui lui tendait les bras.
Le haussement d’épaules agacé de son colocataire lui prouva que sa remarque était stupide.
– Je ne peux pas théoriser sans données. Il me fait des faits, pas des intuitions. Cette Karen ne m’a fourni que des impressions, aucune donnée concrète.
– Elle ne sait pas ce qui s’est passé, c’est tout !
John se mordit la lèvre inférieure. Pourquoi prenait-il la défense de Karen ? Sherlock s’était tourné vers lui et le scannait de son regard particulièrement agaçant, celui qui voulait dire « je suis en train de te passer aux rayons X ». Il lui fallut moins de trois secondes pour sourire et s’écrier :
– Tu perds ton temps. Elle est amoureuse de ce Dunbar, c’est évident, sinon pourquoi serait-elle si prompte à le défendre ? Elle l’appelle par son prénom, alors qu’elle utilise le nom de famille de la victime. Et...
– C’est bon, c’est bon, j’ai compris, interrompit John. Ça ne m’empêche pas de tenter ma chance. Je croyais que tu ne travaillais qu’avec la police, pour avoir des affaires intéressantes, et que les autres clients ne t’intéressaient pas, ajouta-t-il aussitôt pour changer de sujet.
– Je n’ai pas dit ça. J’ai juste dit que je n’avais pas d’autres clients. De toute façon, en ce moment, Scotland Yard n’a rien pour moi, et je m’ennuie.
L’ennui. Ce n’était pas la première fois que John entendait ce mot dans la bouche de son colocataire, et il était invariablement suivi d’une catastrophe – une nouvelle expérience, la plupart du temps, mais Sherlock pouvait faire preuve d’inventivité lorsqu’il s’agissait de faire passer le temps... John s’était demandé, au début, pour quelle raison le détective ne prenait pas de clients, avant de trouver la solution : Sherlock aurait bien voulu travailler davantage, mais son caractère si... particulier l’empêchait de garder un client dans son salon plus de deux minutes.
– J’irai voir Forbes demain, reprit le détective comme s’il se parlait à lui-même, mais je doute fortement du résultat...
– Pourquoi ? Qui est ce Forbes ?
Sherlock fit une grimace de dégoût.
– Un jeune inspecteur de Scotland Yard, presque aussi stupide qu’Anderson – et un des meilleurs amis de Sally.
– Sally ? Sally Donovan ?
– Tu connais d’autres Sally ?
John fut tenté de répondre « oui », mais il se retint. Au lieu de cela, il orienta la discussion vers un point qu’il n’avait encore jamais abordé avec son colocataire :
– Et... il partage son point de vue sur ta collaboration avec le Yard ?
– Oui. Je sais qu’il ne m’aidera pas. Il se fera même un malin plaisir de me virer en me traitant de taré.
John avait pu constater à trois reprise à quel point était forte l’animosité du sergent Donovan à l’encontre de Sherlock. Il se demandait d’ailleurs si quelque chose de plus personnel ne se cachait pas derrière cette inimitié d’autant plus étonnante que le détective n’avait pas l’air de s’en soucier le moins du monde. Visiblement, les neuf dixièmes de l’équipe de Lestrade le détestaient, mais Sherlock n’en semblait absolument pas affecté. John se demanda jusqu’où allait son indifférence. Contrairement à Sally et à bon nombre de ses collègues, à commencer par Anderson, il ne pensait pas que Sherlock était un psychopathe. Lui-même se décrivait comme un « sociopathe de haut niveau », ce qui ne lui paraissait pas beaucoup plus juste. John n’était pas psy, mais il lui semblait que Sherlock, pour spécial qu’il fût, n’entrait pas dans ces catégories que tout le monde utilisait à tort et à travers.
– ... Je sais comment Forbes classe ses papiers, si je fais diversion, tu devrais pouvoir prendre le dossier... Tu m’écoutes ?
John se racla la gorge. S’il avait bien compris, Sherlock envisageait déjà de l’enrôler dès le lendemain pour aller voler il ne savait quel document à Scotland Yard, et bien qu’il soit tout à fait disposé à aider Karen, il ne se sentait pas prêt à s’introduire par effraction dans le bureau de qui que ce soit.
– Ecoute... Je ne sais pas si c’est une très bonne idée de vouloir que je vienne avec toi.
– Pourquoi ? L’affaire ne t’intéresse pas ?
– Ce n’est pas ça, mais ...
Sherlock regardait son colocataire avec intensité, attendant sans aucun doute des explications sur cette subite défection.
– Où est le problème alors ?
– Le problème, c’est que ce n’est pas mon métier ! s’écria John. Je suis médecin, pas détective. Nous savons très bien tous les deux que ça ne peut pas durer.
– Pourquoi ?
Sherlock semblait sincèrement intéressé par la réponse, et n’avait pas l’air de comprendre de lui-même ce qui posait problème. John soupira.
– Parce qu’il va arriver un moment où je ne vais plus avoir d’argent, où je vais devoir retourner travailler – et puis, encore une fois, ce n’est pas mon métier.
– Quelle importance ?
– Pourquoi veux-tu que je vienne avec toi ?
– Je te l’ai dit, pour aller récupérer le dossier pendant que je...
– Non, non, ma question était plus générale.
– Oh. Parce que tu es un bon médecin, bien meilleur qu’Anderson – ce qui est facile, tu me diras – et que tu me supportes mieux que les autres. Quand tu es là, j’arrive à obtenir des informations beaucoup plus facilement. Sans doute parce que tu es gentil avec eux.
Ces derniers mots avaient été prononcés avec une profonde incompréhension, mêlée d’une pointe de dégoût pour tout ce qui, de près ou de loin, pouvait ressembler à de la gentillesse. John poussa un nouveau soupir. Il ne savait pas comment répondre à son colocataire. Jamais ils n’avaient parlé de cela jusqu’à présent. Sherlock bondissait de son canapé lorsqu’une nouvelle affaire se présentait, et lorsqu’il avait besoin d’un médecin légiste (et même, ajouta une petite voix dans sa tête, lorsqu’il n’en avait absolument pas besoin), John suivait. C’était aussi simple que cela. Il ne savait pas très bien lui-même pourquoi il se laissait entraîner par le détective. Ou plutôt, il en avait une petite idée, mais refusait de se l’avouer. Il avait honte de dépendre autant de cette sensation grisante de danger, lorsque ce danger lui était fourni au prix de la vie d’un ou de plusieurs hommes. Ce que lui avait dit Mycroft Holmes (quel nom ridicule, vraiment !) lui était resté en travers de la gorge.
Vous n’êtes pas hanté par la guerre. Elle vous manque.
Et c’était vrai, d’un certain côté. Il ne souhaitait pas la mort d’autrui et ne se réjouissait pas, comme Sherlock le faisait, à l’annonce d’un meurtre. Il se sentait même plutôt atterré à l’idée que les hommes s’entretuent si facilement, lui qui avait passé dix ans de sa vie à soigner les autres. Seulement, il ne pouvait pas s’empêcher de se sentir vivant alors même qu’il risquait sa propre existence.
Mais il ne voulait pas y penser, pas maintenant.
Il bifurqua vers un autre problème, auquel il devrait d’ailleurs très bientôt accorder toute son attention.
– Mais un jour, il faudra bien que je retourne travailler, je ne peux décemment pas passer ma vie à résoudre des crimes avec toi !
– Pourquoi ?
– Parce que je ne suis pas un riche héritier et que je dois travailler pour vivre, payer le loyer, l’électricité, acheter à manger...
– Inintéressant.
– D’accord, mais je ne pense pas que tu souhaites payer ça tout seul, dans la mesure où tu as cherché un colocataire !
Sherlock haussa les épaules et le médecin se demanda, pour la cinquantième fois en un mois, comment faisait le détective pour assumer sa part des dépenses. [2]
– Tu as une question, annonça Sherlock sur le ton de l’évidence.
Bien sûr, John avait une question. Et après tout, pourquoi ne pas la poser ? Qu’avait-il à perdre ?
– Oui. Je me demandais... Comment, justement, payes-tu le loyer ?
– Par chèque.
– Ce n’était pas le sens de ma question et tu le sais très bien.
– Qui te dit que je ne suis pas payé par Lestrade et les autres ?
Le regard perçant du détective se posa un instant sur John, qui cherchait à formuler une réponse diplomate.
– Oh. Bien sûr. Cette chère Sally. [3]
C’était la première fois que John percevait une certaine amertume dans la voix de Sherlock. Au temps pour l’indifférence.
– L’argent n’est pas un vrai problème. Lorsque j’en ai besoin, je propose mes services à Mycroft.
– Qu’est-ce que ton frère a à voir là-dedans ? s’étonna le médecin. Tu travailles pour lui ?
Sherlock acquiesça.
– Mais je l’ai vu à l’œuvre, il n’a certainement pas besoin...
L’ancien soldat s’arrêta incertain de la façon dont il pouvait terminer sa phrase. La susceptibilité de son colocataire était telle qu’il ne pouvait que prendre mal l’idée même que quelqu’un pourrait ne pas avoir besoin de ses compétences.
Mais, à la grande surprise de John, Sherlock sourit.
– Non, il n’a certainement pas besoin de moi ni de mes déductions ; mais parfois, un cas se présente qui lui pose problème. Pas intellectuellement, mais... logistiquement. Mycroft ne se déplace jamais, et, parfois, dans ce métier, il faut bien sortir pour recueillir des indices. Alors il me demande de l’aide – moyennant salaire, bien sûr. Et tu peux croire que je le fais payer très cher.
– Je n’ai aucun mal à le croire, répondit John avec un sourire.
Ce qui ne répondait pas vraiment à la question : pourquoi Sherlock, s’il réclamait à son frère des honoraires astronomiques, avait-il besoin d’un colocataire ?
Il n’aurait en tout cas pas la réponse ce soir.
[1] Dans les nouvelles de Conan Doyle, Watson parle très peu de lui. On ne sait pas comment il en est venu à rester auprès de Holmes pendant des années, jusqu’à son mariage avec Mary Morstan, ni comment il arrive à concilier sa pratique de la médecine et sa collaboration avec le détective. On sait comment les deux hommes se rencontrent, dans Une étude en rouge, et la nouvelle la plus proche chronologiquement se passe sept mois plus tard, alors que leur collaboration semble établie. Mais comment se sont-ils mis d’accord, pour quelle raison ont-ils décidé de travaille ensemble ? Mystère. Watson parle beaucoup plus de son ami que de lui-même. Ce qui ouvre la voie à de nombreuses fics, tant dans le fandom original que dans celui de la série…
[2] Il s’agit d’une question que je me suis posée dès le premier épisode de la série. Visiblement, la famille Holmes n’est pas dans le besoin, Mycroft a un poste très haut placé et Sherlock n’a pas l’air d’avoir besoin de gagner sa vie ; de plus, il a rendu un service notoire à Mrs Hudson qui doit probablement lui faire un prix d’ami. Alors pourquoi a-t-il besoin d’un colocataire ? Cette fic a pour but (secondaire, voire tertiaire) de répondre à cette question.
[3] Dès l’épisode 1 de la saison 1, Sally explique à John que Sherlock n’est pas payé par Lestrade (et donc, comment paye-t-il le loyer ? cela nous renvoie à la question précédente) et qu’il fait ça seulement parce qu’il « prend son pied ».