Il est avec moi

Chapitre 10 : Agent contant

2607 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 15/09/2025 14:40

Chapitre 10 – Agent contant [1]


Sherlock avait disparu.

Encore.

Il les avait plantés là, dans cette chambre d’hôpital, auprès de cet homme qui avait si magnifiquement planifié la condamnation de son rival, sitôt prouvée la culpabilité de ce dernier. Même John n’avait pas été assez rapide pour anticiper sa brusque sortie, et il avait passé une demi-heure à se dépêtrer laborieusement d’un Hopkins éperdu de reconnaissance. L’inspecteur, pour sa part, semblait partagé entre la rage de s’être ainsi fait humilier et le soulagement que le « détective consultant » eût quitté la scène si rapidement. John se souvint alors qu’il devait accorder à son stagiaire la titularisation et la promotion qu’avait exigées Sherlock, sans quoi un récapitulatif de toutes ses malversations risquait fort de se retrouver sur le bureau de son supérieur hiérarchique…

Il se demanda alors pour quelle raison son colocataire avait ainsi voulu avantager le jeune Hopkins. Pas par pure bonté d’âme, en tout cas. Si John avait compris une chose au sujet du plus jeune des Holmes, c’était bien qu’il ne faisait jamais rien gratuitement.

Alors que l’inspecteur procédait à l’arrestation d’un Gibson complètement effondré, et après s’être débarrassé du jeune policier, qui voulait savoir comment Holmes avait réussi un tel tour de force, et remercier encore et encore le médecin (qui n’y était pour rien), John décida de rentrer à Baker Street et d’exiger de la part de son colocataire quelques explications complémentaires.

Mais Sherlock n’était pas là.

La bassine dans le salon, en revanche, n’avait pas bougé.

John soupira.

Des laxatifs pris sans raison valable, trois à quatre jours de jeûne, une nuit sans sommeil, de l’hyperactivité… Le médecin en lui n’aimait pas cela. Il s’empara de son ordinateur, entra quelques mots-clés, fut surpris de constater qu’il était assez facile de trouver l’adresse professionnelle de Mycroft Holmes (un obscur bureau vaguement rattaché au ministère de l’Intérieur), referma l’écran, fit les cent pas devant le canapé.

Sherlock est adulte. Il se débrouille tout seul. Il n’a besoin ni de toi, ni de son frère. Surtout pas de son frère, si on prend en compte la façon dont il parle de lui.

L’ancien soldat eut un geste d’agacement, prit sa veste et descendit l’escalier. Arrivé dans le hall d’entrée, il tomba nez à nez avec Mrs Hudson qui nettoyait la vitre de sa propre porte.

– Bonjour, mon cher, dit-elle de sa petite voix enfantine tout en lui offrant son plus beau sourire. Comment allez-vous ?

John lui rendit son sourire. Il aimait bien cette petite femme vieillotte, qui l’avait fait immédiatement se sentir chez lui au 221B. Comment elle parvenait à supporter Sherlock comme locataire était une question à laquelle il n’avait pas de réponse valable, mais elle semblait satisfaite des occupants du lieu, et, malgré une tendance assez marquée à vouloir faire de « ses garçons » un couple, elle était d’une gentillesse désarmante. Aussi John s’approcha-t-il d’elle pour lui parler de ce qui le tracassait :

– Tout va bien, Mrs Hudson, je vous remercie. Est-ce que vous connaissez bien le frère de Sherlock ?

Le visage ridé se fit plus grave.

– Un peu, répondit-elle. Pourquoi cette question ?

– Je me demandais juste si Sherlock et lui étaient proches ?

– Non, je ne dirais pas cela. Mais Mycroft s’inquiète beaucoup pour lui.

– Pourquoi s’inquiète-t-il ?

Mrs Hudson le regarda comme s’il lui était poussé une deuxième tête. Comme s’il n’était pas absolument évident que n’importe qui d’un peu sensé devait s’inquiéter pour Sherlock.

Mais, en même temps, la vieille dame semblait hésiter à donner de plus amples explications. Comme si elle savait des choses, plus graves, que l’on ne pouvait pas avouer au premier venu.

Décidant qu’après tout, la vie passée de son colocataire ne le regardait pas – et peut-être un peu inquiet de ce qu’il pourrait découvrir –, John fit un sourire rassurant à leur propriétaire et sortit.

A quinze heures trente, il débouchait sur la petite place dont il avait trouvé la localisation sans problème sur son téléphone. Il s’était imaginé qu’il était difficile de dénicher Mycroft Holmes, que Sherlock avait décrit comme un élément important du gouvernement. Mais visiblement, le détective avait exagéré cette importance, s’il en jugeait par les locaux un peu miteux dans lesquels était installé l’aîné des Holmes.

Cependant, lorsqu’il se présenta à l’accueil, les difficultés commencèrent.

Le premier obstacle fut la secrétaire d’une efficacité redoutable qui obstruait efficacement le passage vers le bureau de son supérieur.

– Vous avez rendez-vous ? demanda-t-elle d’un ton pincé qui eût fait reculer le plus courageux des soldats.

– Non.

Le regard qu’elle lui jeta en disait assez long sur le mépris qu’elle éprouvait à son endroit.

– Pour quelle raison souhaitez-vous voir M. Holmes ?

– C’est personnel, répondit John.

– Je regrette, M. Holmes ne peut pas vous recevoir.

Visiblement, elle ne regrettait rien du tout, bien au contraire : interdire l’accès au bureau de son supérieur semblait une des joies les plus intenses de son existence.

– Pourrais-je parler à son assistante ?

– Son assistante ? répéta la vieille chouette.

– Oui… Anthea ?

A ce nom, la secrétaire se raidit encore un peu plus sur son siège. Elle jaugea John un instant, comme pour évaluer sa capacité de résistance, puis se leva et lui fit un bref signe de tête qui pouvait signifier « Attendez ici » tout comme « Ne vous faites pas d’illusions ». Puis elle quitta la pièce et disparut dans un bureau adjacent.

Une minute plus tard, Anthea apparaissait aux côtés de John, qui lui adressa un léger sourire.

– Docteur Watson, le salua-t-elle poliment, toujours aussi jolie, mais toujours aussi inabordable. Que nous vaut le plaisir de votre visite ?

– Je souhaiterais voir votre patron.

– Je crains que cela ne soit pas possible. Mais si je peux transmettre…

– Arrêtez. Dites à Mycroft Holmes que j’ai des informations à lui donner. S’il ne souhaite pas me recevoir, je partirai. Mais allez lui porter mon message. [2]

C’est alors que ledit Mycroft apparut dans l’encadrement de la porte, l’air à la fois sévère et préoccupé.

– Je vous en prie, docteur, entrez. Anthea, ajouta-t-il sèchement à l’adresse de son assistante, lorsque M. Watson se présentera dorénavant, vous l’introduirez directement et immédiatement dans mon bureau. Si d’aventure j’étais en réunion ou en rendez-vous, vous viendriez m’avertir tout de même et vous feriez patienter le docteur dans la petite salle de réunion.

– Bien, monsieur Holmes, répondit la jeune femme prise en faute.

Puis elle s’effaça pour laisser John entrer dans le bureau.

– Je suis très heureux de vous voir, dit Mycroft une fois la porte refermée derrière eux. Puis-je vous offrir quelque chose à boire ? Thé, café ?

Le ton se voulait chaleureux, mais le médecin perçut une certaine tension derrière la cordialité affichée.

– Rien, je vous remercie. Je suis désolé de vous déranger…

– Vous ne me dérangez absolument pas, l’interrompit l’aîné des Holmes avec un geste de la main. Rien de ce qui concerne mon frère ne me dérange – si du moins vous êtes bien venu me parler de Sherlock ?

– Eh bien, oui, répondit John, qui se sentit un peu stupide. Je… Je ne voulais pas vous alarmer, ce n’est rien de grave…

– Je m’en doute, sinon j’aurais été prévenu par mon propre service de renseignements.

John leva les sourcils, mais l’homme en face de lui ne fit aucun commentaire et ne donna aucune indication complémentaire.

– J’imagine, poursuivit-il, que quelque chose dans le comportement de mon frère vous a inquiété. Vous avez alors recherché l’adresse de mon lieu de travail, vous vous êtes déplacé jusqu’ici… C’est donc que quelque chose vous tracasse bel et bien. Comme vous n’êtes pas réellement proche de Sherlock – après tout, vous ne le connaissez que depuis peu de temps – je parierais pour quelque chose de médical. Vous pouvez parler sans gêne. Je vous assure que rien de ce qu’a fait mon frère ne peut me procurer une inquiétude plus grande que celle que j’éprouve déjà en le sachant livré à lui-même. Après tout, Sherlock est un problème ambulant depuis sa naissance. J’ai fini par m’y habituer.

John ne sut que répondre. Il n’avait pas perçu, la première fois qu’il l’avait vu, l’inquiétude de Mycroft Holmes, et s’était juste dit qu’il avait été informé bien rapidement de ce qui s’était passé au Collège Roland Kerr, mais il ne s’était pas davantage posé de questions. [3] A présent qu’il commençait à mieux connaître son colocataire, il compatissait volontiers. Le détective, sans cesse entraîné dans des situations dangereuses, de par son métier, ne faisait aucun cas de sa santé et se mettait régulièrement lui-même en danger. Dans ces conditions, il était logique que sa famille s’inquiète. De là à le faire surveiller…

Prenant les paroles de son interlocuteur au pied de la lettre, il décida d’aborder la question sans détours :

– Votre frère a-t-il déjà été examiné ou traité pour anorexie ou troubles du comportement alimentaire ?

Dans le regard de Mycroft passa un éclair que John eut de la peine à saisir.

– Je comprendrai parfaitement que vous ne souhaitiez pas me répondre, ajouta l’ancien soldat, craignant d’être allé trop loin. Je ne voulais pas être indiscret, cela ne me regarde pas…

– … mais mon hésitation parle d’elle-même, soupira l’aîné des Holmes. Vous n’êtes pas indiscret, docteur Watson. Mon frère n’a jamais, à proprement parler, consulté un médecin pour ce genre de troubles. Néanmoins… Vous avez, j’imagine, pu constater à quel point ses habitudes alimentaires sont déplorables. Il n’y a rien que je puisse faire pour y remédier. J’ai essayé, mais je ne peux tout de même pas le nourrir par la force. Ce n’est plus un enfant.

John se demanda si Mycroft ne le regrettait pas par moments.

– Il était pire étant petit, dit-il comme s’il avait lu dans les pensées de son interlocuteur. Puis-je vous demander ce qui vous a décidé à venir me voir précisément aujourd’hui ? Après tout, vous avez eu largement le temps de constater que mon frère est un parfait inconscient sur le plan alimentaire et en ce qui concerne l’hygiène de vie en général.

– J’ai travaillé avec des anorexiques, expliqua John, et je ne souhaite à personne…

Il était embarrassé, ne sachant comment continuer.

– Votre frère a-t-il déjà pris des… substances pour…

Mais le médecin s’arrêta net. Le visage de son interlocuteur avant soudainement changé de couleur et sa pâleur inquiéta vaguement John.

– Quelles substances ? demanda Mycroft, sur un ton autoritaire, presque agressif.

– Des… des laxatifs, répondit John.

Il ne put s’empêcher de rougir stupidement tandis que la couleur revenait sur le visage de Mycroft Holmes. Ce dernier esquissa un sourire indulgent.

– Je vois. Une expérience quelconque ? demanda-t-il, presque amusé.

– Oui. Cela ne vous inquiète pas ?

L’homme en face de lui le transperça de son regard aigu. Il semblait évaluer le degré de confiance qu’il pouvait lui accorder.

– Toutes les stupidités que fait Sherlock m’inquiètent, répondit-il lentement. Mais à des degrés divers. Je sais que mon frère a une conception très personnelle de la nourriture, du sommeil, des médicaments, mais il connaît généralement ses limites. Il a besoin de son corps pour aller enquêter (une légère grimace révéla à John ce que son interlocuteur pensait du travail sur le terrain) et il ne peut se permettre de le négliger totalement.

– Ce qui n’est tout de même pas sain, fit remarquer John.

– Non, bien sûr. Mais si vous arrivez à faire dormir et manger mon frère lorsqu’il a décidé de ne pas le faire, c’est que vous êtes un grand magicien. Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’être venu me faire part de vos… inquiétudes. N’hésitez pas à revenir ou à m’appeler. Voici mon numéro.

L’homme lui tendit une carte de visite, que John prit machinalement.

– C’est ce que vous vouliez dire lorsque vous avez essayé de…

Comment dire les choses poliment alors que le souvenir lui cuisait encore ?

– De vous acheter ? proposa Mycroft, nullement gêné.

– Vous vouliez ce genre d’informations ? demanda l’ancien soldat, encore incrédule. Parce qu’il ne vous laisse pas pénétrer dans son intimité, et que vous savez qu’il a tendance à… à faire n’importe quoi ?

– Votre déduction est correcte, docteur Watson. Sherlock ne me laissera pas m’immiscer dans sa vie, encore moins lui faire des remarques. Néanmoins, il a besoin de quelqu’un pour le surveiller. Je pensais que, peut-être, vous pourriez remplir ce rôle.

– Pourquoi me payer pour ça ?

Le médecin n’avait toujours pas digéré cet épisode.

– Il semblerait que je vous aie sous-estimé.

A ça, John n’avait rien à répondre.

 

 

[1] Comme d’habitude, quand il y a des jeux de mots comme ça dans mes titres, c’est qu’ils ne sont pas de moi mais de mon conjoint. Merci à lui !

[2] Dans le premier épisode de la série, Mycroft « kidnappe » John et lui propose de l’argent en échange de renseignements sur Sherlock, ce que l’ancien soldat refuse de lui donner. Mais par la suite (je crois que c’est dans l’épisode 2 de la saison 2), on se rend compte que John appelle Mycroft pour le tenir au courant de l’état de santé mentale de Sherlock et d’un éventuel risque de rechute (par rapport à la drogue). On peut donc imaginer que quelque part entre le début de la série et la deuxième saison, John a changé d’avis et est devenu l’« agent contant » de Mycroft pour lui dire quand son frère fait vraiment n’importe quoi.

[3] A la fin de la saison 1, Mycroft arrive en effet très rapidement sur les lieux du « crime » et déclare lui-même à Anthea qu’il faut « élever le niveau de surveillance » qui concerne son frère… On voit aussi dans la saison 4 (que je considère malheureusement comme canon) qu’il utilise les caméras de surveillance de la ville pour pister Sherlock.

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