Il est avec moi
Chapitre 3 : L'art délicat de se faire des ennemis
2995 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 21/07/2025 22:42
Chapitre 3 – L’art délicat de se faire des ennemis [1]
Le lendemain matin, lorsque John descendit prendre son petit déjeuner, il trouva Sherlock debout, habillé, chaussé, écharpe autour du cou et col du manteau relevé. Le fait était assez rare pour être noté : d’ordinaire, à l’heure où l’ancien soldat se levait (il avait gardé l’habitude militaire de ne pas traîner au lit toute la matinée), son colocataire était soit parti depuis longtemps arpenter les rues de Londres, soit vautré dans le canapé, triturant son violon, soit devant une expérience, mais, dans les deux derniers cas, en robe de chambre. Parfois avec absolument rien en dessous, comme John avait pu le constater, non sans embarras, un jour où la manche de ladite robe de chambre s’était coincée dans la poignée de la porte. Sherlock n’avait pas trouvé cela gênant – « Nous sommes tous les deux de sexe masculin, John, et donc faits à peu près pareils » –, mais il était vrai que le mot « convenances » ne faisait pas partie de son vocabulaire. Le médecin s’était distraitement demandé si l’inspecteur Lestrade ou le sergent Donovan l’avaient déjà surpris dans cette tenue. C’était fort probable.
Mais ce matin, le détective faisait les cent pas dans le salon, attendant avec une impatience visible que son colocataire sorte de sa chambre.
– Ah ! Enfin. Ce n’est pas trop tôt.
– Pardon ? demanda John, interloqué.
D’ordinaire, Sherlock le laissait tranquille le matin.
– Dépêche-toi, j’ai fait du thé.
John fronça les sourcils, incrédule et presque inquiet.
– Toi, tu as fait du thé ?
Le regard de John se posa alors sur le mug qui, à Baker Street, lui était exclusivement réservé (non, il n’acceptait pas que la vaisselle dans laquelle il mangeait accueille les expériences toutes plus répugnantes les unes que les autres que Sherlock testait dans tous les récipients qu’il pouvait trouver), et soupira devant la vision d’un thé plus qu’infusé, apparemment froid, sur lequel une pellicule de lait s’était formée.
– Ça fait combien de temps que tu as mis le sachet dans l’eau ? Juste pour savoir.
– Cinquante-deux minutes, répondit Sherlock sur le ton de l’évidence. Bois-le vite et mets ton blouson.
– Pour aller où ? demanda John, perplexe.
– A Scotland Yard, tu n’as rien écouté hier soir ?
Oh. Encore cette histoire. Le médecin pensait avoir été assez clair, mais apparemment, ce n’était pas le cas. Avec Sherlock, un seul point sur un i ne suffisait pas, il fallait y aller avec des quadruples trémas.
– J’ai envisagé d’aller te réveiller, mais j’ai préféré attendre, expliqua Sherlock, qui attendait visiblement d’être récompensé pour la patience incroyable dont il avait fait preuve. Je me suis dit que ça te mettrait peut-être de mauvaise humeur.
Bonne déduction, pensa distraitement John en jetant le contenu de son mug dans la partie de l’évier réservé à la vaisselle (l’autre moitié était occupée par... il ne savait pas trop quoi et ne préférait pas le savoir).
– Et le fait que je sois de bonne humeur est nécessaire pour... ?
– ... Que tu m’accompagner à Scotland Yard !
– Je crois que c’est toi qui n’as pas bien entendu hier soir : je ne viendrai pas avec toi aujourd’hui. Débrouille-toi tout seul pour être gentil avec les gens et obtenir des informations par toi-même.
La remarque de Sherlock sur l’utilité de John, la veille au soir, l’avait à la fois touché et vexé. S’il n’était bon qu’à être gentil, il pouvait très bien l’être au chaud, à la maison...
– Tu vas chercher du travail aujourd’hui ? Ecumer les cliniques du coin ? demanda Sherlock, dont le débit s’accélérait, comme lorsqu’il passait en mode « déduction ». Tu as un rendez-vous avec un potentiel employeur ? Non, n’est-ce-pas ? Alors, qu’est-ce que tu vas faire de ta journée ? Tu n’as pas de rendez-vous avec une femme, Mike travaille toute la journée et Karen n’est probablement pas disponible, puisqu’elle doit se tenir à la disposition de la police. Tu n’as donc rien de mieux à faire que de venir avec moi.
John resta un instant bouche bée, partagé entre l’envie de rire et celle de mettre son poing dans la figure du détective. Il n’était probablement pas normal de passer autant de temps avec son colocataire et d’avoir si souvent envie de le frapper. Au lieu de cela, il répondit calmement :
– Ce que je fais quand tu n’es pas là ne te regarde pas. J’ai une vie en dehors de toi, Sherlock.
– Inintéressant, dit Sherlock en balayant l’argument d’un geste de la main. Hier soir, tu m’as dit « Il faut que je trouve du travail ». C’était ton argument pour ne pas venir avec moi aujourd’hui. Si tu ne recherches pas de travail aujourd’hui, pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ?
Le médecin prit une profonde inspiration.
– Je n’ai rien à faire avec toi sur une scène de crime, à Scotland Yard ou à la morgue, articula-t-il nettement. Nous ne nous connaissons que depuis six semaines. Ce n’est pas mon métier. Tu ne trouves pas que la situation est étrange ?
– Non, répondit le détective en haussant les épaules. Tu te préoccupes trop des convenances.
– J’ignorais que tu connaissais le sens de ce mot.
– Stupidité sociale dont on ferait bien de se passer pour gagner du temps, marmonna Sherlock. Tu as envie de venir et tu luttes contre cette envie parce que tu ne la trouves pas décente. C’est stupide.
– Je ne peux pas continuer à faire ça avec toi, je le regrette mais c’est comme ça, balbutia John qui se sentait perdre pied face à la dissection précise et clinique de ses sentiments les plus intimes. J’ai besoin d’un peu de temps pour m’habituer à la vie civile, et ensuite je chercherai du travail. J’ai besoin de me sentir utile pour la société.
– Et il ne t’est pas venu à l’esprit qu’en m’aidant, tu es aussi utile qu’en pratiquant ce que tu appelles ton véritable métier ?
John resta un instant bouche bée. Ce n’était pas la première fois qu’il tentait de parler de tout cela avec son colocataire, mais généralement les mots restaient coincés dans sa gorge, et il se disait « Juste une fois, je vais avec lui juste une fois, et après, je lui dis que ça ne peut pas continuer comme ça ». Ca faisait six semaines qu’il se le répétait à chaque nouvelle affaire. Et à présent qu’il parvenait enfin à exprimer son malaise face à Sherlock, voilà que ce dernier l’achevait avec des arguments irréfutables, à la fois personnels et professionnels.
– Je voudrais juste en parler avec toi, expliqua-t-il laborieusement. Te dire que je ne pourrai pas faire ça toute ma vie.
– On verra quand ça arrivera. En attendant, je ne vois pas pourquoi on perdrait du temps à en parler. Pourquoi mettre des mots sur ce qui fonctionne bien ?
Le sous-entendu – notre association, ou quelque nom qu’on puisse lui donner, fonctionne bien – fit plaisir à John, mais il refusa de s’avouer vaincu pour autant.
– C’est quand ça ne fonctionne pas qu’il faut en parler ?
– Non, répondit le détective sur le ton de l’évidence, quand ça ne fonctionne pas, on laisse tomber, c’est tout.
De nouveau, il fallait lire entre les lignes. Si je n’ai pas laissé tomber, c’est que ça fonctionne. Et si ça fonctionne, il faut continuer. Voilà ce que pensait Sherlock. Aussi simple que cela.
John poussa un soupir et s’empara de sa veste.
Pendant le trajet entre Baker Street et les bâtiments du Yard, il ne cessa de se demander ce qu’il faisait là, dans ce taxi, à côté de cet homme qu’il connaissait si peu.
Il ne trouva pas de réponse appropriée, mais il se sentait à sa place, ce qui en disait long sur sa santé mentale.
Lorsqu’ils arrivèrent à destination, Sherlock recommanda au médecin de rester avec lui quoi qu’il arrive et, si quelque chose d’inattendu se produisait, de ne pas s’inquiéter et de profiter du tumulte pour aller récupérer le dossier dans le bureau de Forbes.
La mention de « quelque chose d’inattendu » alarma John.
– Non, non, non, je veux que tu me mettes au courant, exigea-t-il alors que les deux hommes arrivaient en bas des marches du perron.
Le détective poussa un soupir d’exaspération, mais John le retint par la manche de son manteau.
– Sherlock, tu me dis maintenant ce que tu manigances ou je m’en vais.
Il sembla au médecin que son colocataire envisageait sérieusement de lui dire « Eh bien vas-y, va-t’en », mais, en le regardant attentivement, il dut voir que John était résolu à mettre sa menace à exécution. Il soupira.
– Je vais simuler une crise d’épilepsie.
John cligna des yeux rapidement. Il avait forcément mal entendu.
– Pardon ? Tu vas simuler... quoi ?
– Une crise d’épilepsie. Je l’ai déjà fait, c’est sans danger aucun et assez spectaculaire.
– Tu l’as... déjà fait ? balbutia John.
– A quel moment exactement as-tu perdu la faculté de t’exprimer autrement qu’en répétant la fin de mes phrases ? Je crois que près de la moitié du Yard me pense épileptique. Sally en est totalement persuadée, ce qui ne fait que renforcer sa conviction que je suis complètement taré, et elle l’aura probablement dit à Forbes, qui ne pourra manquer de venir admirer le spectacle. [2]
– Admirer le spectacle ? répéta John, qui avait en effet l’impression de s’être transformé en perroquet durant les cinq dernières minutes. Sherlock, une crise d’épilepsie n’a rien d’un spectacle !
– Oh, je suis pourtant sûr que Forbes ne voudra pas en perdre une miette, je pense qu’il espérera même que je m’étranglerai avec ma langue durant l’opération, répondit le détective avec un petit sourire. Il te suffira d’aller chercher un verre d’eau dans son bureau et de prendre le dossier au passage.
– Tu exagères, protesta l’ancien soldat, choqué.
– Non, pas du tout. Les gens ne m’aiment pas, John. Je le sais. Ce n’est pas grave. En l’occurrence, c’est même plutôt pratique. Tu viens ?
John savait depuis longtemps que sa vie n’était pas tout à fait normale, mais à ce moment, il comprit que, depuis qu’il avait croisé la route de Sherlock Holmes, tout ce qui lui arrivait était définitivement bizarre. Il suffisait de dire « Non, je ne viens pas ». Il suffisait de faire demi-tour et de rentrer à Baker Street. Il suffisait de refuser d’entrer dans le jeu de son colocataire.
Au lieu de cela, il acquiesça d’un signe de tête et lui emboîta le pas.
Sherlock se repérait parfaitement dans les couloirs du Yard, montant des escaliers, tournant à droite, à gauche, les yeux brillants, fébrile, et John se rendit compte que cette excitation était contagieuse. Il se surprit à espérer avoir accès à ce dossier, pouvoir comprendre ce qui s’était passé aux éditions Thor et Bridge.
C’est alors qu’ils tombèrent inopinément, au détour d’un couloir, sur un Lestrade qui parut surpris et inquiet de les voir apparaître.
– Que faites-vous ici ? demanda-t-il d’un ton soupçonneux.
– On vient voir Forbes, répondit Sherlock sans s’arrêter.
– Forbes ? répéta le policier sur un ton fortement dubitatif. Vous êtes d’humeur suicidaire aujourd’hui ?
Mais Sherlock s’était déjà éloigné. John, indécis, hésitait entre le rejoindre et fournir une explication à l’inspecteur principal qui s’était toujours montré courtois avec lui, l’acceptant sur des scènes de crime où, n’étant pas de la police, il n’avait rien à faire. Mais jamais les deux hommes n’avaient réellement parlé ensemble.
Lestrade le devança.
– Vous savez, je suis content que vous soyez là avec Sherlock.
– Pardon ?
– Je veux juste dire que... que votre duo fonctionne plutôt bien.
– Notre duo ? Inspecteur Lestrade...
– Greg, s’il-vous-plaît.
– Greg, d’accord. Si vous sous-entendez...
– Je ne sous-entends rien du tout, protesta l’inspecteur. Il n’y a rien derrière mes mots que ce qu’ils veulent réellement dire. Je connais Sherlock depuis près de cinq ans, vous savez. Et jamais il n’a travaillé avec personne. Alors, je trouve très bien qu’il se soit trouvé un collègue – et je vous assure que je ne sous-entendais rien d’autre. Maintenant, je pense qu’il vaut mieux que vous alliez le rejoindre avait que les choses ne s’enveniment. Forbes est loin de partager mon point de vue sur Sherlock.
– OK, répondit John, qui ne savait pas trop comment interpréter ce qu’il venait d’entendre. Où se trouve son bureau ?
– A gauche, troisième porte. Bonne chance !
– Merci.
John suivit presque en courant les indications fournies et réalisa avec un soupir qu’il aurait aussi bien pu se fier à son ouïe. Des éclats de voix provenant dudit bureau indiquaient assez bien la présence de Sherlock. Il n’avait visiblement – et auditivement – pas pu attendre que John soit présent à ses côtés.
– Il n’est absolument pas question que je vous donne accès à quelque document que ce soit sur quelque affaire que ce soit ! vociférait l’inspecteur, debout, mains appuyées sur la table, dangereusement penché en avant.
– Il est possible que vous fassiez une erreur dans cette affaire, répondit froidement Sherlock, qui se contenait pour ne pas exploser à son tour. Si je peux vous l’éviter...
– Que voulez-vous ? demanda Forbes à John, qui venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte.
– Je...
– Il est avec moi, coupa le détective avec brusquerie. Et il pense comme moi.
– Je me fiche de ce que vous pensez, Holmes.
– Le cas est trop clair. Les munitions dans l’armoire de Dunbar...
– Comment savez-vous cela ?
Sherlock prit son petit air supérieur. John aurait voulu lui expliquer que ce qu’il s’apprêtait à dire, quoi que ce fût, ne ferait qu’exaspérer encore davantage son interlocuteur.
– Je le sais comme je sais que vous êtes en colère de devoir vous occuper d’un stagiaire que vous jugez incompétent et que vous enragez de ne pas avoir eu la promotion que vous souhaitiez.
– Sherlock, commença John avec un soupir, mais Forbes ne lui laissa pas le temps d’achever.
– Dehors, immédiatement !
John entraîna le détective, qui s’apprêtait à riposter, et tous deux se retrouvèrent en dehors du bureau, poursuivis par une kyrielle d’insultes imagées. Le médecin heurta malencontreusement un jeune homme qui hésitait sur le pas de la porte, s’excusa et tenta tant bien que mal de régler son pas sur celui de Sherlock, lequel s’était dégagé avec brusquerie et se dirigeait en grandes enjambées rageuses vers la sortie.
– Ce crétin, marmonnait-il entre ses dents. Il est absolument nul. Il va se planter. Je devrais le laisser se planter.
Il s’arrêta net et se retourna vers John.
– Prêt pour le plan B ?
John avala sa salive. Non, il n’était absolument pas prêt à aller voler un dossier de police pendant que son colocataire se tordrait sur le sol, en proie à une fausse crise d’épilepsie. Mais comment le dire à Sherlock, qui comptait sur son aide ? Il décida de reculer le moment de la décision.
– Comment tu savais pour le stagiaire et la promotion ?
– Rapport de stage sur son bureau, pas encore rempli alors qu’il date de la semaine dernière. Il a renversé une tasse de café dessus et n’a même pas pris la peine de l’essuyer, signe qu’il se fiche complètement de son stagiaire. De plus, les lettres sur sa porte qui indiquent « inspecteur Forbes » ont été enlevées et reposées, mais pas exactement au même endroit, et légèrement de travers. Forbes est très fier de sa fonction au sein du Yard et il ne manque pas de l’exhiber. Il n’aurait jamais enlevé ces lettres, sauf pour les remplacer par un autre titre – « inspecteur principal », par exemple. Il était certain d’avoir cette promotion, ne l’a pas eue et a remis les lettres, pas toutes très droites, sous le coup de la colère.
Une voix s’éleva alors derrière les deux hommes, emplie d’admiration :
– Formidable !
[1] Ce titre est inspiré d’un livre du peintre Whistler, titre repris par le groupe Faith no more dans une chanson : « The gentle art of making enemies » (ça va bien à Sherlock, vous ne trouvez pas?)
[2] Je préfère prévenir que guérir : il s’agit de l’opinion de Sally, et pas de la mienne…