Il est avec moi
Chapitre 11 – Le malentendu [1]
John rentra à l’appartement quelque peu fatigué par la tension de ces deux derniers jours. Il était vraiment temps, songea-t-il ironiquement, qu’il retrouve le calme de l’hôpital, l’absence de pression des urgences…
Il déposa son blouson sur une chaise, soupira face à la bassine encore pleine, qui ne sentait pas la rose, et décida qu’il avait amplement mérité une longue douche chaude, puis, peut-être, une sieste réparatrice. Après tout, il n’avait que peu et mal dormi la nuit précédente.
Lorsqu’il sortit de la salle de bains trois quarts d’heure plus tard, lavé, rasé, détendu, il tomba nez à nez avec un Sherlock apathique, allongé sur le canapé du salon.
– Où étais-tu passé ? demanda John en s’asseyant en face de lui.
Il constata avec plaisir que la bassine avait été enlevée ; probablement ni vidée ni nettoyée, mais enlevée, ce qui était déjà un début. Le détective ne lui répondit pas ; John décida de ne pas s’en formaliser. Il s’empara d’un journal qui traînait et l’ouvrit.
– En tout cas, ajouta-t-il en parcourant distraitement les gros titres des yeux, c’était plutôt spectaculaire ce matin ! Forbes était sur le point d’exploser.
Aucune réaction. Sherlock continuait de fixer le plafond.
– C’était sympa, ce que tu as fait pour Hopkins. Il aurait voulu te remercier, mais tu étais déjà loin…
– Ce n’était pas « sympa », trancha le détective sèchement. Je ne l’ai pas fait par bonté d’âme.
L’ancien soldat haussa les épaules. Il y avait quelque chose d’étrange dans le ton du détective, quelque chose de brusque, de sec et de cassant qu’il réservait généralement à Anderson ou à Sally Donovan. John choisit cependant de ne pas s’en offusquer.
Il était trop fatigué pour cela.
– Pourquoi alors ?
– Pour avoir mes entrées à Scotland Yard autrement que par Lestrade. Cet Hopkins est un niais doublé d’un idéaliste, il pensera avoir une dette envers moi.
Sherlock ricana.
– Tu sais que tu aurais pu le mettre dans une sale situation ? s’indigna John en reposant le journal. Tu t’en fous toujours, de ce qui peut arriver aux autres par ta faute ?
– Je me moque en effet éperdument de ce qui peut arriver aux autres, rétorqua Sherlock sur un ton cassant. Et je ne suis pas le seul d’ailleurs.
Cette fois, c’était clair, le mépris du détective était essentiellement dirigé contre lui. John eut l’impression d’avoir manqué une marche.
– Euh… Tu peux m’expliquer ?
– T’expliquer quoi ?
– Pourquoi tu as l’air tellement en colère.
– En colère ? répéta le cadet des Holmes. Je ne suis pas en colère.
– C’est bien imité, alors.
– Je ne comprends pas pourquoi tu perds ton temps et le mien à me poser des questions. Je me demande même pourquoi tu es encore là.
John se demanda brièvement s’il n’était pas, par inadvertance, passé dans un univers parallèle.
– Pourquoi je suis encore là où ? Dans le salon ?
– Dans l’appartement, répondit Sherlock sur le ton de l’évidence.
John ne s’énerva même pas. Se souvenant des sous-entendus de Mycroft Holmes, il envisagea la possibilité que son colocataire ait absorbé une substance autre que des laxatifs et ne sache plus ce qu’il disait.
– Je te rappelle que j’habite ici, tu te souviens ? demanda-t-il prudemment.
– Plus pour très longtemps à ce qu’il semble !
– Euh… De quoi tu parles ? demanda le médecin, hésitant entre agacement et inquiétude.
– Ne fais pas l’innocent, c’est bon, j’ai très bien compris !
– Tu es bien le seul, répondit John qui sentait l’énervement le gagner petit à petit. Pourquoi devrais-je partir ?
Sherlock se redressa brusquement sur le canapé et pointa un doigt accusateur vers le blouson du médecin.
– Je sais très précisément où tu es allé cet après-midi, John, et pour quelle raison !
Stupidement, son interlocuteur rougit. Il pensait pouvoir garder secrète cette petite visite à Mycroft Holmes. Or, à peine une heure après son retour, il était déjà percé à jour !
Tout ce qu’il trouva à répondre fut :
– Tu as fouillé dans mon blouson ?
– Je t’en prie, la carte de visite de mon frère est assez particulière pour que je la voie d’ici ! Il m’a suffi d’un petit coup d’œil à tes recherches Internet pour constater que tu avais cherché l’adresse de son bureau.
Les pièces du puzzle se mirent lentement en place dans l’esprit de John. Partagé entre la colère face à cette invasion dans sa vie privée et la curiosité de savoir quelle avait été l’étape suivante du brillant raisonnement de Sherlock, il opta pour une réponse à demi irritée seulement :
– Tu n’as pas à fouiller dans mes affaires, quelle qu’en soit la raison ! Ce que je fais ne te regarde pas !
– Si tu vas voir mon frère, ça me regarde. Maintenant, si ça te déplaît, tu peux prendre tes affaires et t’en aller, ce n’est pas moi que ça chagrinera. Je serai bien plus tranquille pour travailler seul. Quand tu es dans mes jambes, tout va beaucoup plus lentement.
John resta bouche bée. Son cerveau sembla, pendant un instant, parfaitement incapable de fonctionner normalement. Puis, lorsque tout, après quelques secondes de blocage, se reconnecta, une pensée fulgurante le traversa : « Pars. Pars maintenant, tout de suite. Ton colocataire est complètement fou. Tout ce que tu as à y gagner, c’est encore plus d’emmerdements. Qu’est-ce qui te retient ? »
Et c’était vrai : qu’est-ce qui le retenait ?
Ça fait six semaines que tu te poses la question, chuchota l’exaspérante petite voix de la raison. Il serait peut-être temps d’y répondre.
Pendant ce temps, Sherlock s’était de nouveau affalé sur les coussins du divan et avait repris la contemplation du plafond dans laquelle il semblait plongé à l’arrivée de John. Les traits de son visage n’exprimaient rien. Son colocataire aurait pu quitter le 221B, là, tout de suite, qu’il ne s’en serait probablement pas aperçu.
Ce fut cette apathie qui décida l’ancien soldat. Ah, Sherlock voulait jouer à ça ? Parfait. John était capable de jouer aussi. Il traversa la pièce d’un pas énergique, posa ses mains sur les épaules du détective et le força à se tourner vers lui.
Visiblement, malgré son intelligence supérieure, Sherlock n’avait pas anticipé cette réaction, au vu du cri de surprise et de protestation qu’il laissa échapper, tout en cherchant à mettre entre John et lui le plus de distance possible.
Peine perdue, son colocataire le maintenait fermement cloué au canapé, lâchant ses épaules pour emprisonner ses poignets.
– John, arrête ! s’écria Sherlock sur un ton peut-être légèrement plus inquiet qu’il n’aurait voulu le laisser paraître.
– Tu n’aimes pas qu’on te touche, c’est ça ? demanda John avec colère. Très bien. Message reçu. Moi, je n’aime pas qu’on me prenne pour un con et qu’on me traite comme quantité négligeable. Donc, soit tu me donnes des explications polies, soit tu risques de constater que je peux être aussi peu aimable que toi quand l’envie m’en prend. Je te ralentis, il paraît ? Eh bien, tu vas voir ce qui se passe lorsque je décide d’immobiliser totalement quelqu’un. [2]
Sherlock tenta un coup de pied, que John para aisément avec son genou.
– Pourquoi veux-tu que je parte ? demanda-t-il froidement, tout en raffermissant un peu plus sa prise sur le poignet de son colocataire.
Ce dernier ricana.
– Comme si tu ne voulais pas quitter l’appartement, ironisa-t-il en tentant une nouvelle fois de se dégager.
John passa rapidement en revue tout ce qu’il avait fait et dit dans les dernières vingt-quatre heures, cherchant quelque chose qui pût expliquer la soudaine conviction du détective, mais il ne trouva rien.
Il pensait à partir, certes, à peu près tous les deux jours depuis qu’il était arrivé dans cet appartement de fou, mais cela, Sherlock n’était pas censé le savoir, et il était certain que rien, récemment, n’avait pu le trahir.
– Pourquoi dis-tu ça ? Dis-le-moi et je te relâcherai.
– C’est évident.
C’était faux, surtout, comprit John. Il n’avait aucune envie de partir. Il venait de le réaliser à l’instant même : il avait trouvé au 221B le meilleur compromis possible entre vie civile et appel de l’aventure. Un semblant de normalité, la possibilité de rencontrer d’attirantes jeunes femmes, d’exercer la médecine (son travail lui plaisait réellement), tout en assistant Sherlock dans ses enquêtes. Tant pis si son acolyte était complètement barré. Cela n’avait aucune importance.
Si ce n’est qu’en ce moment précis, ledit acolyte semblait persuadé que John voulait le quitter sur l’heure.
– Évident en quoi ? demanda John, qui tenait toujours étroitement serrées les articulations de Sherlock, plus par vengeance mesquine que par réelle colère.
– Tu n’as pas apprécié de constater que j’ai des « dossiers » sur tous ceux que je connais, y compris sur toi, et tu as réalisé qu’en fait, tu n’avais pas très envie de vivre avec un sociopathe. Ce que je comprends parfaitement, soit dit en passant.
Le ton de Sherlock s’était fait très calme, mais il imprima un mouvement brusque à ses poignets pour faire lâcher prise à son interlocuteur. Sans succès.
John voulut pousser le raisonnement jusqu’au bout.
– En admettant que ce soit vrai, qu’est-ce qui te permet de l’affirmer ?
– Pour quelle raison serais-tu allé voir Mycroft sinon ? Tu es allé lui dire que votre accord était caduc.
– Notre accord ? répéta le médecin abasourdi. Sherlock, tu te souviens que j’ai refusé l’argent de ton frère ? Il me semble même que ça t’avait plutôt déçu. Tu aurais bien voulu qu’on le partage. Alors, pourquoi remets-tu cela sur le tapis spécialement maintenant ?
– Oh, je t’en prie ! Vieille technique éculée : faire semblant de refuser de te laisser soudoyer pour une chose alors que tu es payé pour en faire une autre. Mycroft est très doué à ce genre de jeux, mais il semble avoir oublié qu’il a déjà utilisé ce genre d’astuce grossière avec moi.
John n’y comprenait plus rien, mais alors plus rien du tout.
– Tu sais, ce n’est vraiment pas la peine de faire semblant, dit Sherlock sur le mode badin. Je crois que tu peux me lâcher à présent.
L’ancien soldat, stupéfait, laissa libres les poignets de Sherlock. En voyant ce dernier se frotter les articulation avec une petite grimace, il se sentit quelque peu honteux.
– Je t’ai fait mal ?
L’autre haussa les épaules. Pour éviter le retour du mutisme, John enchaîna :
– Écoute, je ne comprends rien à ce que tu dis. Je t’assure que jamais ton frère ne m’a payé pour… pour quoi que ce soit. D’ailleurs, j’ai beau chercher, je ne vois vraiment pas pour quelle raison il aurait pu vouloir… m’engager.
Le détective plongea son regard dans celui de John, comme pour évaluer sa sincérité. L’incrédulité qui se peignait sur son visage s’estompa petit à petit pour laisser la place à une certaine perplexité.
– Tu veux dire que… commença Sherlock, avant de s’arrêter net.
– Que quoi ?
– Que c’était un hasard, poursuivit le cadet des Holmes sur un ton volontairement neutre, si tu as rencontré Mike Stamford juste le jour où je lui avais parlé de mes problèmes de colocation ?
– Qu’est-ce que Mike a à voir dans l’histoire ? demanda John, non sans un mouvement d’humeur (tous ces sous-entendus recommençaient à l’énerver). Bien sûr, c’était un hasard ! Qu’est-ce que tu t’imagines ?
Bonne question. Qu’est-ce que Sherlock pouvait bien s’imaginer ?
John s’arrêta net dans sa diatribe. Il ne pouvait tout de même pas croire…
– Tu pensais, poursuivit lentement le médecin, choqué par ses propres mots, que ton frère m’avait payé pour que je me mette en colocation avec toi ?
Le simple fait de le dire montrait l’absurdité de la chose, mais le léger hochement de tête de Sherlock indiquait que la supposition n’était peut-être pas si aberrante que cela.
– Mais enfin, même ton frère n’est pas assez tordu pour…
– Tu n’imagines même pas à quel point Mycroft peut être « tordu », comme tu dis, coupa le détective sur le ton de l’évidence.
Avec, peut-être, un rien de rancœur.
– Tu ne veux pas dire…
De nouveau, John s’arrêta. Le raisonnement qu’il était en train de dérouler ne pouvait tout simplement pas aller plus loin. Sherlock, cependant, le regardait, un petit sourire ironique (et amer, sembla-t-il à son colocataire) au coin des lèvres.
– Si, si, vas-y, ose !
– Ton frère… a déjà payé quelqu’un pour être ton colocataire et… t’espionner ?
– Bonne déduction, murmura Sherlock. [3]
[1] Ce titre est très banal, mais c’est une référence à une pièce de Camus dans laquelle un personnage qui ment sur son identité finit par être pris tragiquement au piège de son propre mensonge.
[2] La réaction de John peut sembler quelque peu excessive, peu respectueuse et contraire à la déontologie de sa profession, mais je pense qu’il a besoin d’affirmer ses propres capacités dans un domaine (en l’occurrence, physiquement) et de montrer à Sherlock ce que ça fait de se retrouver « nié ». Il sait très bien que Sherlock n’aime pas être touché, tout comme Sherlock sait bien que John n’aime pas être pris pour un débile. C’est une leçon qu’il veut lui donner ici, même si je reconnais qu’il n’agit pas très moralement. Personnellement, je le trouve excusable étant donné l’attitude exécrable de son coloc.
[3] Bien sûr, ce n’est absolument pas canon, mais je trouve l’idée pas si délirante que ça, connaissant l’obsession de contrôle de Mycroft et le passif de Sherlock (dans la série, hein ; chez ACD, Mycroft apparaît deux fois et demie et se moque bien mal de la manière dont son frère choisit de vivre sa vie)...