Il est avec moi

Chapitre 9 : Un éclat de vérité

2401 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 08/09/2025 22:15

Chapitre 9 – Un éclat de vérité


Dans la voiture qui les emmenait vers le Royal London Hospital, John reprenait ses esprits.

Il était à peine sept heures et il commençait à avoir faim. Mais, par-dessus tout, il était choqué par la façon dont Sherlock avait totalement retourné la situation.

Qu’un inspecteur de Scotland Yard se permette quelques petites magouilles de ci-de là, il s’en doutait bien. Il n’était pas totalement naïf et était bien placé pour savoir que le monde dans lequel il vivait n’avait rien d’idéal. Mais que Sherlock ait pris la peine de se renseigner aussi consciencieusement sur Forbes, voilà qui l’amenait à réfléchir. L’idée qu’un « simple » détective amateur puisse être responsable du limogeage d’un inspecteur de police était quant à elle plutôt inquiétante. Qui était ce quelqu’un « bien plus haut placé » que le commissaire principal ? Ça ne pouvait pas être…

– Tu as des questions, fit remarquer son colocataire d’un ton neutre en sortant son téléphone portable de sa poche.

– Oui. Est-ce que tu as un dossier sur tous les membres du Yard ?

– Bien sûr. Je n’en ai peut-être pas l’air, mais je suis quelqu’un de très prudent. Ce genre de problème risque de m’arriver souvent. Je te l’ai déjà dit, les gens ne m’aiment pas. Les agents du Yard encore moins que les autres.

– Tu as un dossier sur Lestrade aussi ?

– Évidemment !

John resta un moment pétrifié, incapable de prononcer un mot.

– Mais…

– Rien de professionnel, je te rassure. Professionnellement, Lestrade est irréprochable, honnête et pas si stupide que ça. Dans sa vie privée, par contre, tout n’est pas rose.

– Mais… Mais…

L’ancien soldat suffoquait. Sherlock leva les yeux de son téléphone sur lequel il pianotait à toute vitesse.

– Oui ?

– Mais Lestrade… Il fait appel à toi, il… il est de ton côté ! Comment peux-tu…

– Toi aussi tu es « de mon côté », fit remarquer Sherlock. Ça ne m’empêche pas d’avoir un dossier sur toi.

John éprouva, l’espace d’un instant, l’envie d’arrêter la voiture et de descendre, de quitter ce taxi, ce type et son appartement confortable. Sherlock était dangereux, John s’en rendait compte maintenant. Pas trop tôt, murmura la petite voix dans sa tête, celle qui revenait un peu trop souvent lorsqu’il était question de son colocataire. Dangereux et malsain.

Le détective dut remarquer que quelque chose n’allait pas, car il plongea son regard dans celui de son interlocuteur.

– Je t’ai choqué ?

– Oui.

John ne pouvait décemment pas dire non.

– C’est ma façon de fonctionner. Je me procure des informations, je les classe, je les trie. Et, si j’en ai besoin, je les utilise.

– Tu ne peux pas agir comme ça avec tes amis ! C’est…

– Je n’ai pas d’amis, le coupa sèchement Sherlock avant de recommencer à consulter son téléphone.

Le médecin ne put s’empêcher de se sentir blessé en entendant cette phrase. Lui-même, considérait-il son colocataire comme un ami ? Non, pas vraiment. Pas encore, aurait-il voulu ajouter sans être certain que le facteur « temps » allait vraiment jouer en faveur de cette relation.

– A qui envoyais-tu un message ? finit-il par demander pour briser le silence.

Il devait se raccrocher à un brin de normalité, sans quoi il risquait de ne pas tenir très longtemps.

– A Hopkins. Je lui ai dit de venir nous rejoindre à l’hôpital.

– Hopkins ? Tu as son numéro de téléphone ? s’étonna John.

– Je l’ai vu sur le rapport de stage dans le bureau de Forbes.

– Tu l’as… vu ? Pendant une demi-seconde ? Et tu l’as mémorisé ?

– Oui.

Après cela, John ne trouva plus rien à dire. Rien n’était normal avec Sherlock.

Toi non plus, tu n’es pas très normal, reprit la petite voix insidieuse.

Ils arrivèrent au Royal London Hospital dans un silence plutôt tendu. John annonça sa décision d’aller prendre un petit déjeuner à la cafétéria de l’hôpital, avant d’aller voir Gibson. Sherlock acquiesça.

– Vas-y si tu veux, Hopkins ne sera pas là avant trois quarts d’heure et Forbes doit passer prendre le dossier à Scotland Yard.

– Et toi ? Tu n’as pas faim ?

– Non.

– Dois-je te rappeler que tu as vomi hier le peu que tu avais mangé ces deux derniers jours ?

– Pas la peine, je m’en souviens assez bien, répondit Sherlock avec une petite grimace.

– Il faut que tu manges ! protesta le médecin. Tu ne vas pas tenir, sinon.

– Je contrôle. Trois ou quatre jours de jeûne, ce n’est rien.

Ce n’est rien ?

Mais déjà Sherlock ne l’écoutait plus. Avec un soupir, John se mit en quête de la cafétéria.

Lorsqu’il revint dans le hall de l’hôpital, avec un solide petit déjeuner et deux thés brûlants dans l’estomac, Forbes était là, et Hopkins franchissait la grande porte vitrée. L’inspecteur donnait l’impression d’avoir avalé quelque chose de particulièrement désagréable.

– John, te voilà, c’est parfait ! s’écria Sherlock avec un sourire radieux. Inspecteur, il est presque huit heures, les patients ont reçu leurs soins ce matin, il est temps d’y aller !

– Je ne vois pas ce que vous espérez de cette discussion, Holmes, cracha Forbes. Et que fait-il ici, lui ?

Il désignait Hopkins, qui devint écarlate.

– Il vient vous prêter main-forte pour l’arrestation du véritable coupable, répondit Sherlock. Chambre 345. Par ici.

Le véritable coupable ? John n’osait pas comprendre.

– Sherlock, murmura-t-il alors qu’ils attendaient l’ascenseur, tu ne veux pas dire que…

– Que quoi ?

– Mais… Gibson ne s’est quand même pas suicidé pour faire accuser Dunbar ! protesta le médecin.

– Non, il ne s’est pas suicidé, justement. Il n’est pas mort, que je sache, puisque nous allons lui parler. Il faut toujours aller jusqu’au bout des déductions, John. Lorsqu’on a éliminé l’impossible, ce qui reste doit être la vérité, même si elle est improbable. [1]

Et il poussa allègrement la porte de la chambre du malade.

Ce dernier était allongé, la tête et la gorge enturbannées, et fixait le plafond d’un regard morne. Il sursauta au bruit que fit Sherlock en entrant.

– Qui êtes-vous ? Que faites…

Il s’interrompit en voyant Forbes entrer à sa suite. L’inspecteur ferma la porte et salua le blessé.

– M. Gibson, je suis désolé de vous déranger de si bonne heure. Nous avons encore quelques questions pour vous, après quoi nous vous laisserons tranquille.

– Je ne vois pas ce que je peux vous dire de plus, inspecteur.

– Vous maintenez votre déclaration, selon laquelle vous avez clairement vu Patrick Dunbar chercher à vous assassiner ?

– Bien sûr ! Je…

– Il se trouvait dans la cabine de toilettes voisine de la vôtre ? l’interrompit Sherlock.

Gibson tourna lentement les yeux vers lui, l’air perplexe.

– Oui. Je ne crois pas avoir le plaisir de vous connaître.

– Sherlock Holmes, détective consultant. Dunbar était donc au-dessus de vous, c’est bien cela ? Il est grimpé sur la cuvette et a tiré par-dessus la cloison ?

– Oui, exactement.

– Et vous avez cherché à vous défendre, vous avez instinctivement tendu les mains pour saisir l’arme, ce qui explique les traces de poudre sur vos doigts ?

– C’est cela, répondit le blessé.

John avait-il imaginé la légère nuance d’inquiétude dans sa voix ?

– Vous avez eu beaucoup de chance, M. Gibson, fit remarquer Sherlock avec un sourire prédateur.

L’autre haussa les épaules.

– Les toilettes fonctionnaient-elles lorsque vous les avez utilisées pour la dernière fois, avant cette tentative de meurtre ?

– Je ne vois pas bien le rapport avec mon affaire, répondit Gibson d’un ton sec.

– Répondez-moi, je vous prie.

– Oui, elles fonctionnaient.

– Comment expliquez-vous alors qu’elles soient à présent bouchées ?

– Je n’en sais rien.

– Cependant, personne ne les a utilisées depuis… C’est étrange, n’est-ce-pas ?

Hopkins regardait le détective, bouche bée, les yeux écarquillés ; Forbes fronçait les sourcils, et John se demandait à quel moment son colocataire avait bien pu apprendre que les toilettes hommes de chez Thor et Bridge étaient bouchées.

– Savez-vous ce que nous avons trouvé dans ces toilettes, M. Gibson ? demanda le détective en toute innocence.

– Non, je… Quel rapport avec…

L’assurance du blessé semblait s’être envolée avec les derniers mots de Sherlock.

– Je crois que vous le savez très bien, reprit Sherlock. Je crois que vous nous avez tous pris pour des imbéciles. Que vous fassiez cela avec Scotland Yard, c’est votre droit, mais ne jouez pas à ce genre de jeux avec moi, M. Gibson. N’insultez pas mon intelligence. Vous n’êtes pas bête, certes, mais vous n’avez pas les moyens de lutter contre moi.

Gibson ne répondit rien, mais toute couleur avait disparu de son visage. Forbes déglutit.

– Vous voulez dire que…

– Mais oui, inspecteur ! Mais oui ! Osez réfléchir, lancez-vous ! Je sais, c’est douloureux au début, mais par la suite…

Un toussotement de John empêcha miraculeusement le détective de poursuivre dans cette voie.

– Je ne sais pas comment M. Gibson a appris que sa femme le trompait avec son collègue Patrick Dunbar, mais lorsqu’il s’en est rendu compte, il a décidé de se venger… En prenant un risque, il est vrai, mais le jeu en valait la chandelle !

Tous les regards s’étaient tournés vers le blessé, qui ne prenait même pas la peine de nier. Il était l’image même de l’accablement, les épaules voûtées, les traits tirés. Ses mains tremblaient nerveusement.

– Ils me mentaient depuis des mois, murmura-t-il. Je ne l’ai pas supporté… Je… J’ai agi sous l’emprise de la passion, monsieur l’inspecteur ! Je n’étais pas maître de moi… Je…

– Préparer un coup plusieurs semaines à l’avance exclut toute probabilité de crime passionnel, le coupa sèchement Sherlock. Vous avez enregistré Dunbar au théâtre, sous prétexte de le faire répéter, et vous vous êtes servi de sa voix pour faire croire que vous vous disputiez avec lui. En réalité, il n’était pas aux éditions Thor et Bridge ce jour-là. Vous n’avez eu qu’à mettre en marche le dictaphone, ou votre portable, et à lui donner la réplique. Mrs Thor s’y est admirablement laissée prendre.

– Incroyable ! s’écria Hopkins.

– Puis, sans montrer par aucun signe à votre collègue que vous n’étiez pas dupe de sa tromperie, vous l’avez invité au restaurant. Un laxatif dans son curry, des traces de poudre de revolver sur ses couverts, et le tour était joué ! Il vous suffisait juste, l’après-midi, de l’attendre dans les toilettes où il ne pouvait manquer de se rendre, compte tenu de ce que vous aviez mis dans son déjeuner, puis de l’inciter à rentrer chez lui. Peut-être avez-vous-même proposé de faire le travail qui aurait dû être le sien… Puis, après vous être assuré qu’il avait bien quitté l’entreprise, vous vous êtes vous-même tiré dessus. En prenant soin d’éviter les zones les plus risquées. La balle vous a déformé la mâchoire, mais ni le cerveau ni la trachée n’ont été endommagés. Vous en serez quitte pour un mois d’hospitalisation, alors que Dunbar risque au minimum dix ans de prison. [2] De quoi vous assurer une certaine tranquillité.

– Mais… Mais… balbutia Forbes. L’arme ?

– L’arme ? D’une simplicité enfantine ! M. Gibson n’a eu qu’à attacher solidement le revolver à une lourde pierre, qu’il a poussée dans la canalisation principale des toilettes ; la ficelle ainsi tendue, il a tiré, lâché le revolver… qui a été entraîné à la suite de la pierre dans les toilettes, éraflant au passage la faïence – et me mettant sur la voie. [3]

– M. Gibson ? demanda l’inspecteur.

Il semblait supplier l’homme, mais il n’était pas nécessaire qu’il réponde : son visage était en lui-même un aveu.

– J’ai presque réussi, murmura-t-il. Anne aurait été horrifiée, elle me serait revenue… Elle…

Il éclata en sanglots. Sherlock haussa les épaules.

– Inspecteur, vous pouvez faire votre devoir. Bien évidemment, lorsque vous rédigerez le compte-rendu de cette affaire, vous ne manquerez pas de souligner à quel point votre jeune stagiaire vous a été d’une aide précieuse pour la résolution de l’enquête. Je pense que sergent serait un grade tout à fait honorable pour lancer sa carrière dans la police.


[1] Ai-je besoin de présenter une énième fois cette citation, qui est l’une des phrases les plus connues de Conan Doyle, reprise dans la série ?

[2] Je plaide coupable, je ne sais absolument pas combien de temps on va en prison au Royaume-Uni après une tentative de meurtre…

[3] Spoiler pour ACD : dans « Le pont de Thor » de Conan Doyle, c’est la femme de Dunbar qui se suicide sur un pont avec cette méthode pour faire accuser la jeune femme dont son mari est amoureux. Une grosse pierre est accrochée à l’arme à l’aide d’une ficelle et pend le long du parapet. Lorsque Mme Dunbar s’écroule à terre après avoir tiré, la ficelle entraîne l’arme au fond de l’eau, faisant partir un éclat de pierre sur le pont, éclat qui met Holmes sur la piste.

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