Il est avec moi

Chapitre 12 : Tout frère payant

Chapitre final

2737 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/09/2025 20:00

Chapitre 12 – Tout frère payant [1]


John avait déjà pu constater à quel point les relations entre les deux frères Holmes étaient tendues et étranges, mais l’idée d’un Mycroft achetant (il n’y avait pas d’autre mot) un colocataire à son cadet lui semblait tout simplement impossible. Pour quelle raison aurait-il bien ou vouloir faire une telle chose ? Quelle lien existait-il réellement entre les deux frères ? Jusqu’à quel point le plus âgé surveillait-il le plus jeune ? Et pourquoi ? Pour établir sur lui son ascendance, comme Sherlock semblait le penser ? Ou bien pour l’empêcher de… de quoi au juste ? John pouvait comprendre que l’on s’inquiétât pour son colocataire, de façon raisonnable, mais de là à le faire espionner…

Une phrase de Mycroft lui revint alors en mémoire.

Mon propre service de renseignements m’aurait averti.

Oh. Bon. Il semblait que Sherlock ne soit pas totalement paranoïaque, en fin de compte.

Pendant que John se faisait toutes ces réflexions, le détective le fixait intensément, comme s’il évaluait la quantité d’informations qu’il pouvait fournir à cette nouvelle connaissance. Comme le silence s’éternisait, John reposa sa question.

– Ton frère t’a fait espionner par un colocataire qu’il avait spécifiquement engagé pour jouer ce rôle ?

Sherlock se décida et hocha la tête.

– Il s’appelait David Sherman. [1] J’y ai cru pendant plusieurs années.

John comprit qu’avoir été dupe de son frère pendant si longtemps dérangeait Sherlock bien davantage que le fait d’avoir été espionné.

– Il faut dire que notre rencontre avait vraiment l’air due au hasard. Un peu comme la nôtre, ajouta le détective avec un regard appuyé en direction de John.

Ce dernier haussa les épaules avec résignation.

– Comment l’as-tu rencontré ? demanda-t-il, glissant sur l’accusation implicite.

– Son chien s’est jeté sur moi et m’a mordu. [2] J’ai encore la cicatrice. Pour se faire pardonner, David, après avoir vainement essayé de me traîner aux urgences, m’a invité à prendre un verre. J’ai accepté, plus pour qu’il me fiche la paix que par réel désir d’écouter ses excuses, puis nous nous sommes découvert des intérêts communs.

– Oh. Résoudre des crimes, par exemple ?

– Non, non, pas à cette époque. Je commençais mes études à Cambridge. Mes parents ne voulaient pas que je vive seul…

– Il n’y a pas d’internat sur le campus de l’université ?

Une légère, très légère rougeur colora les joues de Sherlock.

– Si, mais… j’ai trouvé le moyen de m’en faire exclure dès la première semaine.

John ouvrit de grands yeux. Et pourtant, cela n’avait rien de surprenant. Si son colocataire avait déjà certaines de ses plus exaspérantes habitudes…

– Quoi ? s’écria le détective, avec un rien d’agressivité.

– Rien, s’empressa de répondre l’ancien soldat, qui voulait entendre la fin de l’histoire. Je me demandais juste ce que tu avais fait.

– Sauter ma chambre avec une expérience ratée. Mais comme c’était un émérite professeur de chimie qui nous en avait expliqué le principe, je n’ai pas été renvoyé de cours.

Le médecin ne releva pas. Il imaginait sans peine la scène.

– Et donc, tu devais trouver un colocataire.

– Exactement. Deux jours après, le chien de David me mordait. Une semaine après, nous avions loué un petit meublé non loin du campus. Nous avons tout de même passé cinq années dans cet appartement.

– Et pendant cinq ans, tu ne t’es rendu compte de rien ? Toi, Sherlock Holmes ? ironisa John.

Le détective haussa les épaules.

– Nous avions malgré tout des goûts communs. David était un excellent physicien et s’intéressait assez à la chimie et à la biologie pour que nous ayons des conversations relativement intéressantes à ce sujet. Mes études étaient alors la seule chose qui m’intéressait.

– Et lui, de son côté, t’a supporté pendant cinq ans ? demanda John, légèrement dubitatif.

– Il était très bien payé, je pense. Sa famille n’était pas riche. Il avait besoin de cet argent. Jusqu’au jour où j’ai été impliqué dans une petite enquête concernant son père, un taxidermiste de renom. Il est mort peu de temps après et David m’a plus ou moins accusé de ne pas avoir su prévoir ce qui allait se passer. J’avais pourtant conseillé à son père de prendre ses précautions, mais il n’a jamais voulu avertir la police. Suite à cette histoire, David est allé voir Mycroft et lui a rendu son tablier, puis il est venu chercher ses affaires et je ne l’ai jamais revu. Il en a profité pour me dire qu’il avait été engagé dès le premier jour par mon frère pour me surveiller. Il avait l’air de prendre ces paroles pour une douce vengeance, conclut Sherlock pensivement. Quoique je ne voie pas en quoi cela aurait pu me blesser.

John se garda bien de faire des commentaires à ce sujet. Toute cette histoire lui semblait proprement délirante, et il se demandait si toute la vie des frères Holmes était semée de ce genre d’anecdotes.

Quoique le mot « anecdote » semblât plutôt mal choisi.

– Mais pourquoi tes parents voulaient-ils que tu aies un colocataire ? Tu n’étais pas majeur et vacciné à l’époque ?

Le détective fit un vague geste de la main, comme pour chasser une mouche ou une pensée importune.

– Ça n’a pas d’importance, éluda-t-il. Ce qui m’intéresserait beaucoup plus serait de savoir pourquoi tu es allé voir Mycroft, s’il ne te paye pas ?

– Oui, répondit John, bien décidé à ne pas lâcher le morceau, mais moi, je voudrais savoir pour quelle raison tu cherchais une colocation alors que, visiblement, tu ne manques de rien et que tu peux parfaitement t’offrir l’appartement seul si tu le souhaites, étant donné que Mrs Hudson nous fait un prix spécial. Je t’ai déjà posé la question il y a deux jours, si tu te souviens.

Question inutile. Sherlock se souvenait de tout.

– Je te dis pourquoi je cherchais un colocataire, tu me dis pourquoi tu étais chez Mycroft cet après-midi, offrit Sherlock d’une voix neutre.

John eut un geste d’agacement. Il n’avait pas envie de rentrer dans le cercle vicieux des échanges d’informations personnelles. Il n’avait plus dix ans.

D’un autre côté, constater que Sherlock n’avait pas réussi à déduire quelque chose, pire, s’était trompé dans son raisonnement, était tellement exceptionnel (cela n’était même jamais arrivé jusqu’ici, pour tout dire) que John avait envie d’en connaître la raison.

Sans compter, ajouta l’horripilante petite voix, que tu aimerais bien savoir pourquoi Sherlock ne veut pas ou ne peut pas vivre seul.

– D’accord, finit-il par dire en se rasseyant plus confortablement. Toi d’abord.

– Au lycée, j’ai fait des bêtises lorsque j’ai été livré à moi-même. Mes parents ont refusé de me laisser étudier si je ne vivais pas auprès de quelqu’un. A l’internat, ils pensaient que je serais bien surveillé, mais malheureusement, ça n’a pas fonctionné.

– Tu veux dire que si ce David n’était pas arrivé à point nommé, tes parents ne t’auraient pas laissé étudier à Cambridge ?

Sherlock haussa les épaules.

– Je ne sais pas ce qu’ils auraient fait. Peut-être auraient-ils emménagé à Cambridge pour me surveiller. Mais ils n’en ont pas eu besoin puisque Mycroft a trouvé David.

– Mais pourquoi ? Pourquoi te fallait-il un chaperon ?

Le détective ne répondit rien.

– Qu’est-ce que tu as bien pu faire comme bêtise qui nécessite une surveillance de tous les instants ?

– Je ne suis pas tenu de te le dire, si ? En tout cas, je ne m’y suis pas engagé.

John, sur le point d’exploser face à cette mauvaise foi puérile, se calma soudain. Il venait de s’imaginer Sherlock en Don Juan, vil suborneur de jeunes filles chastes et naïves. Cette vision était si peu en adéquation avec le personnage qu’il connaissait qu’il ne put s’empêcher d’éclater de rire.

– Qu’est-ce que j’ai dit de drôle ?

– Rien, rien.

John se mordit l’intérieur des joues pour s’ôter de la tête quelques images irrésistibles, puis revint à son raisonnement.

Restent la fugue ou la drogue, conclut-il, ce qui lui ôta pour l’instant toute envie de rire.

– Et entre tes études et maintenant, où as-tu vécu ? demanda-t-il.

Sherlock, contre toute attente, rougit.

– Chez ton frère ? proposa John.

La rougeur des joues de son colocataire s’accentua, mais il ne répondit rien. L’ancien soldat en déduisit que sa supposition était la bonne, ou du moins proche de la vérité.

– Maintenant que j’ai satisfait ta curiosité, peut-être pourrais-tu m’accorder une réponse ? demanda Sherlock en plantant son regard dans celui de son colocataire. Pourquoi étais-tu chez Mycroft, si ce n’est pour mettre un terme à un… accord avec lui, quel qu’il soit ?

John soutint le regard du détective et constata avec une certaine amertume que ce dernier n’avait absolument aucune confiance en ce qu’il lui avait dit.

– Tu ne me crois toujours pas ?

– Bien sûr que non.

– Tu ne peux vraiment pas trouver une autre raison par toi-même ?

– Non.

Sherlock se redressa et, visiblement insulté, émit un son de protestation, mais John poursuivit sans tenir compte de l’interruption :

– Tu crois vraiment que si j’étais déjà en contact avec ton frère, il m’aurait donné sa carte de visite ? Dans le genre « discret », il y a mieux, non ?

Le détective haussa les épaules, mais John put voir que le coup avait porté. Avec un peu de chance, il n’aurait pas à donner d’autre explication…

C’était sans compter sur l’obstination de son colocataire.

– J’attends la vérité, alors.

John se lança, agacé sans véritablement savoir pourquoi :

– Je m’inquiétais pour toi.

L’espace d’un instant, le visage de Sherlock trahit une profonde surprise.

– Pour moi ?

– Pour ta santé, si tu préfères, rectifia le médecin.

– A cause de cette histoire de laxatifs ?

John hocha la tête.

– C’est ridicule, trancha le détective.

– Il n’y a pas que ça, protesta John. Il y a aussi la façon dont tu traites ton corps, de façon plus générale. Comme s’il n’existait pas. Ou plutôt comme s’il n’était qu’une machine bien pratique.

– C’est exactement ce qu’il est. Un moyen de transport, rien de plus.

– Tu ne vas pas vivre vieux à ce rythme-là, ne put s’empêcher de faire remarquer l’ancien soldat.

– Qu’est-ce que ça peut te faire ?

La question semblait sincère. John soupira.

– Je ne sais pas. Peut-être que je m’inquiète parce que je suis médecin et que c’est mon métier de soigner les gens. Peut-être que je m’inquiète parce que tu es mon ami, et que je n’ai pas envie de te voir te bousiller la santé.

A ce mot d’« ami », Sherlock leva les sourcils. De nouveau, il regardait son colocataire avec cet air étonné qu’il avait parfois lorsque John se montrait tout simplement gentil.

– Dans ce cas, dit prudemment le détective comme s’il s’attendait à voir John refuser, on pourrait peut-être aller ce soir manger chez Angelo. Tu pourras constater que, de temps en temps, je nourris mon corps.

– C’est le « de temps en temps » qui me dérange, tu vois…

John s’apprêtait à servir à son colocataire, en guise d’apéritif, un sermon sur la nécessité de manger tous les jours, de s’hydrater régulièrement, de dormir plus de deux heures par nuit, bref de prendre un minimum soin de soi, mais il s’arrêta lorsqu’il comprit que Sherlock ne l’écoutait pas et attendait une réponse.

Une réponse à quoi ? se demanda John. Puis il comprit. Sherlock était sûr que son colocataire allait refuser son… invitation au restaurant. C’était peut-être, d’ailleurs, la première fois qu’il invitait qui que ce soit où que ce soit.

– Mais oui, bien sûr, répondit John en coupant net sa diatribe. (Tant pis, il ferait son petit laïus sur « la santé avant tout » une autre fois.) Sans laxatifs, cette fois-ci ? ajouta-t-il en souriant.

Sherlock semblait presque étonné et John se demanda, pour la énième fois depuis qu’il connaissait le détective, combien d’amis il avait bien pu avoir dans toute son existence.

– Sans laxatifs, acquiesça-t-il.

– Et tu videras la bassine ?

Sherlock s’autorisa également un sourire, mais ne dit rien.

John se demanda si ça voulait dire plutôt oui ou plutôt non.

Et il espérait que ça voulait dire oui.

Un silence mi-gêné mi-complice s’établit dans le salon, comme à chaque fois que deux adultes se font des confidences qu’ils n’avaient absolument pas prévues.

– Tu as vraiment l’intention de reprendre ton activité médicale ? demanda alors Sherlock sur un ton neutre.

– Oui, bien sûr, répondit John, surpris de la question. Pourquoi ?

– Tu n’avais pas l’air de chercher avec beaucoup d’enthousiasme, alors je me demandais.

Touché, murmura la petite voix.

– Eh bien, j’imagine que… que cette guerre m’a plus affecté que je ne voulais l’admettre, confessa l’ancien soldat. Je voulais… remettre mes idées au clair, prendre du recul, me reposer avant de revenir à ma profession.

Sherlock leva un sourcil sceptique.

Te reposer en pourchassant des criminels ?

John s’aperçut alors de l’incongruité de sa réponse et il ne put retenir un petit rire.

– Que veux-tu, on ne se refait pas !

Heureusement, pensa Sherlock malgré lui. Avoir John à ses côtés était probablement la meilleure chose qui lui soit arrivée depuis… depuis que Lestrade lui avait confié sa première enquête, probablement. Il n’était pas certain de vouloir y penser réellement, mais il ne pouvait s’empêcher de s’avouer que l’arrivée de son colocataire avait bouleversé son existence. Il avait quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui l’écoutait, quelqu’un qui l’admirait, quelqu’un qui l’aidait, non pas tant dans ses enquêtes que dans ses relations aux autres, quelqu’un qui ne le jugeait pas. Cela durerait le temps que cela durerait, mais en attendant, c’était… bien.

– Non, murmura-t-il. On ne se refait pas.


[1] Toujours pas de moi. Un grand merci à mon copain, comme d’habitude.

[2] Quand j’ai écrit cette fic, avant la sortie de la saison 4, j’avais nommé le premier colocataire de Sherlock « Victor Trevor » (personnage qui apparaît dans une nouvelle d’ACD, « Le Gloria Scott », et qui a effectivement été ami avec Holmes dans sa jeunesse), mais étant donné ce qu’ils ont fait avec ce nom dans la saison 4, je ne pouvais décemment pas le garder. J’ai donc changé son identité et choisi le nom de David Sherman, un personnage du Signe des Quatre de Conan Doyle qui connaît Holmes suffisamment bien pour l’appeler « Mr Sherlock » (ce qui me semble dingue, parce qu’après 40 ans d’amitié indéfectible, Holmes et Watson s’appellent toujours par leur nom de famille, mais passons).

[3] C’est ainsi que Holmes rencontre Victor Trevor dans « Le Gloria Scott ».

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