Il est avec moi

Chapitre 7 : Sic transit

2977 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 25/08/2025 14:38

Chapitre 7 – Sic transit [1]


John poussa la porte de l’appartement, fatigué, énervé et déprimé. Tout ce qu’il avait pu dire pour plaider la cause de Sherlock auprès de Forbes avait été inutile. L’inspecteur avait espionné et suivi Hopkins, certain de prendre le détective « amateur » la main dans le sac. Il avait été presque déçu de constater qu’il n’avait pu piéger que son acolyte, mais il se ferait un plaisir, si Sherlock ne venait à pas à Scotland Yard « avouer » les faits, de prouver devant un tribunal que le docteur Watson, qui avait consacré son blog au détective, était son complice. Forbes jubilait à l’idée de pouvoir licencier Hopkins, exclure définitivement Holmes du Yard, et – dommage collatéral – ruiner la réputation de John par la même occasion.

­– Sherlock ? Tu es là ? Il faut que…

L’ancien soldat s’arrêta net en voyant son colocataire sortir de la salle de bains. Sherlock avait la peau naturellement pâle, certes, mais la teinte verdâtre qu’il arborait à ce moment était assez alarmante.

– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda John, oubliant Forbes et sa propre réputation pour passer en mode professionnel.

La réponse attendue claqua, nette et sèche.

– Rien.

Sherlock passa devant son colocataire et traversa le salon d’un pas traînant, sans son énergie habituelle, la main droite légèrement crispée sur le ventre. John le regarda d’un œil critique s’affaler dans le canapé, les traits tirés.

– Ça ne va pas ?                                                                                            

– Tu as fini avec tes questions ? Tout-va-bien. Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

– Ça peut attendre, répondit John en se dirigeant vers la cuisine.

Compte tenu du foutoir qui régnait dans cette pièce, il fut surpris de trouver rapidement ce qu’il cherchait : une bassine, pas totalement propre mais pas trop sale non plus, qu’il passa rapidement sous le robinet, en essayant de faire abstraction des boîtes emplies d’asticots posées sur l’évier, à côté d’un paquet de pâtes. Puis John revint dans le salon, où Sherlock semblait lutter entre l’envie de se lever et l’impossibilité de le faire sans déclencher une catastrophe. Si le médecin savait correctement interpréter les signes – et il y avait peu de chances pour qu’il se trompe –, le détective aurait besoin d’un récipient dans les cinq minutes qui suivaient. John se souvenait s’être demandé brièvement, à deux reprises, à quoi ressemblerait un Sherlock malade, et à deux reprises il avait eu la certitude que le soigner ne serait pas une partie de plaisir. Il déposa la bassine au pied du canapé. Sherlock haussa les sourcils, mais il ne bougea pas.

– Juste au cas, improbable je te l’accorde, mais possible tout de même, où tu aurais envie de vomir, ironisa John en s’asseyant sur le fauteuil de l’autre côté de la petite table.

Le détective haussa les épaules, mais ce simple geste sembla déclencher chez lui un haut-le-cœur. Son colocataire se félicita pour son diagnostic.

– Maintenant, reprit-il, si tu m’expliquais ce qui t’arrive, je pourrais peut-être t’aider. Je suis médecin, tu sais ?

– Je ne vois pas de quoi tu veux parler.

La voix de Sherlock était bien plus basse qu’à l’accoutumée, mais il conservait le même ton désinvolte qu’à l’ordinaire. John ne put réprimer un soupir devant tant d’obstination.

– Une fois que tu auras rendu ton déjeuner, je pense que tu verras assez bien.

– Quel déjeuner ?

Ah. Oui. Il y avait ça, aussi, entre autres, qui posait problème à John : les habitudes alimentaires de son colocataire. En six semaines, il avait pu constater avec quelle effroyable négligence le détective traitait son propre corps, pouvant jeûner pendant trois ou quatre jours lorsqu’il était sur une affaire, ne dormir que deux ou trois heures par-ci par-là, et s’infligeant à lui-même des blessures minimes lorsque ses expériences loufoques exigeaient d’étudier du sang… [2]

– Bref, soupira John. La question est : qu’est-ce qui t’arrive ?

– Je me contrôle.

– Oh. Je vois. Le pouvoir de l’esprit sur le corps, c’est ça ?

Sherlock, saisi d’une nouvelle nausée, plaqua sa main gauche contre sa bouche, la droite toujours serrée contre son estomac.

– Il vaut mieux que tu... commença John.

Mais à peine avait-il prononcé ces mots que le détective abandonnait la partie perdue d’avance contre son propre corps. Plié en deux au-dessus de la bassine, il parvint juste à faire un signe à John pour lui demander de quitter la pièce. Ce que le médecin exécuta sans se faire prier. Il était habitué à ce genre de choses, mais cela ne voulait pas dire pour autant qu’il s’agissait d’un spectacle agréable.

Après cinq minutes, qu’il passa dans la cuisine à se préparer un thé, John estima que la crise devait être passée ; il revint au salon armé d’un verre d’eau et d’un paquet de mouchoirs, qu’il tendit sans un mot à son colocataire. Sherlock, la tête entre les mains, reprenait son souffle.

– Bois, ça ira mieux après.

Sherlock lança à John un regard où se disputaient l’étonnement et la gratitude, puis il but le verre d’eau d’un trait avant de reprendre sa position allongée sur le canapé. Le médecin était bien certain de n’avoir jamais vu cette lueur dans les yeux du détective auparavant. Partagé entre la perplexité – la crise avait été plutôt forte et soudaine – et l’envie de réprimander Sherlock pour le peu de cas qu’il faisait de son corps, John opta pour une prudente neutralité.

– Je ne la viderai pas, dit-il en désignant la bassine. Tu te sens mieux ?

– Oui. Tu peux me laisser maintenant, je ne vais pas mourir.

Malgré le sarcasme et la sécheresse du ton, le médecin ne se laissa pas démonter. Sherlock devait se sentir humilié par ce qui venait d’arriver, cette perte de contrôle si brutale sur l’image qu’il voulait donner de lui. Montrer ce qu’il considérait sans aucun doute comme une faiblesse à un homme qu’il ne connaissait pas encore deux mois auparavant n’était probablement pas une option pour le détective.

– Est-ce que tu veux que j’aille à la pharmacie ? proposa John. C’est peut-être viral, tu as peut-être chopé la gastro-entérite de Dunbar, si tant est qu’il ne nous mente pas...

– Ce n’est pas viral, le coupa Sherlock avec brusquerie, mais... merci.

Ce dernier mot avait été ajouté de façon hésitante, comme si le détective ne croyait pas réellement à la sollicitude de son colocataire. Comme s’il s’était attendu à ce que ce dernier l’insulte ou lui reproche d’être malade. John se rendit compte que c’était, en plus d’un mois de colocation, la première fois que Sherlock le remerciait, et il trouvait plutôt étonnant qu’il le fasse pour quelque chose d’aussi trivial que d’aller chercher une boite de médicaments à la pharmacie du coin. Il ne put s’empêcher de se demander si qui que ce soit s’était déjà occupé de son ami lorsqu’il était malade. La vision d’un Mycroft armé de son parapluie au chevet d’une version enfant de Sherlock le fit sourire. Imaginer Mycroft Holmes adolescent, en revanche, était impossible...

– Comment peux-tu savoir que ce n’est pas viral ?

– Je ne suis jamais malade, trancha Sherlock.

John ravala ses commentaires sarcastiques et se contenta d’un regard pensif vers la bassine.

– C’est différent, répondit le détective à la question sous-entendue. J’ai dû un peu forcer sur la dose, c’est tout.

Forcer sur la dose ? John n’aimait pas trop ce genre de révélations.

– Tu m’expliques ? demanda-t-il calmement, bien qu’il commençât à être légèrement inquiet.

– Ce n’est rien, juste une petite expérience.

Le mot « expérience » était, quant à lui, carrément alarmant. Dès que Sherlock faisait une expérience – et il en faisait malheureusement souvent –, elle était invariablement suivie d’une catastrophe, plus ou moins importante selon les cas, mais bel et bien réelle.

– Quelle expérience ? demanda John sur un ton qu’il essaya de nouveau de rendre détaché.

Le détective s’assit, rougit légèrement et grommela quelque chose d’incompréhensible.

– Quoi ?

– ... pris des laxatifs.

L’annonce était tellement inattendue que John ne put se retenir d’éclater de rire, malgré l’épée de Damoclès qui pesait sur le détective et son « complice », et que l’état de santé de Sherlock lui avait presque fait oublier.

– Tu as fait quoi ?

Sherlock Holmes, seul détective consultant au monde, était définitivement complètement barré.

– Je voulais tester une théorie.

– Une théorie qui implique des laxatifs ? s’exclama John, toujours hilare.

– Oui. Arrête de rire, ça n’a rien de drôle !

Le détective se massait l’estomac, la respiration difficile. L’ancien médecin aurait dû faire preuve de compassion, mais il ne parvenait pas à cesser de rire.

– Pardon... C’est que... Je t’imagine... Combien tu en as pris ?

– Toute la boite.

John s’arrêta immédiatement, redevenant médecin militaire en une fraction de seconde.

– Pardon ? Combien ?

Sherlock haussa les épaules.

– Combien il y en avait dans la boite ? insista John.

– Douze.

En une seconde, il fut à côté de son colocataire. L’instant d’après, il le forçait à s’allonger de nouveau sur le canapé.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda Sherlock, en essayant de résister.

– Enlève ta chemise.

– Ça ne va pas ? glapit le détective en enserrant son torse de ses bras.

– Oh, c’est bon, je veux juste t’examiner. Ce n’est pas anodin d’avaler... douze laxatifs d’un coup.

– J’avais remarqué, répondit Sherlock, une pointe d’ironie dans la voix.

Mais il ne protesta pas davantage et ôta sa chemise, quoique avec une certaine réticence. Il se raidit lorsque les doigts du médecin se posèrent sur son ventre.

– Ça te fait mal ?

– Non, non, ça va.

– Détends-toi. Tu es complètement crispé.

– Je n’aime pas qu’on me touche, murmura Sherlock. [3]

– J’avais remarqué, répondit John sans se formaliser. Je vais faire vite, promis. Respire profondément. Tu ne vas jamais chez le médecin ?

– Non.

– OK. Est-ce que tu as d’autres symptômes – à part les plus évidents ?

– Non, rien de plus.

John laissa le ventre de son colocataire pour poser la main sur son front.

– Tu ne te sens pas fiévreux ?

– Non, je te dis que ça va.

– C’est bon, remets ta chemise. Tu es sûr qu’il n’y a rien de plus ?

– Je te le dirais. Je ne suis pas totalement inconscient non plus.

– ... dit le type qui descend une boite entière de laxatifs à jeun. Ne me regarde pas comme ça, je sais que tu n’as pris que du thé depuis au moins une journée et demie.

– Je te l’ai déjà dit, la digestion me ralentit. Et puis, comment le sais-tu ?

John lança un nouveau regard au contenu très liquide de la bassine.

– Même si tu n’as vomi que du thé, tu peux toujours courir pour que j’aille te la vider, tu sais.

– Je sais.

Il y avait dans les yeux de Sherlock cette même lueur étonnée, et en même temps presque admirative.

– Pourquoi tu me regardes comme ça ? C’est flippant, tu sais.

– Pour rien.

Le détective fit une petite grimace.

– Tu es sûr que ça va ?

– Oui, oui. Ça va passer.

– Oui, après une journée et une nuit d’enfer. Je ne peux rien te donner, il faut juste que tu attendes. Ce qu’il y a de bien avec les laxatifs, c’est que, par définition, ils s’éliminent assez vite. Mais était-ce bien nécessaire de te bousiller les intestins ?

– Tu es vraiment mélodramatique !

– Non, Sherlock, répondit sèchement le médecin. Je sais les dégâts que peut causer une overdose de ce genre. J’ai travaillé avec des anorexiques et je peux t’assurer que ça n’a rien de drôle. [4] Quel besoin as-tu d’infliger ça à ton corps ?

– Je n’inflige rien à mon corps, je teste. Tu ne voudrais pas que je fasse des expériences sur quelqu’un d’autre, n’est-ce-pas ?

John eut la brève vision d’un Sherlock poursuivant des passants dans la rue pour les forcer à ingurgiter des médicaments et ne put s’empêcher de sourire. Puis il se dit que le premier cobaye de Sherlock serait forcément lui-même, John Hamish Watson, et le sourire mourut sur ses lèvres.

– Voilà, je vois que tu as compris l’idée générale, murmura le détective. Comment tu as vu que ça n’allait pas ?

– Au risque de me répéter, je suis médecin. Et puis, si tu avais été dans ton état normal, tu n’aurais pas oublié de me demander pourquoi je rentrais sans le dossier Gibson.

Sherlock releva brusquement la tête.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? Hopkins n’est pas venu ?

John soupira. Encore.

– Si. Mais, pour faire bref, Forbes s’est douté que tu tramais quelque chose de louche, il a suivi son stagiaire et il est tombé sur nous dans le bar. Il a mes empreintes et celles de Hopkins sur un dossier confidentiel de la police londonienne, et si tu ne te présentes pas demain à la première heure chez le commissaire principal, afin de lui expliquer pour quelle raison tu subornes ses employés et de lui jurer que tu ne remettras jamais les pieds au Yard, il nous traîne tous les trois en justice.

L’ancien militaire s’attendait à peu près à n’importe quelle réaction de la part de Sherlock Holmes, mais certainement pas à un sourire triomphant.

– On va rire, annonça le détective en se levant.

– Attends, attends, s’écria John abasourdi, tu ne peux pas partir comme ça ! Où vas-tu ?

– Là où j’ai besoin d’un peu d’intimité, répondit Sherlock en ouvrant la porte de la salle de bains.

Lorsqu’il l’eut refermée derrière lui, John constata, non sans lassitude, que son colocataire avait laissé la bassine au beau milieu du salon.



[1] Est-il besoin de le préciser, ce titre génial qui m’a beaucoup fait rigoler étant donné le sujet de ce chapitre n’est pas de moi mais de mon conjoint, qui répond toujours à l’appel dès qu’il est question de proposer des jeux de mots foireux. Il s’agit d’une citation latine tronquée « sit transit gloria mundi » (« ainsi passe la gloire du monde », formule utilisée lors de l’intronisation d’un nouveau pape), avec évidemment un sens encore moins glorieux pour « transit »…

[2] Tout cela est très canon, à la fois pour ACD et pour la série de la BBC. Holmes comme Sherlock considère son corps comme un simple « moyen de transport » et ne voit absolument pas l’intérêt de s’en occuper, ce qui fait qu’il lâche de temps en temps, mais c’est une autre histoire.

[3] Ça, en revanche, ça n’est pas canon, en tout cas ça n’est jamais dit dans la série. Étant donné le passif que j’ai donné à Sherlock dans une autre histoire (Le détective agonisant) et celui qu’il se traîne dans la série (Eurus, tout ça tout ça), je pense que ça se tient. J’ai lu beaucoup de fics dans lesquelles Sherlock est considéré comme un autiste Asperger, et dans lesquelles il semble aller de soi qu’un autiste refuse nécessairement tout contact. N’étant pas psy et connaissant plutôt assez bien un petit garçon diagnostiqué TSA qui adore faire des câlins, je me garderai bien de toute généralisation hâtive. Je pense juste que Sherlock n’est pas du style à aimer être touché, encore moins dans un cadre médical.

[4] Pas canon non plus, mais pourquoi pas, après tout ? Avant de s’engager dans l’armée, John a dû faire des études de médecine. Il peut très bien avoir travaillé dans un service psy à ce moment.

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