Il est avec moi
Chapitre 5 – Colléguicide [1]
Chose étrange, Sherlock l’attendait sur le trottoir. Il sembla même à John, pendant un instant, que son regard s’attardait un peu trop sur sa mauvaise jambe, qui le lançait encore parfois, comme à cet instant, précisément. Il n’en avait pourtant consciemment rien laissé paraître et se demandait quels imperceptibles signes avaient mis la puce à l’oreille du détective. [2]
– On va prendre un taxi.
– Je peux marcher.
– Oui, mais on va prendre un taxi, répéta Sherlock. Et ne t’avise pas de parler pendant le trajet, il faut que je réfléchisse.
John se renfrogna légèrement. Lorsque son colocataire lui ordonnait de se taire, il avait envie de déblatérer des heures durant, rien que pour lui montrer qu’il n’était pas à sa botte. Cependant, il finissait par garder le silence, sachant qu’il serait remercié, à la fin du trajet, par une explication plus détaillée que s’il l’avait assailli de questions. De plus, les silences, avec Sherlock, n’étaient jamais pesants, ni gênés. Le plus souvent, le détective, perdu dans ses pensées, oubliait sa présence et même, soupçonnait John, jusqu’au lieu où il se trouvait. Plus rarement, il lui adressait un regard de complicité, comme pour décréter « Toi et moi sommes au-dessus des autres, nous réfléchissons à des problèmes autrement plus importants que les vicissitudes ennuyeuses de nos concitoyens ». Et cela ne déplaisait pas à l’ancien soldat, qui avait toujours eu des problèmes avec la normalité et, de façon plus générale, avec les normes, quelles qu’elles soient.
Lorsqu’ils sortirent du taxi, Sherlock resta un moment sur le trottoir, devant le commissariat de Paddington, comme s’il hésitait sur la conduite à tenir.
– Beaucoup de choses ne sont pas claires dans cette affaire, John, marmonna-t-il. Soit Dunbar est coupable, auquel cas il est profondément stupide d’avoir conservé des munitions dans son bureau et d’avoir commis une tentative de meurtre moins d’une semaine après s’être violemment disputé avec la victime, soit quelqu’un a volontairement aiguillé la police, et nous-même par conséquent, sur cette fausse piste, pour détourner les soupçons.
– Mais qui ?
– Cela peut être n’importe qui, bien sûr, mais il faut nécessairement que la personne en question connaisse bien les locaux de Thor et Bridge, sache que les toilettes du sous-sol sont réservées aux deux seuls hommes de l’entreprise et puisse entrer dans le bâtiment sans attirer l’attention. Cela fait beaucoup de critères à ne pas négliger.
– Tu penses que c’est quelqu’un de l’entreprise ?
– De toute évidence.
– Une femme, donc.
Le ton de John avait probablement changé, car Sherlock se retourna vers lui brusquement et le regarda avec une certaine intensité :
– Ça te pose problème que certains criminels soient des femmes ?
John se sentir rougir malgré lui.
– J’ai du mal avec ça, avoua-t-il. J’ai vu en Afghanistan des femmes soldates se battre aussi bien que des hommes, mais tuer quelqu’un de sang-froid…
Il aurait voulu dire que ce n’était pas la même chose, mais il savait très bien que son raisonnement était totalement biaisé. Sherlock leva les yeux au ciel.
– Et moi, j’ai connu des femmes criminelles beaucoup plus adroites que les hommes. Je suis prêt à parier que les trois quarts des crimes irrésolus sur cette terre ont été commis par des femmes.
– Pourquoi ? demanda le médecin abasourdi.
– Parce qu’elles sont généralement beaucoup plus discrètes. Elles font leur coup et retournent à leur vie quotidienne. A mon avis, elles sont plus dangereuses que les hommes. [3]
Sur cette déclaration fracassante, qui laissa John quelque peu perplexe et mal à l’aise, Sherlock s’engouffra dans le commissariat.
Là encore, la chance leur sourit : un des policiers connaissait Lestrade et avait eu l’occasion d’observer les méthodes du détective lors d’une précédente enquête, aussi accorda-t-il aux deux investigateurs dix minutes d’entretien avec le prisonnier.
Ce dernier était un homme d’un mètre quatre-vingts environ, très mince, blond et d’une pâleur quasi maladive.
– M. Dunbar ? Sherlock Holmes, détective privé. Je suis envoyé par une de vos… amies pour vous aider.
Sherlock avait volontairement laissé une pause significative avant de prononcer le mot « amies » ; à présent, il guettait la réaction de son interlocuteur, comme le chat guette la chute de l’oisillon qui va prendre son envol. John n’était pas certain d’apprécier vraiment ce genre de regard.
Dunbar tomba dans le panneau : ses yeux s’agrandirent et un immense espoir illumina son visage.
– Anne ne croit donc pas que je suis coupable ? demanda-t-il d’un ton pitoyable.
Si John fronça les sourcils à la mention d’une « Anne » inconnue au bataillon (tout en se sentant presque soulagé qu’il n’ait pas mentionné Karen), Sherlock bondit sur l’occasion et enchaîna avec un naturel tellement parfait qu’il était impossible de croire qu’il s’agissait d’un mensonge :
– Mrs Gibson (John se sentit encore plus perplexe, mais un léger coup de coude de la part de son colocataire lui fit reprendre une figure impassible) m’a en effet aussitôt contacté. Racontez-moi les faits selon votre propre point de vue. M. Gibson avait-il des raisons de penser que vous aviez une liaison avec sa femme ?
– Absolument pas, gémit le prisonnier, qui devait penser que ladite Anne Gibson avait tout raconté au détective. Nous étions en excellents termes…
– Dans ce cas, comment expliquez-vous la dispute que vous avez eue vendredi dernier avec lui ?
– Mais de quelle dispute parlez-vous ? s’écria Dunbar en se tordant les mains, au bord de la crise de nerfs. Les policiers m’ont posé mille questions à ce sujet. Il semblerait que Mrs Thor ait entendu je ne sais quoi, elle affirme que j’étais dans le bureau de Gibson mais c’est faux, je jure que c’est faux ! Nous ne nous sommes pas disputés.
– Le témoin semblait cependant sûr de lui, rétorqua Sherlock sans aucune considération pour le désespoir de son client. Elle a entendu distinctement que Gibson avait quelque chose à vous reprocher, qu’il « était au courant » et qu’il « avait des droits »… Vos réponses étaient moins nettes, mais elle a formellement reconnu et identifié votre voix.
– Mais ce n’est pas possible puisque ce n’était pas moi ! Je n’étais pas au bureau vendredi dernier.
– Où étiez-vous, alors ? demanda John. Il devrait être facile de le prouver.
Le visage de Dunbar, déjà défait, se décomposa.
– J’avais reçu un message d’Anne me proposant un rendez-vous. Les horaires sont assez flous chez Thor et Bridge et lorsque je ne veux pas être dérangé, je ferme ma porte. Tous les autres le savent et ils me laissent tranquille. Je suis sorti discrètement et je suis allé au lieu de rendez-vous…
– Où vous avez attendu en vain, compléta Sherlock au bord de l’exaspération. M. Dunbar, comprenez bien qu’une telle défense ne tiendra pas face à un jury. Avez-vous conservé ce message ?
– Non, nous… nous les effacions au fur et à mesure. Anne ne l’aura pas gardé non plus.
– Bien sûr. Bien commode pour ne pas être accusé d’adultère, beaucoup moins pratique pour un alibi. Evidemment, n’importe quel imbécile dirait la même chose que vous, afin de faire croire qu’un mystérieux ennemi cherche à faire retomber la faute sur vous. M. Dunbar, avez-vous un mystérieux ennemi ?
– M. Holmes, je vous jure…
– Ne jurez pas, le coupa le détective de son ton le plus froid et le plus incisif, et répondez-moi précisément. Hier, pourquoi êtes-vous rentré chez vous ? Un nouveau message de votre bien-aimée ?
– Non, je… j’étais malade.
– Malade ? Précisez.
Le malheureux prisonnier rougit.
– Eh bien je… je suis assez sensible du ventre et… comment vous dire…
– Et vous aviez une gastro-entérite, compléta John sans aucun embarras.
– Oui, oui, voilà.
– Maladie qui passe très vite, impossible à prouver, ajouta Sherlock. Encore une fois, commode. Vous êtes donc rentré chez vous plus tôt que prévu ?
– Oui, sur le conseil de Gibson. Il me connaît bien, il a vu que je n’étais pas dans mon assiette et…
– Qu’avez-vous mangé hier midi ?
– Oh, un curry dans un restaurant indien pas très loin de la boîte.
– Vous y êtes allé avec Gibson, c’est cela ?
– Oui. Mais pourquoi y serais-je allé avec lui s’il avait su pour… pour Anne et moi ? Ça ne tient pas debout, vous devez bien le voir !
Sherlock lança à son interlocuteur un regard méprisant et enchaîna sur la question suivante :
– Qui pourrait vous en vouloir suffisamment, au travail, pour vous faire accuser de meurtre ?
– Mais personne ! s’écria Dunbar. Les filles sont toutes très sympathiques, la directrice apprécie mon travail, je ne vois pas…
– La police a-t-elle examiné vos doigts pour y repérer des traces de poudre ?
Le jeune homme resta muet ; tout le sang semblait s’être retiré de son visage.
– Eh bien ? s’énerva Sherlock.
Pour toute réponse, Patrick Dunbar s’évanouit.
Alors que John se précipitait à son côté pour lui porter secours, le détective poussa un soupir d’exaspération, sans esquisser le moindre geste de sympathie, pas même pour aider son colocataire. Le policier qui assistait à leur entretien appela deux de ses collègues et pria les visiteurs de sortir, une fois que le médecin eut affirmé que Dunbar ne souffrait de rien de grave.
– Il avait de la poudre sur les doigts, oui ou non ? demanda Sherlock lorsque toute cette agitation se fut un peu calmée.
– M. Holmes, je ne peux rien vous dire, vous savez bien… balbutia l’autre, cramoisi.
– Oui ou non. Un seul mot, et après je libère le plancher.
– Oui.
John se demanda, alors qu’ils sortaient du commissariat, pourquoi Sherlock arborait un petit sourire satisfait alors que tout semblait accuser le malheureux Dunbar. Mais lorsqu’il se risqua à poser la question à voix haute, son colocataire se borna à hausser les épaules.
– Il a l’air stupide, je te l’accorde, dit-il alors qu’il cherchait des yeux un taxi, mais pas au point de ne pas prévoir d’alibi à la fois pour leur dispute et pour le meurtre.
– Il en a… commença John.
– Ce ne sont pas des alibis, l’interrompit Sherlock en levant les yeux au ciel. C’est soit la vérité, soit des mensonges tellement pitoyables que ça ne vaut même pas la peine d’en parler.
Un taxi se gara non loin d’eux.
– On va où maintenant ?
– Chez les Gibson, bien sûr.
– Au fait, comment as-tu su qu’elle s’appelait Anne ?
– Internet. J’ai fait des recherches sur tout le personnel des éditions Thor et Bridge, et j’ai trouvé pas mal de choses intéressantes. Notamment que notre cher Patrick et Mrs Gibson font partie de la même compagnie de théâtre amateur, que M. Gibson a fréquentée également. Seulement, il ne joue plus depuis deux ans, il a pris le rôle de répétiteur et souffleur.
– Et alors ? demanda John, qui se sentait incroyablement stupide de ne pas voir l’intérêt d’une telle découverte.
– Et alors rien, répondit Sherlock. Au 23 Dalston Lane, ajouta-t-il à l’intention du chauffeur.
– Et comment connais-tu leur adresse ?
– Internet. Toujours Internet. Les gens sont stupides, tu sais. Ils adorent croire que les autres veulent tout savoir sur eux, par intérêt, alors que tout ce qu’ils veulent, c’est les utiliser. Alors, ils fournissent d’eux-mêmes tous les renseignements souhaités. Stupides, je te dis.
A cela, John n’avait rien à répondre.
Chez les Gibson, une vieille femme qui s’avéra être la mère d’Anne leur indiqua que sa fille était toujours au Royal London Hospital. Mais là-bas, on ne laissa évidemment pas les deux enquêteurs entrer dans la chambre du blessé, comme John l’avait en vain répété à Sherlock pendant le trajet, pas plus qu’on ne les renseigna sur l’état de santé de Gibson – également comme John l’avait prédit.
Et maintenant, Sherlock Holmes boudait. Il boudait parce qu’il n’avait pas pu parler au témoin, il boudait parce que John avait eu raison, il boudait parce qu’il n’avait plus rien à faire et que l’enquête piétinait. Aussi le médecin éprouva-t-il une violente envie de frapper son colocataire lorsque ce dernier déclara :
– Je rentre à Baker Street. J’ai une expérience à faire, j’aimerais mieux que tu ne sois pas dans mes pattes. A dix-huit heures, tu iras chercher le dossier Dunbar que Hopkins doit apporter au bar. D’ici là, tu peux toujours te promener, il ne fait pas trop mauvais.
Puis il s’engouffra dans un taxi et cria l’adresse au chauffeur, laissant sur le trottoir un John Watson stupéfait et fulminant.
[1] Oui, c’est un mot inventé.
[2] Une des choses que j’adore dans la série de la BBC, c’est les clins d’œil aux nouvelles originales. Dans ces dernières, Conan Doyle, un peu distrait (il en avait surtout ras le bol de Sherlock Holmes), déclare que Watson a été blessé tantôt à l’épaule, tantôt à la jambe. Moffat et Gatiss se sont amusés dès le premier épisode en donnant à John une douleur psychosomatique à la jambe et en faisant dire au personnage qu’il a bel et bien été touché à l’épaule.
[3] Le Sherlock Holmes de Conan Doyle est généralement considéré comme misogyne. En relisant le canon, je ne trouve pas ça si évident, mis à part quelques remarques de Watson indiquant que Holmes ne fait pas confiance aux femmes (et, bien évidemment, la mise en contexte des récits d’ACD et le fait que le sexisme est monnaie courante dans la société victorienne). Dans la série, Sherlock est assez imbuvable avec tout le monde, hommes et femmes. Je pense qu’il ne fait en réalité pas de distinction : tout le monde peut tuer, homme ou femme.