Il est avec moi
Chapitre 8 – Visite domiciliaire [1]
Lorsque John émergea d’un demi-sommeil cotonneux, il eut l’impression de ne pas s’être reposé du tout pendant la nuit. Puis il se demanda ce qui l’avait définitivement réveillé – un bruit, un mouvement, un changement de lumière – et ouvrit grand les yeux...
… pour apercevoir, penchée sur lui, la silhouette d’un homme.
Les réflexes jouèrent avant même qu’il ait le temps de se demander ce que faisait qui que ce soit dans sa chambre, à cinq ou six heures du matin (le jour n’était pas encore levé), et, une demi-seconde plus tard, l’autre reculait en portant la main à son nez, alors que John, poings serrés, avait roulé de l’autre côté du lit.
– Qu’est-ce qui te prend ? demanda la voix de Sherlock, outrée et nasale.
– Merde, qu’est-ce que tu fous ici ? s’écria l’ancien soldat en décrispant les poings. On avait dit : intimité, chacun dans sa chambre, ce ne sont pas des pièces communes !
Il se sentait un peu ridicule d’avoir réagi si violemment.
– Je voulais juste te demander de m’accompagner voir Forbes, répondit le détective d’un ton doublement pincé. Nous devons y être dans moins d’une heure et demie. Je sais qui est le coupable. Si le dénouement de cette histoire ne t’intéresse pas, tu peux toujours rester dormir.
– Voir Forbes ? répéta John, incrédule. Et c’est maintenant que tu me dis ça ?
La veille au soir, Sherlock avait fait répéter à John la conversation qu’il avait eue avec Hopkins, et tous les éléments de l’enquête qu’il avait pu glaner – bien maigres, mais Sherlock s’en était apparemment contenté, avant de disparaître dans sa chambre, sans daigner répondre aux questions de son colocataire. Sans lui dire, par exemple, ce qu’il comptait faire des menaces de l’inspecteur et la façon dont il entendait se défendre ou essayer d’arranger la situation.
Toujours la même question : pourquoi, pourquoi, pourquoi John endurait-il tout cela ? Pourquoi ne virait-il pas proprement son colocataire, à grands coups de pieds dans les fesses, par exemple ?
Je sais qui est le coupable. Toujours ce frisson de la chasse, l’excitation à l’idée que tout allait se résoudre, et qu’il allait faire partie de ce que Sherlock appelait « le jeu ». [2] Le respect de la loi, sa propre réputation, étaient peu de chose en comparaison de ce sentiment grisant.
– Je m’habille et je te rejoins, s’entendit-il dire sans le vouloir. Sors de ma chambre, va te passer le nez sous l’eau, je n’en ai pas pour longtemps.
Sherlock acquiesça d’un reniflement offensé. John ne put s’empêcher de ressentir une pointe de satisfaction mêlée de culpabilité en comprenant qu’il saignait probablement.
– La prochaine fois, tu sauras qu’il vaut mieux – pour toi – frapper à la porte de ma chambre pour me réveiller.
Un grognement lui répondit.
Un quart d’heure après, John était prêt et avait eu le temps de constater au passage qu’il était à peine cinq heures trente.
– Est-ce que tu vas daigner m’expliquer ? demanda-t-il alors qu’il dévalait les escaliers sur les talons de son colocataire.
Sherlock se retourna, le jaugea du regard, comme s’il se posait réellement la question de savoir s’il daignerait expliquer quoi que ce soit à son colocataire, et finit par répondre :
– Ça ne va pas te plaire.
Sonnette d’alarme. A cinq heures et demie du matin, John avait un peu de mal à focaliser son attention, mais « ça ne va pas te plaire » était un signe bien trop clair pour être ignoré.
– Qu’est-ce qui ne va pas me plaire ? Je te préviens tout de suite que si tu envisages quelque chose d’illégal…
– Comme voler un dossier à Scotland Yard, par exemple ? ironisa Sherlock. John, ils ont tes empreintes sur ce dossier. Alors, un peu plus ou un peu moins d’illégalité ne changera pas grand-chose.
Il n’avait pas tort sur ce point, mais ces paroles ne rassurèrent pas le médecin.
– Pourquoi tu me tiens toujours en dehors du coup ? demanda-t-il plus amèrement qu’il ne l’aurait voulu. Tu ne me fais pas confiance ?
Ce n’était pas cette question qu’il aurait voulu poser. Mais elle était sortie malgré lui. Sherlock, qui s’apprêtait à ouvrir la porte, fit de nouveau volte-face.
– Et toi ? demanda-t-il en retour. Tu me fais confiance ?
– J’ai demandé en premier, fit remarquer John, avec la sensation assez humiliante d’avoir six ans.
– Je te fais confiance, répondit Sherlock (et on sentait qu’il lui en coûtait de le dire). Le problème ne vient pas de toi. Je suis un sociopathe de haut niveau. Je n’arrive pas à… expliquer. [3]
L’ancien soldat ne trouva rien à répondre.
– Mais, enchaîna Sherlock, je peux te dire où nous allons et pourquoi.
– C’est un début, je suppose, soupira John.
Dans le taxi, le détective ferma les yeux, joignit les doigts sous son menton et expliqua :
– Forbes m’attend au Yard à la première heure. Il veut m’entendre le supplier. Il veut pouvoir m’humilier et me traîner chez le commissaire principal. Pour surprendre Forbes et l’attaquer sur son terrain, je dois donc aller chez lui. Il ne sait bien évidemment pas que je connais son adresse personnelle et ne s’y attendra pas, premier élément de surprise qui devrait jouer en notre faveur. Si j’étais au Yard, je ne pourrais pas dire certaines des choses que j’ai l’intention de dire à Forbes.
– Quel genre de choses ?
– Tu verras.
Sherlock eut une petite grimace et se massa le ventre.
– Ça va ? demanda John.
Il avait presque oublié les laxatifs de la veille.
– Oui.
– Tu as vidé la bassine ?
Haussement d’épaules. Le médecin espérait vraiment que ça voulait dire oui.
– Et est-ce que tu peux m’expliquer pourquoi tu as descendu cette malheureuse boite de médicaments ?
– Je pense que quelqu’un a donné un laxatif à Dunbar pour qu’il soit réellement malade au moment du crime. Je voulais voir combien il en fallait pour que l’effet soit… pas immédiat, mais, disons, rapide.
John fixa Sherlock avec incrédulité.
– Tu te moques de moi ?
– Pas du tout.
– Tu veux dire que tu as pris un laxatif tous les quarts d’heure, pour voir à quel moment ça faisait de l’effet ?
– Oui.
– Sans prendre en compte ta taille, ton poids, ce que tu as mangé avant, ni le fait que certaines personnes ont les intestins plus fragiles que d’autres ?
Le détective ouvrit la bouche pour répondre, puis la referma.
– Ne me dis pas que tu n’y avais pas pensé. Tu penses toujours à tout.
Sherlock se renfrogna.
– Je me suis dit que Dunbar et moi faisions approximativement le même poids et la même taille. Je n’ai pas pensé au reste. [4]
– Il nous a dit qu’il avait l’estomac fragile, se rappela John. Et il avait mangé un curry à midi ! Ce n’est pas très digeste…
Il s’interrompit brusquement. Le détective le fixait avec une attention qui le mettait mal à l’aise.
– Tu penses que c’est au restaurant que… commença le médecin.
– Oui, bien sûr. Le curry masquerait le goût du médicament.
– Mais… commença le médecin.
Mais il est allé au restaurant avec la victime, allait-il dire. Il ravala ses paroles, de peur que son interlocuteur ne se moque de lui. Sherlock eut un petit sourire.
– Pousse le raisonnement jusqu’au bout, et tu ne seras probablement pas loin de la vérité.
Puis il ajouta :
– Tu fais des progrès, tu sais. Tu n’es peut-être pas irrécupérable.
Savoir si ces quelques mots constituaient une insulte ou un compliment, John en était bien incapable.
Vingt minutes plus tard, le taxi se garait devant une modeste maison de Wellesley Avenue. Sherlock se précipita à l’extérieur et bondit sur la sonnette. N’obtenant pas de réponse, il appuya plus fort.
Ce fut Forbes en personne qui lui ouvrit, ensommeillé et mécontent. Il s’apprêtait à hurler sur l’intrus, lorsqu’il se rendit compte à qui il avait affaire. Un rictus apparut sur son visage.
– Holmes. Tiens donc. Vous voulez rajouter « violation de domicile » à la liste ? Je vous en prie, entrez donc !
– Merci, répondit le détective en se glissant dans le hall d’entrée. Tu viens, John ? Il fait un peu froid dehors.
Le médecin, abasourdi, fit quelques pas en direction de la maison et gravit les marches du perron, tout en se demandant ce qu’il faisait là. Forbes, légèrement ébranlé par l’aplomb du détective, eut un mouvement de colère.
– Ça suffit maintenant. Je vous verrai au Yard, cessez votre petite comédie immédiatement.
Mais Sherlock, déjà, ôtait son écharpe et son manteau et les suspendait à la patère.
– Mme Forbes dort encore, je suppose ?
– Vous n’êtes vraiment pas en mesure de faire le malin, s’écria Forbes en s’avançant vers le détective. A votre place, je ferais plutôt profil bas.
– Ah, mais vous n’êtes pas à ma place, répondit joyeusement Sherlock. Heureusement ! John, referme la porte derrière toi, il fait vraiment froid dehors, et ce que j’ai à dire ne devrait pas quitter ces murs.
– C’est vous qui allez quitter cette maison immédiatement ! tonna le policier. Et une fois que j’aurai exposé votre cas à qui de droit, vous devrez également quitter le Yard ! Finies, vos petites magouilles avec Lestrade !
– Oui, oui, dit distraitement Sherlock, perdu dans la contemplation d’un tableau assez laid accroché au mur de l’entrée. Alors que vous, vous serez toujours libre de faire vos propres petites magouilles avec Smith et Mondrian, par exemple.
Le visage de l’inspecteur, de rouge brique, vira au blanc.
– Qu’est-ce que… De quoi parlez-vous ?
– Des pots-de-vin que vous avez touchés, répondit Sherlock avec une candeur désarmante. John, ferme donc la porte.
John obtempéra sans réfléchir, totalement subjugué par l’inversion des rapports de force. Cela ne pouvait pas être vrai. Sherlock ne pouvait pas avoir de preuves de ce qu’il avançait. Ce n’était pas possible.
– Je me suis laissé dire, reprit le détective avec un charmant sourire, que vous souhaitiez me présenter le commissaire principal du Yard. Je serais enchanté de le rencontrer et de lui expliquer, par le menu, toutes les malversations auxquelles vous vous êtes livrées durant ces trois dernières années. [5]
– Vous êtes fou ! s’écria l’inspecteur – mais John crut lire la peur dans ses yeux.
– Votre amie Donovan préfère le terme « taré ». Et moi aussi, je le préfère à celui d’escroc.
– Si vous essayez de m’intimider… commença Forbes.
John pensa qu’il avait perdu une bonne occasion de se taire.
Le ton de Sherlock changea du tout au tout, et c’est d’une voix froide, incisive, qu’il coupa la parole à son interlocuteur. Finie, la désinvolture, fini, le jeu. Lorsqu’il parla, il était redevenu le « sociopathe de haut niveau » qui mettait mal à l’aise les trois quarts des policiers qui le connaissaient à Scotland Yard.
– Je n’ai pas le temps de jouer au chat et à la souris avec vous. Rien ne me ferait davantage plaisir, mais je vais vous épargner cela. Nous avons assez perdu de temps. Voici ma proposition : ou bien vous acceptez mes conditions, ou bien vous allez porter le dossier que vous avez contre moi au commissaire principal et accuser votre stagiaire, qui soit dit en passant est beaucoup moins stupide que vous, accuser mon collègue, m’accuser moi, auquel cas votre patron sera mis au courant de vos agissements malhonnêtes. Peut-être réussirez-vous à m’empêcher de travailler avec Lestrade, Hopkins perdra son travail, mais il ne sera pas le seul. Vous serez cassé, renvoyé du Yard, et je m’arrangerai pour que vous ne puissiez pas trouver dans toute l’Angleterre un emploi décent pendant au moins dix ans.
Le tout avait été débité à la vitesse mitraillette que Sherlock réservait généralement à ses tirades déductives. L’effet était assez impressionnant. John vit Forbes chanceler.
– Vous n’avez pas de preuve, vous…
– Vous pouvez prendre ce risque, l’interrompit Sherlock en levant les yeux au ciel. Et vous verrez bien. Demandez à votre chez ami Jones, par exemple, pour quelle raison il a été révoqué il y a deux ans. Je suis certain que son récit vous plaira.
– Frank Jones ?
– Frank Jones, confirma Sherlock, méprisant. Tout comme vous, il a cherché à me nuire. Le lendemain, il était accusé (à juste titre, je précise) de trafic d’héroïne. La combine était simple et éculée : de la drogue achetée à prix bas à un autre policier véreux de la brigade des stupéfiants, et revendue sur le marché trois fois plus cher. Des preuves, on en a trouvé, croyez-moi. Je suis peut-être à vos yeux un obscur détective amateur, mais vous apprendrez à vos dépens que je ne suis pas que cela. Vous avez l’appui du commissaire principal de Scotland Yard ? Grand bien vous fasse. J’ai l’appui de quelqu’un de bien plus haut placé. Vous ne faites pas le poids face à moi, Forbes.
Le sourire du détective s’était fait carnassier. Il dominait l’inspecteur de toute sa taille et paraissait tellement sûr de lui que John, pour un peu, aurait presque eu peur.
Et Forbes, visiblement, avait peur.
– Quelles sont… Quelles sont vos conditions ? demanda-t-il.
– Dix minutes d’entretien avec Gibson. Je vous laisserai le crédit de l’affaire, rassurez-vous. La publicité ne m’intéresse pas.
L’inspecteur ouvrit de grands yeux.
– Mais, Holmes, vous vous êtes trompé, dans cette affaire, depuis le début, en essayant d’innocenter notre suspect principal. Dunbar est bien coupable. Gibson est sorti du coma hier soir et il a formellement identifié son assassin.
Sherlock poussa un cri de joie et fit un bond en levant les mains au ciel.
– Formidable ! Vite, vite, à l’hôpital ! John, viens ! Forbes, vous nous rejoignez là-bas !
Et, reprenant d’un geste vif son manteau et son écharpe, il quitta la maison en courant.
Et, comme d’habitude, John suivit, un peu étourdi.
[1] Une visite domiciliaire est un terme juridique qui s’apparente à une perquisition (pénétrer chez quelqu’un dans le but de recueillir les preuves d’une infraction).
[2] « The game is afoot » dans les nouvelles de Conan Doyle et « The game is on » dans la série est une des phrases les plus connues de Sherlock Holmes, et il est de notoriété publique que ce dernier considère la traque des criminels comme un grand jeu auquel il participe pour tromper la monotonie de l’existence, quitte à mettre sa vie en péril.
[3] J’ai déjà dit ailleurs ce que je pense de ce diagnostic de « sociopathe de haut niveau », mais c’est ainsi que Sherlock se présente… Il est un peu tôt dans sa relation avec John pour que ce dernier le remette en cause frontalement.
[4] Je sais que ce n’est pas très crédible, car Sherlock suit généralement une méthode scientifique très carrée. Je plaide coupable, j’avais besoin d’une expérience de Sherlock sur lui-même pour que John s’interroge sur la manière dont il traite son propre corps.
[5] Le « vrai » inspecteur Forbes du Yard, dans les nouvelles d’ACD, est quelqu’un de parfaitement honnête, pour ce qu’on en sait. Tout ce que je dis sur lui ici n’a rien de canon.