Il est avec moi

Chapitre 6 : Stagiaire photocopies

2153 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 17/08/2025 16:58

Chapitre 6 – Stagiaire photocopies


A 17h55, l’ancien soldat poussa la porte du Globe Tavern, partagé entre l’exaspération et l’excitation. Il se demandait encore pour quelle raison il était finalement venu ici alors qu’il balayait la salle du regard pour constater que le jeune Hopkins ne s’y trouvait pas encore.

En s’asseyant et en commandant une bière, John se posa de nouveau la question et s’efforça d’y répondre de manière honnête.

Il était ici parce qu’il voulait savoir. Connaître la suite de cette histoire, avoir le fin mot de l’enquête.

Depuis qu’il avait emménagé à Baker Street, sa vie avait pris un autre sens, ou plutôt avait retrouvé une signification perdue depuis trop longtemps. Les paroles prononcées un mois et demi auparavant par Mycroft Holmes le hantaient.

Quand vous marchez avec Sherlock Holmes, vous voyez le champ de bataille.

Quel était ce « champ de bataille » dont l’aîné des Holmes lui avait dit qu’il le regrettait ? La possibilité de tuer ? Celle de mourir ? Quel rôle voulait-il jouer dans cette nouvelle « guerre » que Sherlock lui avait proposée, avec une franchise désarmante ?

John soupira. Ces questions ne seraient probablement jamais résolues. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il se sentait plus vivant depuis qu’il avait rencontré le détective, plus vivant qu’il ne l’avait été depuis… trop longtemps. Cela n’avait rien à voir avec le pouvoir de vie ou de mort, ni avec le désir d’anéantissement, ni avec le besoin d’être sous le commandement de quelqu’un. Quoique, pour ce dernier point, cela restait à voir. Après tout, il avait été sous les ordres de ses supérieurs pendant des années.

Mais surtout…

Il se sentait utile. Ce qu’il faisait était juste.

Depuis le début de son étrange collaboration avec Sherlock, il avait contribué à arrêter un tueur en série (et même, pour le coup, définitivement, bien que telle n’eût pas été son intention première), deux hommes qui avaient commis un meurtre domestique, un autre qui avait violé trois jeunes femmes et s’apprêtait à récidiver. [1] Autant de criminels qui ne recommenceraient pas.

Contrairement à ce que prétendait Sally Donovan, Sherlock Holmes était du bon côté. Il arrêtait les meurtriers, quelle que soit l’admiration qu’il puisse éprouver envers eux. Il jouait avec eux, mais lorsqu’il gagnait, c’était la justice qui triomphait. John soupçonnait le détective de se moquer éperdument de ce genre de considérations, mais, quelle que soit sa façon tordue d’envisager les choses (une grande partie d’échecs avec des assassins ?), ce qu’il faisait était bénéfique pour la société.

John se demanda s’il s’agissait d’une évidence que les autres ne voyaient pas, ou s’il avait tout simplement lui-même besoin de le répéter pour s’en convaincre.

Ensuite – autre point sensible – il y avait la façon dont le traitait le détective.

John avait eu envie de quitter Baker Street vingt-trois fois en six semaines. Aujourd’hui n’était que la vingt-quatrième. Et, comme les vingt-trois fois précédentes, il ne partirait pas. A chaque fois que Sherlock lui faisait une remarque déplacée, le traitait d’idiot, refusait de prendre en considération son intimité, son emploi du temps ou tout simplement son existence, John éprouvait le désir de fourrer ses affaires dans une valise et de partir en claquant la porte. Pourquoi ne le faisait-il pas ? Peut-être parce qu’il n’avait aucun autre endroit, aucun autre lieu susceptible de l’accueillir comme le faisait le 221B. Peut-être parce qu’il avait besoin de cette sensation d’adrénaline qu’il n’éprouvait jamais aussi fortement que lorsqu’il se lançait, aux côtés de son colocataire, à la poursuite d’un meurtrier. Peut-être parce qu’il commençait, aussi, à apprécier ledit colocataire malgré son caractère insupportable et son total manque d’empathie.

Il se posait beaucoup de questions à propos de Sherlock. Beaucoup, il le savait, resteraient sans réponse. D’autres devraient se contenter d’hypothèses. Les certitudes semblaient en revanche difficiles à acquérir.

Il y en avait une, cependant. Quoi qu’en puisse dire le sergent Donovan, Sherlock Holmes n’était pas un psychopathe. Lui-même se qualifiait de « sociopathe de haut niveau » sans qu’on lui ait rien demandé, ce qui semblait bizarre, mais on n’en était plus à une bizarrerie près. John se demandait souvent jusqu’où allait cette incompréhension des relations humaines, des sentiments, de l’empathie la plus élémentaire. Il lui semblait que, derrière la façade, il y avait autre chose. Que Sherlock fût pour le moins bizarre, on ne pouvait le nier. Mais n’avait-il pas cultivé cette différence jusqu’à la creuser, jusqu’à établir une frontière infranchissable entre lui-même et le reste du monde ? Plus les membres de l’équipe de Lestrade le provoquaient, plus il s’enfermait dans le rôle de « taré » qu’ils lui avaient probablement attribué depuis le début. Avec John, Sherlock était… différent. Pas totalement normal, et difficilement supportable, mais certainement pas aussi arrogant, distant et cassant qu’il l’était envers Anderson ou même, parfois, Lestrade.

Sherlock, de toute évidence, ne savait pas comment se comporter avec autrui. Il obéissait à une logique intérieure qui n’était pas celle de tout le monde, loin de là, et ne comprenait pas qu’on pût lui reprocher de s’y tenir. La lenteur du commun des mortels l’exaspérait. Il n’avait aucun respect pour les notions d’intimité ou de propriété. Il exprimait ses pensées sans jamais les adoucir ni les envelopper des formules diplomatiques d’usage. Il ne comprenait pas que congédier son colocataire pour toute une après-midi sans se soucier une seconde de ce qu’il avait prévu risquait de faire fuir en courant ledit colocataire. Si John avait réclamé le 221B pour la journée, Sherlock ne se serait certainement pas formalisé. Il ne serait probablement pas parti pour autant, mais il ne se serait pas mis en colère.

John, pour sa part, avait passé la journée à marcher. Il aimait marcher. Il aimait être dehors, même dans le froid, et parcourir Londres, émerveillé de constater que les muscles de sa jambe fonctionnaient à nouveau normalement.

Quelque chose qu’il devait à Sherlock, d’ailleurs.

Il ne lui en voulait pas, en réalité. Lorsque son colocataire se comportait de cette façon, la première réaction du médecin était la colère, et la seconde, quelque chose qui ressemblait à de la compassion. Comment s’étonner de ce que le détective n’eût aucun ami, aucune relation sociale à l’exception de l’inspecteur Lestrade, qui l’appelait lorsqu’il était désespéré ?

Ce qui surprenait John davantage, c’était que personne n’eût cherché à voir au-delà de ces apparences. A première vue, Sherlock était totalement dépourvu de la moindre trace d’humanité. A seconde vue…

– Dr. Watson ?

La voix d’un jeune homme le tira de ses réflexions.

– Excusez-moi, répondit-il en reconnaissant Hopkins, debout devant lui, je ne vous avais pas vu entrer. Je vous en prie, asseyez-vous. Vous voulez boire quelque chose ?

– Oh, euh… Un… Comme vous, c’est parfait.

Le jeune homme tordait entre ses mains une pochette plastifiée qu’il posa sur la table.

– Je pensais que M. Holmes…

– Il n’est pas là, répondit John sur un ton peu amène, et peut-être est-ce préférable.

Ah. La colère ne l’avait peut-être pas totalement déserté, en fin de compte. Pourquoi supportait-il tout cela ? La véritable question, celle qui posait véritablement problème, était celle-là : pourquoi ne quittait-il pas Baker Street ?

Pour aller où ? lui souffla une petite voix narquoise, qui ressemblait étrangement à celle de Sherlock.

Etait-il désespéré au point de rester au 221B parce qu’il n’avait aucun autre endroit où aller, aucune famille, aucun ami prêt à l’accueillir ? Parce qu’il était plus seul encore que son colocataire ?

Qui se ressemble s’assemble, poursuivit la petite voix.

En face de lui, Hopkins paraissait choqué par les paroles de son interlocuteur. John se reprit. Sa colère, son désarroi n’étaient pas le fait du jeune homme.

– Excusez-moi, continua-t-il en faisant signe au policier de s’asseoir. Je ne suis pas de très bonne humeur. Et Sherlock Holmes est peut-être brillant, mais il n’est pas toujours facile à supporter, voilà tout ce que je voulais dire. Cela n’avait rien à voir avec vous.

– Oh. (Le visage du jeune homme s’éclaira d’un timide sourire alors qu’il prenait place en face de John.) Est-il vraiment tel que vous le décrivez dans votre blog ? Je veux dire…

– Aussi brillant intellectuellement et largement pire dans la vie quotidienne, si tel était le sens de votre question.

L’ancien soldat, qui n’envisageait pas sérieusement de discuter de ses problèmes de colocation avec un policier stagiaire qui avait à peine plus de la moitié de son âge, s’empressa de changer de sujet :

– Vous avez apporté le dossier, à ce que je vois, je vous remercie. Que pensez-vous de cette affaire ?

Le visage constellé de taches de rougeur prit une teinte écarlate.

– Moi, monsieur ?

– Eh bien, oui, répondit John en prenant la pochette et en faisant glisser les documents sur la table pour les examiner. Vous connaissez le cas mieux que nous. Vous devez bien avoir une petite idée sur la question.

– C’est que… l’inspecteur Forbes ne me demande pas vraiment mon avis.

Le médecin ressentit une bouffée de pitié pour ce jeune homme, non sans se demander pour quelle obscure raison il avait choisi, entre toutes, une carrière à Scotland Yard.

– Je voudrais connaître votre opinion, insista-t-il avec douceur.

Le visage du jeune homme s’éclaira. Selon toute évidence, il était ravi qu’on l’interroge.

– Eh bien, monsieur, après avoir revu toutes les données, il semble évident, à première vue, que Dunbar est bel et bien coupable. Hier, la standardiste était à son poste, et elle n’a vu ni entrer ni sortir personne entre quatorze heures et le moment où l’ambulance est arrivée. Les bureaux sont au premier étage, il n’y a pas d’autre sortie que la porte principale. Aucun employé n’a donc pu se débarrasser de l’arme avant l’arrivée de la police, à l’exception de Dunbar, qui est sorti vers quatorze heures quinze. Personne n’aurait pu pénétrer dans les bureaux sans effraction – et rien n’a été abîmé. La victime a été découverte environ vingt minutes après. Les bureaux ont été fouillés de fond en comble. Pas de trace de l’arme. Il faut donc que ce soit Dunbar le coupable, ou bien…

– Ou bien ?

– Vous allez trouver mon idée stupide, mais… je ne vois qu’une solution : je pense que le coupable, quel qu’il soit, a jeté son revolver dans les toilettes.

L’ancien soldat resta un instant perplexe, avant de considérer la question comme si elle n’avait rien de surprenant.

– Ce n’est absolument pas stupide, finit-il par déclarer. Mais je ne suis pas certain que la chasse d’eau soit suffisante pour entraîner une arme dans les canalisations.

– C’était un tout petit calibre, objecta Hopkins.

John hocha la tête. Cette idée était loin d’être stupide, en réalité.

– Ce qui expliquerait le choix du lieu, ajouta-t-il.

– Exactement ! s’enflamma le jeune homme. Et, de plus, cela permet de concentrer les soupçons sur le seul homme de l’entreprise.

– J’en parlerai à Sherlock, promit John. Je me demande ce qu’il en pensera.

– Je doute fort qu’il ait le temps d’en penser quoi que ce soit, docteur… Watson ? fit une voix masculine qui semblait descendue du ciel.

John leva la tête en même temps qu’Hopkins pour rencontrer le regard à la fois glacial et triomphant de l’inspecteur Forbes.

Aïe, pensa-t-il.



[1] Le tueur en série est évidemment celui de l’épisode 1, sur lequel John tire à la fin pour sauver la vie de Sherlock. Les autres affaires sortent de mon imagination.


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