Il est avec moi
Chapitre 4 – En chien de faïence
Les deux hommes se retournèrent dans un mouvement parfaitement synchronisé, pour se retrouver face au jeune homme que John avait malencontreusement heurté en sortant du bureau de Forbes. Il était petit, rond, arborait un visage poupin constellé de taches de rousseur, et portait l’uniforme réglementaire de la police, dans lequel il semblait plutôt mal à l’aise.
– C’était... stupéfiant, ajouta-t-il en fixant Sherlock, les yeux exorbités.
Le détective haussa les épaules avec agacement, comme pour se débarrasser d’un insecte importun, et fit signe à John de le suivre. Mais ils n’avaient pas fait trois pas que la voix retentissait de nouveau, insistante :
– M. Holmes ? Docteur Watson ?
Cette fois, le détective fit volte-face avec une surprenante rapidité et considéra le jeune policier avec intérêt.
– Comment savez-vous qui nous sommes ? demanda-t-il sèchement.
Le jeune homme, qui tripotait nerveusement les boutons de sa veste, rougit jusqu’à la racine des cheveux.
– Je... j’ai entendu...
– Mon nom, peut-être, mais pas celui, que je n’ai pas prononcé, de mon... collègue.
Sherlock avait à peine hésité avant d’employer ce dernier mot, et John en conçut une fierté un peu ridicule. Ils n’étaient pas collègues. John avait un métier, un véritable métier, qu’il allait bientôt reprendre, et...
– C’est que je... Enfin...
Le bafouillis du policier rappela le médecin à la situation présente.
– Oui ? l’encouragea-t-il avant que son colocataire ne perde patience.
– Je... j’ai lu votre blog.
Ce fut au tour de John de rougir. Sherlock leva les sourcils.
– Qu’est-ce que ton blog a à voir avec moi ?
– J’ai juste raconté la première affaire que je t’ai vu résoudre, expliqua John, embarrassé.
– C’était extraordinaire ! renchérit le jeune homme. Je passe beaucoup de temps sur Internet, je cherche surtout des affaires insolites, je lis également beaucoup de romans policiers, enfin bref, je suis tombé dessus par hasard et j’ai trouvé votre récit incroyable. Alors, quand j’ai entendu votre nom, je... j’ai fait le rapprochement, et je n’ai pas pu m’empêcher d’intervenir. Je voulais juste vous dire que je trouve votre méthode extraordinaire. Je suis allé sur votre site aussi, « La science de la déduction ». Brillant. Je n’ai pas tout compris, mais...
Le jeune homme devint écarlate et s’interrompit. Sherlock le regardait, la tête légèrement penchée vers la gauche, le regard brillant d’un prédateur devant sa proie.
– Bref, conclut le policier, si je peux vous être utile, je...
– Vous êtes le stagiaire de Forbes, constata platement le détective – mais la petite lueur d’excitation qui dansait dans ses yeux alarma John : quel que fût son plan, il n’augurait rien de bon pour ledit stagiaire.
Ce dernier contemplait Sherlock d’un air parfaitement extatique. John ne put s’empêcher de se dire que les voyageurs venus de loin pour consulter l’oracle de Delphes devaient arborer à peu près la même expression béate devant la pythie.
Ce qui, en l’occurrence, arrangeait bien le détective.
– Vous avez accès aux dossiers de Forbes ? demanda-t-il.
– Eh bien, je... techniquement, non, mais...
– Mais... ?
– Je... je pourrais...
John comprit le sous-entendu et voulut intervenir, choqué à l’idée qu’un policier stagiaire puisse envisager de voler les documents de son supérieur, mais, une fois de plus, Sherlock le fit efficacement taire d’une pression du pied.
– Je vous propose un échange honnête : vous récupérez ce dossier pour nous, et je vous laisse tout le crédit de l’enquête lorsque je l’aurai résolue.
Le jeune homme devint écarlate.
– Oh, non, M. Holmes, ce n’est pas possible, je... je vous remercie, mais personne ne pourrait croire que j’ai été meilleur que l’inspecteur Forbes...
Le regard que le détective lança au jeune homme indiquait que, selon lui, même une huitre se montrerait meilleure investigatrice que l’inspecteur Forbes.
– Vous préférez qu’il tire la couverture à lui ? Il ne manquera pas de le faire, je ne pourrai rien prouver sans le concours officiel de la police. Je serai obligé d’aller lui donner la solution.
– Oh, cela m’est égal. Vous comprenez, je ne suis pas très attiré par ce métier, je suis là parce que...
Sherlock le coupa d’un geste de la main.
– Sans intérêt. Donc vous êtes prêt à nous aider sans contrepartie ?
Son ton montrait clairement ce qu’il pensait de la stupidité de son interlocuteur.
– Eh bien, je... je crois que mon supérieur se trompe. J’ai essayé de le lui dire, mais il ne m’a pas écouté. Je pense que M. Dunbar est innocent, mais je ne sais pas comment le prouver. Et je ne crois pas que le rôle de la police soit d’arrêter des innocents, alors si vous pouvez...
– Parfait, dit le détective, que les considérations éthiques du jeune homme n’intéressaient pas. Pourrez-vous nous procurer le dossier Dunbar pour ce soir ?
– Je peux vous le photocopier, si vous voulez.
– Excellent ! Une dernière chose : où Dunbar a-t-il été mis en garde à vue ?
– Au commissariat de Paddington.
– Alors disons ce soir, au Globe Tavern, sur Marylebone Road, vers 18h ?
– Très bien, j’y serai. Et, M. Holmes ?
– Oui ? demanda Sherlock, qui s’apprêtait déjà à quitter les lieux.
– Vous... Vous m’expliquerez tout, n’est-ce-pas ?
– Bien sûr. Allez, John, vite, vite !
Le médecin s’attarda quelques instants auprès du policier.
– Merci beaucoup, monsieur... monsieur ?
– Hopkins, Stanley Hopkins. [1] C’est un plaisir pour moi, docteur Watson.
John, tout en courant après son « collègue », se demanda comment s’y prenait Sherlock Holmes pour se montrer à la fois tellement exaspérant et tellement fascinant.
– Tu aurais tout de même pu le remercier !
– Il est ravi de nous aider.
– Qu’est-ce que ça change ?
Sherlock haussa les épaules.
– OK, peu importe. Où allons-nous ?
– Chez Thor et Bridge Editions, répondit le détective, puis au commissariat de Paddington.
Et John, comme d’habitude, suivit.
Situées dans une petite rue non loin de Euston Road, les éditions Thor et Bridge n’avaient rien de reluisant à première vue : des bâtiments ternes, des couloirs sombres, peu d’espace. En entrant dans la place, les deux enquêteurs s’attendaient à trouver l’entreprise passablement chamboulée par le meurtre de la veille, mais ils ne s’attendaient certainement pas à trouver les locaux totalement vides.
Des vingt-trois employés qui, habituellement, fréquentaient les lieux, ne restait qu’une femme d’une cinquantaine d’années, qui sortit de son bureau en entendant des pas dans le corridor. Beaucoup plus grande que la moyenne, l’air énergique et volontaire, le menton proéminent, les cheveux courts et grisonnants, elle arborait une expression résignée qui indiquait qu’elle n’attendait des nouveaux venus que des ennuis.
– Que désirez-vous ?
– Police, affirma Sherlock en montrant une des nombreuses cartes subtilisées à Lestrade. Pouvons-nous vous poser quelques questions ?
La femme fit un geste désinvolte du bras et les invita à entrer dans son bureau ; sur la porte, on pouvait lire « Alice Thor, directrice ».
– J’ai déjà dit hier tout ce que je savais à vos collègues, soupira-t-elle en désignant les deux chaises en face de son bureau et en se laissant tomber dans la sienne. Ou plutôt ce que je ne sais pas. J’étais absente hier après-midi, je suis rentrée vers 17h pour trouver les lieux infestés de policiers et toutes mes employées dans un état déplorable.
– Je compatis, répondit Sherlock d’un ton qui indiquait tout le contraire. Je souhaiterais voir les lieux du crime.
– Au sous-sol, deuxième porte à gauche. Je vous prie de m’excuser de ne pas vous accompagner, il y a beaucoup à faire ici.
Mais déjà Sherlock s’était levé. John le suivit avec un soupir.
Les toilettes de l’entreprise étaient gardées par un jeune policier qui ne fit pas trop de difficultés pour laisser passer les deux « collaborateurs de l’inspecteur Lestrade ». Sherlock examina dans les moindres recoins les deux toilettes exiguës, avant de se pencher sur les traces de sang qui ornaient les murs jaune citron.
– Il a pu tirer depuis la seconde cabine, murmura-t-il, plus pour lui-même que pour son colocataire, debout sur le siège des toilettes, qu’il a ensuite nettoyé. Pas la moindre trace de chaussures. L’agresseur mesure nécessairement plus d’un mètre quatre-vingts, sinon il n’aurait jamais pu voir par-dessus la cloison qui est assez haute. L’autre était probablement debout en train d’uriner et il n’a vu son agresseur qu’au dernier moment. Il s’est effondré contre le mur, à droite. John, va me chercher Mme Thor.
Le médecin soupira.
– Pourquoi ?
– Parce que. Je veux qu’elle voie quelque chose.
John renonça à comprendre et remonta au premier étage, où il retrouva la directrice aux prises au téléphone avec un client récalcitrant, qui ne comprenait visiblement pas qu’un meurtre pût retarder d’une seule journée la parution de son précieux ouvrage. Lorsqu’elle raccrocha, elle jeta à l’intrus un regard peu amène. John lui offrit un sourire compatissant avant de lui faire part de la requête de son « collègue ». Mme Thor haussa les épaules et se leva.
– De toute façon, je ne m’en sortirai pas seule, expliqua-t-elle. Les filles ne sont pas venues aujourd’hui, je ne peux pas le leur reprocher, ça a été assez dur pour elles hier, mais j’espère qu’elles reviendront demain, sinon je ne sais pas comment nous allons faire.
– M. Gibson et M. Dunbar s’entendaient bien ? demanda John alors qu’ils atteignaient l’escalier, dans l’espoir d’apprendre quelque chose que Sherlock ignorait.
– Très bien, ils se fréquentaient même en dehors du travail. Patrick Dunbar et les Gibson font du théâtre en amateur, c’est ce qui les a rapprochés. C’est pour cela que lorsque je les ai entendus se disputer, je me suis demandé ce qui se passait.
– Vous avez surpris une dispute ? demanda John, tout excité.
– Oui, la semaine dernière. Je ne voulais pas écouter, mais je suis passée devant le bureau de Gibson et j’ai entendu des éclats de voix. La porte était entrebâillée. Gibson disait à Dunbar qu’il était au courant de quelque chose et qu’il ne se laisserait pas faire, qu’il avait des droits. Dunbar a bredouillé des excuses, mais je n’ai pas perçu quel était le sujet de leur désaccord. Puis Gibson a dû se rendre compte que tout le monde pouvait les entendre et il est venu fermer la porte. Je n’y ai plus pensé jusqu’à hier.
Ils étaient arrivés aux toilettes, où Sherlock les attendait, les yeux fixés avec intensité sur la cuvette mouchetée de sang.
– Que puis-je pour vous ?
– Regardez, la faïence est abîmée à cet endroit, déclara le détective en désignant le rebord de la cuvette où se découpait, en effet, un éclat noir.
Alice Thor haussa les épaules.
– C’est possible, et alors ?
– Vous ne savez pas si la cuvette était abîmée avant le meurtre ?
– Non, je descends rarement. Nous avons nos propres toilettes à l’étage.
– L’éclat semble relativement récent. Et il aura fallu beaucoup de force pour briser la faïence.
La directrice ne semblait pas particulièrement émue ni intéressée par la découverte de Sherlock.
– Maintenant, si vous voulez bien m’excuser...
– Une dernière question : je vous ai entendu raconter à mon collègue la dispute à laquelle vous avez involontairement assisté. Mais durant cette semaine, vos deux collaborateurs se sont-ils parlé ?
– Maintenant que vous le dites, répondit Mme Thor, l’air perplexe, c’est étrange. Ils ne se sont presque pas quittés de la semaine. Ils mangent souvent ensemble, mais je me souviens les avoir vus à plusieurs reprises.
– Ils ne semblaient donc absolument pas fâchés, malgré les éclats de voix dont vous avez été témoin ?
– Non, absolument pas.
– Ont-ils mangé ensemble hier midi ?
– Oui, je les ai vus se diriger vers le petit restaurant indien dans lequel ils ont l’habitude d’aller le jeudi.
Les lèvres de Sherlock se crispèrent en un petit sourire et il s’engouffra en trombe dans les escaliers. Comme d’habitude, John ne put que s’excuser de ce départ précipité et prendre congé en espérant que le détective n’aurait pas déjà filé dans un taxi lorsque lui-même arriverait dans la rue.
[1] Stanley Hopkins est un des rares inspecteurs dont Sherlock Holmes suit la carrière avec intérêt dans les nouvelles de Conan Doyle, car il le trouve intelligent. Il vient proposer plusieurs affaires au détective et prend en compte son avis sans jalousie ni critique. J’en ai fait un stagiaire fan de Sherlock.