A la fin, c'est l'eau qui gagne

Chapitre 1 : Sueurs froides

5795 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/10/2025 16:48

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de fanfictions.fr de Septembre- Octobre 2025 : « Du sang, des larmes et de la sueur». Etant donné la longueur de la fic, je l'ai divisée en 3 chapitres, et si la sueur a un rôle à jouer ici comme métaphore de l'angoisse et de l'impuissance, les fluides corporels prendront davantage d'importance dans la suite de cette histoire.

  Avertissement : cette fic est assez sombre (je la classerais dans Angst sans hésitation si ça existait ici), et elle se situe pendant et après la saison 4. Pour celles et ceux qui n’auraient pas vu cette saison, je fais un petit résumé dans cette intro. Si vous ne voulez pas être spoilé(e)s, ne lisez pas !

Donc, comment résumer ce bordel sans nom qu’est la saison 4 ? Sherlock a une jeune sœur, Eurus (« le vent d’Est »), qui éclipse ses deux frères par son intelligence et son inadaptation au monde. (Déjà, je trouve que ça commence mal, mais bon…) Très jeune, elle a développé une sorte de fascination-haine pour Sherlock et a notamment été jalouse de son ami d’enfance, un certain Victor Trevor, qu’elle a tout simplement assassiné en le jetant / poussant / attirant (on ne sait pas trop) dans un puits empli d’eau. Sympa, hein ? Puis elle a voulu mettre le feu à la maison familiale pour tuer son frère. Elle a alors été placée dans un institut spécialisé (tu m’étonnes), qu’elle a également fait cramer. Un des oncles des deux frères Holmes a fait croire à leurs parents qu’Eurus était morte dans l’incendie, alors qu’elle a été incarcérée à Sherrinford, une unité psychiatrique / prison très très très bien gardée (genre Azkaban-Alcatraz). Quand l’oncle en question est mort, il a révélé à Mycroft, en tant qu’aîné, ce qu’il était réellement advenu de sa sœur, et ce fardeau lui a donc été confié. De son côté, Sherlock a totalement occulté tout ce qui concerne sa sœur et son ancien meilleur ami (il pense avoir eu un chien nommé Barberousse, mais c’était en réalité l’identité de « pirate » de Victor). Je ne sais pas si c’est très crédible, mais c’est flippant et aussi un peu pénible (oui, j’en ai marre que tout le monde soit des génies avec des problèmes psy – dans le cas d’Eurus, on a dépassé le simple « problème psy », mais bon, vous voyez l’idée).

Ajoutez à ça que dans l’épisode 1, Mary meurt, John est en deuil / dépression (et en colère contre son ami qu’il pense responsable de la mort de sa femme) et Sherlock camé au dernier degré. A la fin de l’épisode 2, tout ça semble se résoudre puisque John fait plus ou moins la paix avec la situation et aide Sherlock à se sortir de la spirale de la drogue. Le premier chapitre de ma fic se situe en partie à ce moment (entre les épisodes 2 et 3, donc) : Sherlock est en sevrage forcé et ses proches se relaient auprès de lui pour ne pas le laisser seul et l’empêcher de rechuter. Désolée pour ce long résumé, il est difficile de faire concis vu la densité de cette dernière saison (densité qui en devient même très lourde, et j’arrête là mes critiques.)

 

 


Chapitre 1 : Sueurs froides


Il n’avait pas toujours eu du mal à s’endormir le soir. Enfant, il dormait même plutôt bien. Peu, certes, mais bien. Les insomnies étaient apparues lorsque Eurus avait commencé à vouloir « jouer » au milieu de la nuit avec Sherlock. Enfin, avec Sherlock et des couteaux de cuisine. Il avait caché les couteaux, dormi devant la porte de son frère, veillé des heures et des heures et rêvé, lorsqu’il lui arrivait de s’endormir, de ruisseaux de sang qui coulaient sous ladite porte. Puis Eurus, lasse de chercher les objets tranchants qu’il s’ingéniait à faire disparaître, avait troqué ses lames contre une boîte d’allumettes.

Il avait l’impression de ne pas avoir vraiment dormi depuis cette nuit-là. Il lui arrivait encore de se réveiller en sursaut vers trois heures du matin et de se lever, trempé de sueur des pieds à la tête, pris de panique, avant de réaliser que des années s’étaient écoulées et que Sherlock ne risquait plus rien. Du moins, de la part de leur sœur. Oncle Rudy s’en était assuré, avant de laisser le fardeau sur les épaules de son neveu. Trop tôt, bien trop tôt, mais ce n’était pas la faute de son oncle s’il était mort alors que Mycroft était à peine sorti de l’adolescence.

Il regarda son radioréveil. 2h47. Il s’était couché deux heures auparavant et n’avait pas réussi à fermer l’œil, certain que quelque chose de terrible allait se produire s’il s’endormait. Peut-être lady Smallwood avait-elle raison, et avec elle Lestrade et même John Watson, qui l’avertissaient depuis des mois : il s’épuisait à la tâche, il en faisait « trop », et s’il continuait ainsi, il finirait par s’effondrer. Mais ce qu’ils ignoraient tous, c’était qu’il ne pouvait pas s’effondrer, parce qu’il devait, entre autres menues responsabilités, par exemple coordonner le MI6, s’occuper de Sherlock (et il s’agissait, et de loin, de la plus ardue des tâches qui lui avaient été confiées, étant donné la propension de son frère à se jeter au-devant du danger, comme s’il ne souhaitait rien d’autre que mourir).

Sherlock. Qui, fidèle à lui-même, avait choisi, conseillé par Mary, de descendre aux enfers pour sauver John. Qui avait replongé dans la drogue, défié un dangereux criminel, et failli mourir plusieurs fois dans le processus. Et qui n’acceptait pas l’aide de son frère, parce que ce serait trop facile, n’est-ce-pas ?

Mycroft se leva avec plus de brusquerie qu’il n’était nécessaire. S’il ne pouvait pas dormir, autant travailler. Peut-être s’endormirait-il, vaincu par la fatigue, sur un des dossiers ennuyeux à souhait qu’il devait traiter cette semaine. Tout, même la moins intéressante des affaires internationales, serait préférable aux pensées qui tournaient en rond dans son esprit comme un poisson dans son bocal. Quelque chose ne va pas, l’avertissait une petite voix intérieure. En effet, quelque chose n’allait pas, mais il ignorait quoi. Lorsque tout s’en va à vau-l’eau autour de vous, il est parfois difficile de mettre le doigt sur le véritable problème.

Il extirpa son téléphone portable personnel de la poche de son pyjama – un téléphone allumé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dont Mycroft n’avait donné le numéro qu’à un nombre extrêmement restreint de personnes –, jeta un coup d’œil machinal à l’écran… et sentit la sueur perler sur son front avant même de comprendre pourquoi. Étrange, la manière dont son corps réagissait avant son esprit.

L’appareil était éteint.

Le téléphone personnel de Mycroft n’était jamais éteint, pour la bonne et simple raison qu’il devait pouvoir être contacté d’urgence à n’importe quelle heure du jour et de la nuit au cas où son frère fasse n’importe quoi encore une fois. Il ne pouvait pas l’avoir éteint par inadvertance. En presque vingt ans, cela n’était jamais arrivé. Jamais.

Avait-il inconsciemment oublié de le recharger, las qu’il était de la stupidité et des tendances suicidaires de Sherlock ? S’agissait-il tout simplement d’un problème de batterie ? L’appareil avait-il rendu l’âme (après tout, il avait fidèlement rempli son rôle depuis des années, il pouvait avoir tout simplement cessé de fonctionner) ? Mycroft pressa le bouton vert et le portable s’alluma aussitôt. Pas de panne, batterie à moitié chargée. Six appels en absence, trois messages vocaux. La sueur, qui jusqu’ici s’était contentée de couler le long de ses tempes, jaillit alors par tous les pores de sa peau. Il posa sa main contre le mur le plus proche pour ne pas tomber.

Vous avez trois nouveaux messages.

Sherlock était mort, il n’y avait pas d’autre explication. Deux minutes d’inattention de la part de son frère avaient suffi pour qu’il se fasse tuer et…

Aujourd’hui, à 22h20. Mycroft ? Mycroft, c’est Gregory. Pouvez-vous… pouvez-vous me rappeler dès que possible ? [1]

Un bip. Sherlock était mort, et Lestrade, dont la voix tremblait clairement, n’osait pas le lui annoncer par répondeur interposé. Mycroft essuya la sueur qui coulait à présent le long de son nez. Ses yeux lui semblaient être devenus liquides et il dut s’y reprendre à deux fois pour appuyer sur la touche dièse. Ses doigts glissaient, moites et froids, sur le téléphone poisseux, comme ils avaient glissé le jour où, depuis Musgrave [2], il avait appelé les pompiers tandis que ses parents en larmes tentaient vainement d’éteindre l’incendie.

Aujourd’hui, à 22h26. Mycroft, merde, je croyais que ce portable était toujours allumé ! J’ai besoin de vous. Je ne peux pas aller à Baker Street et j’ai besoin que vous preniez le relais auprès de Sherlock. S’il-vous-plaît, rappelez-moi.

Tout ce que Mycroft comprit du message, ce fut que son frère n’était pas mort, après tout. Il en éprouva un intense soulagement qui l’empêcha d’écouter le début du message suivant.

… Je ne sais pas à quoi vous jouez, mais sachez que Molly va prendre ma place, finalement. Juste au cas où ça vous intéresse, Sally a été poignardée par un inconnu dans la rue et sa vie est en danger. Je sais que l’empathie n’est pas vraiment votre point fort, mais… (Un silence. Un soupir.) Oh, et puis laissez tomber.

De nouveau, un bip, puis une voix métallique qui lui proposait d’effacer ou de conserver les messages reçus. Mycroft raccrocha et ferma les yeux. La tête lui tournait légèrement. Il esquissa un geste pour rappeler Lestrade, lui proposer son aide, mais quelque chose le retint. Il lui fallait malgré tout vérifier que rien de grave n’était arrivé à Sherlock, s’assurer que tout allait bien, ou du moins pas trop mal.

C’est toujours Sherlock d’abord, et ensuite, éventuellement, très éventuellement, le reste du monde, hein ?

Un jour, Lestrade lui avait fait cette remarque, et elle s’était imprimée au fer rouge dans le cerveau de l’aîné des Holmes. Mais oui, évidemment, c’était toujours Sherlock d’abord. Mycroft laissa le doigt appuyé quelques secondes sur le 5 de son vieux téléphone. Le 3 était pour Gregory, le 4 pour Mrs Hudson, le 5 pour Miss Hooper, le 6 pour John – tout simplement dans l’ordre d’apparition de ces personnes dans la vie de son frère, le 2 étant réservé à Sherlock, et le 1 à Sherrinford. Pendant très longtemps, il n’avait eu que deux numéros enregistrées sur son portable.

Bonjour, vous êtes sur le répondeur de Molly. Je suis dans mon bureau, bien au frais…

Mycroft déglutit péniblement. Gregory avait pourtant dit que la légiste allait prendre le relais auprès de Sherlock. Pourquoi ne répondait-elle pas ?

Ne panique pas. Ne panique pas, se répétait-il. Tu es juste complètement paranoïaque. Il y a des centaines d’explications rationnelles…

Mais il avait déjà appuyé sur le chiffre 2. Les deux premières sonneries lui semblèrent abominablement longues. Si Sherlock ne répondait pas…

– Mycroft ?

Oh, merci, Dieu auquel je ne crois absolument pas.

La voix de Sherlock semblait lointaine, voilée, incertaine, mais c’était bien celle de son frère, et Mycroft avait rarement été aussi heureux de l’entendre.

– Sherlock, est-ce que… est-ce que tout va bien ? demanda-t-il, réalisant soudainement qu’appeler au milieu de la nuit était complètement déplacé et ne lui ressemblait absolument pas. Molly est avec toi ? ajouta-t-il, espérant que Sherlock, qui était loin d’être au mieux de sa forme, ne remarquerait pas l’incongruité de son appel. Je peux lui parler ?

– Elle est dans le salon, répondit le détective. Hé, où vas-tu ?

Mycroft fronça les sourcils.

– Je ne vais nulle part, dit-il prudemment. Je suis chez moi.

– Je ne te parlais pas. Reviens, espèce de lâche ! s’exclama Sherlock, visiblement en colère. Tu ne m’as pas donné de travail ! Est-ce que tu aurais peur de mon frère ? Reviens, je te dis !

Si Sherlock était en train de parler à (ou de hurler sur) quelqu’un qui n’était pas vraiment dans sa chambre, peut-être était-il temps, maintenant, de paniquer pour de bon ?

– A qui parles-tu ?

– Au vent d’Est, répondit le plus jeune des Holmes sur le ton de l’évidence, et le cœur de Mycroft cessa de battre pendant une seconde. [3]

Ne panique pas. C’est une hallucination. Ça fait plusieurs jours déjà que Sherlock délire régulièrement. Tu en as déjà été témoin auparavant. Rien qu’une hallucination.

– Je crois qu’elle a eu peur de toi, murmura Sherlock.

Elle ? répéta Mycroft faiblement, les genoux flageolants.

Son pire cauchemar était devenu réalité. Eurus s’était échappé. Elle était dans la chambre de son frère. Prête à le tuer. Avec un couteau de cuisine, probablement, parce qu’il n’y avait aucune raison que Mycroft planque les couteaux de cuisine du 221B comme il avait planqué ceux du manoir Musgrave. Les jambes comme du coton, l’aîné des Holmes se laissa tomber sur la chaise la plus proche. S’il n’y avait pas eu de chaise, il se serait probablement effondré à terre. Il ne pouvait pas parler, pas bouger, et même respirer lui semblait compliqué. Il essaya d’atteindre son autre téléphone posé sur la table à cinquante centimètres de lui, pour donner l’alarme, envoyer une équipe d’urgence à Baker Street, faire quelque chose, n’importe quoi – mais il n’y parvenait pas. Il était pétrifié, changé en statue, les pieds et les jambes profondément enfoncés dans le sol, lesté de plomb, botté de marbre. Sur sa peau, sous son pyjama, sur ses cheveux, la sueur s’était figée, glaciale, et l’enveloppait dans une gangue visqueuse d’impuissance et d’angoisse.

– Mycroft ? Tu es toujours là ?

Il voulait répondre, mais il ne pouvait pas. Sa langue aussi était paralysée. Il avait la bouche emplie de sable, ou de carton, ou peut-être de ciment.

– Mycroft ?

Quelque chose avait changé dans la voix de Sherlock, comme s’il commençait à s’inquiéter de l’absence de réaction de son frère, ce qui était improbable mais possible. Lorsque Sherlock était dans une phase aiguë de désintoxication comme en ce moment, il avait tendance à percevoir plus aisément les émotions de ceux qui l’entouraient.

– Mycroft, qu’est-ce qui se passe ?

– Est-ce que… le vent d’Est est toujours avec toi ? parvint-il à articuler avec beaucoup de difficulté.

– Je ne crois pas, répondit Sherlock. Elle m’a dit que si je n’arrivais pas à cesser de trembler, elle me tuerait. Je suis en train de trembler et elle n’a rien fait, donc je suppose qu’elle n’est plus là.

Le fait que son frère soit en train de trembler (et l’avoue sans problème) n’alarmait pas Mycroft outre mesure. Pour s’être malheureusement déjà occupé de Sherlock dans des situations semblables, il connaissait par cœur les symptômes du manque, et, aussi terribles qu’ils puissent être, ils n’arrivaient pas à la cheville d’Eurus.

– Pourrais-tu vérifier, s’il-te-plaît ?

Il se sentit pris en flagrant délit d’irrationalité, comme un gamin de cinq ans qui supplie ses parents de regarder qu’il n’y a pas de monstres sous son lit ou dans son placard. Pendant plusieurs semaines, il avait chaque soir fait silencieusement ainsi le tour de la chambre de son frère pour s’assurer qu’Eurus ne s’était pas cachée dans un coin, attendant son heure. Elle était maline et savait comment jouer avec ses nerfs. Avec le recul, il se demandait même si elle n’avait pas monté toute sa mise en scène uniquement dans le but de l’épuiser, lui, afin que le jour venu, il ne soit pas en mesure de déjouer ses plans.

Le cliquetis de l’interrupteur de la lampe de chevet se fit entendre de l’autre côté du téléphone, puis un froissement de draps, le silence, une inspiration sifflante.

– Non, il n’y a personne ici.

– Tu en es certain ? insista Mycroft.

– Oui. Si je ne te connaissais pas mieux, ironisa Sherlock, je pourrais presque croire que tu es inquiet.

Mycroft ne releva pas le sarcasme. Il était soulagé, soulagé au-delà de toute expression. Tout n’avait bel et bien été qu’une hallucination. Il ne se serait jamais cru capable d’éprouver un soulagement aussi intense en apprenant que son petit frère, drogué au dernier degré quelques jours auparavant, était en train d’halluciner sous l’effet du manque.

Toutefois, l’emploi du pronom personnel féminin pour parler du vent d’Est n’avait rien de rassurant. De fait, cela ne pouvait signifier qu’une chose : Sherlock commençait à se rappeler. Les souvenirs, émergeant des tréfonds de son inconscient, se frayaient un chemin vers la surface. Et, comme pour confirmer cette inquiétante hypothèse, le détective reprit sur un ton pensif :

– Mycroft, j’ai découvert une nouvelle pièce dans mon palais mental. Pas dans le loft, ajouta-t-il immédiatement, anticipant probablement la réaction angoissée de son frère. Je veux dire que ce n’est pas à cause de la cocaïne. C’est… une trappe, située au sous-sol, au milieu de ma chambre forte. Et elle a commencé à bouger. [4]

– A bouger ? répéta l’aîné des Holmes.

– Oui. Je sens comme un courant d’air qui provient de cet endroit.

– Est-ce que le vent d’Est venait de la trappe ? demanda Mycroft.

La réponse fut longue à venir.

– Non, je ne crois pas. Ça fait longtemps qu’elle se promène dans mon esprit.

Elle. Pourquoi elle ?

– As-tu oublié les bases de la grammaire ? « Vent » est un mot masculin, à ce que je sache.

De nouveau, un silence, que Mycroft essaya désespérément d’interpréter. Puis, la voix de Sherlock, changée, méfiante, aux aguets.

– Ta voix tremble quand tu parles du vent d’Est, fit-il remarquer. Qu’est-ce que tu me caches ?

Mycroft se mordit les lèvres. Comptez sur Sherlock pour mettre le doigt précisément sur ce que vous tentez de lui dissimuler. Il prit une inspiration et choisit de dévier la conversation, en priant pour que l’esprit de son frère soit suffisamment affaibli pour ne pas se rendre compte de cette manipulation basique.

– Tu viens de m’expliquer que tu as découvert une nouvelle pièce dans ton palais mental. Excuse-moi de ne pas sauter de joie à cette annonce fracassante. Dois-je te rappeler que la dernière fois que ça t’est arrivé, tu as failli mourir d’une overdose ? La nouvelle ne me semble pas spécialement rassurante.

Il frissonna malgré lui, essayant de ne pas trop repenser à la « visite » du palais mental de Sherlock, que ce dernier lui avait offerte dans une situation assez similaire – le jour où Mycroft avait brutalement compris à quel point son petit frère était différent, et seul, et perdu, et à quel point lui-même était responsable de cette situation.

– Non, je te dis que ça n’a rien à voir, répondit Sherlock avec agacement. Les pièces que j’ouvrais lorsque j’étais sous l’emprise de la drogue étaient toutes magnifiques, et elles s’ouvraient sans difficulté. Là, c’est plutôt comme si… comme si quelque chose, ou quelqu’un, essayait de sortir de la trappe. J’ai essayé de l’ouvrir, mais je n’y arrive pas. Est-ce que le nom de « Victor » te dit quelque chose ?

Mycroft sentit son sang se figer dans ses veines. Évidemment, Sherlock ne pouvait pas savoir ce que sa question avait d’ironique. Et, pour la dix millième fois depuis qu’il avait endossé le fardeau familial, alors qu’il n’était qu’un trop jeune homme pour porter le poids d’une telle responsabilité, il se demanda s’il avait fait ce qu’il fallait. S’il avait le droit de mentir ainsi à ses parents, à son frère, de prolonger le mensonge involontairement initié par Sherlock des années auparavant, parce qu’il n’avait pu supporter la mort de son ami et la culpabilité de leur sœur.

Que pouvait-il répondre sans se trahir ?

 –Victor est un prénom assez commun, déclara-t-il, et je vois mal comment il pourrait être lié au vent d’Est dont tu m’as parlé. D’ailleurs, pourquoi « elle » et pas « il » ? s’enquit-il en essayant de ne pas montrer toute l’importance qu’il attachait à la réponse.

Sherlock, dont l’esprit affaibli par la drogue et le manque n’avait clairement pas retrouvé son niveau habituel, ne se rendit pas compte de la façon dont son frère revenait au sujet qui l’intéressait, et lui répondit, toute méfiance envolée :

– Je ne sais pas. Généralement, j’entends seulement la voix du vent lorsqu’il souffle dans mon palais mental et me murmure des conseils. Je n’avais jamais remarqué qu’il s’agissait d’une voix féminine. Mais aujourd’hui, il… elle a pris forme et s’est assise à côté de moi. Bien sûr, je sais que c’était une hallucination, mais j’ai même senti sa main sur mon front. Et j’ai eu une impression étrange, celle d’avoir déjà vécu ce moment. Je sais que ça semble stupide, et ça n’a duré qu’un instant, mais j’ai eu la certitude que… que je la connaissais. Je ne comprends pas.

L’aîné des Holmes ferma de nouveau les yeux. Lui ne comprenait que trop bien : les souvenirs affluaient à la conscience de son frère. Encore prisonniers sous la trappe que Sherlock n’avait jusqu’ici jamais remarquée, mais qui avait toujours été là, tapie dans l’ombre de son inconscient. Prisonniers, mais prêts à sortir. Peut-être la drogue qu’avait prise son frère avait-elle mis en lumière les recoins les plus sombres de son esprit. Peut-être avait-il croisé quelqu’un dans la rue, qui lui avait vaguement rappelé Victor, ou même Eurus. Peut-être…

Arrête de réfléchir et parle-lui tant que vous le pouvez. Quand il ira mieux, tu ne pourras plus.

Il était assez ironique, songea-t-il avec amertume, qu’ils ne parviennent à communiquer sur des sujets importants que lorsque Sherlock se retrouvait dans cet état.

– Comment te sens-tu ? demanda-t-il avec une douceur qu’il ne s’autorisait que rarement.

– Pas trop mal. John revient demain, ajouta Sherlock comme s’il s’agissait de la chose la plus importante du monde – et, de fait, c’était probablement le cas.

– Sherlock ? intervint une voix féminine. A qui parles-tu ?

– Molly !

Le soulagement était tellement évident dans la voix du plus jeune des Holmes que son frère fronça les sourcils.

– Comment vas-tu ? ajouta anxieusement le détective. Tu n’as rien ?

Mycroft, lui-même étonné, entendit, assourdie et lointaine, la réponse perplexe de la jeune femme :

– Pourquoi ça n’irait pas ?

– Elle m’a dit… elle m’a dit qu’elle avait mis quelque chose dans ton café et j’ai cru un moment…

– J’ai peur qu’il ne s’agisse d’une hallucination de plus, dit doucement Molly. Tu es brûlant.

Sa voix était plus proche à présent, et Mycroft en déduisit que la jeune femme s’était assise sur le bord du lit pour poser une main sur le front de Sherlock.

– Passe-moi Miss Hooper, ordonna-t-il. Il faut que je lui parle.

Sherlock ne prit même pas la peine de dire au revoir à son frère et tendit le portable à la légiste, qui s’en empara.

– Allô ? Qui est à l’appareil ?

– Bonsoir, Miss Hooper.

– Oh. Mycroft.

Ils ne se parlaient que très rarement et il savait pertinemment qu’elle ne l’appréciait guère. Elle avait cependant toujours été une alliée fidèle dans la guerre permanente qu’il menait pour maintenir son frère en vie, et il avait envers elle une dette ineffaçable depuis l’opération Lazare.

– Je vous remercie d’avoir remplacé Lestrade auprès de mon frère.

– Vous n’avez pas à me remercier, ce n’est pas pour vous que je le fais.

– J’en ai parfaitement conscience, répondit-il sèchement. Comment va Sherlock ? Avez-vous besoin de mon aide cette nuit ?

Lorsqu’ils avaient tiré Sherlock des griffes de ce fou de Culverton Smith, le détective avait supplié son frère de le sortir de l’hôpital, et Mycroft avait dû promettre, pour le calmer, de ne pas le renvoyer dans une autre clinique. [5] Depuis, ils se relayaient, Mrs Hudson, Molly, John, Lestrade, lui-même, et même Anderson, au 221B, pour ne pas laisser Sherlock seul. D’abord pour éviter toute rechute (personne ne savait exactement où le plus jeune des Holmes avait dissimulé de la drogue, et une fouille complète de l’appartement aurait demandé trop d’efforts et de temps), ensuite parce que le corps de Sherlock avait été mis à rude épreuve et qu’il n’était pas totalement à l’abri d’une insuffisance respiratoire ou même d’un arrêt cardiaque suite à une crise de panique particulièrement intense. Sherlock s’était déjà évanoui à trois reprises, et s’était sérieusement entaillé le crâne sur la table basse du salon la deuxième fois. Il avait besoin d’une surveillance constante, sans parler de la nécessité de le forcer à manger et même à boire.

– Il… n’est pas au mieux de sa forme, répondit Molly avec hésitation, mais je vais m’en sortir seule, merci.

– Qu’entendez-vous par « pas au mieux de sa forme » ? insista Mycroft, en essayant de contrôler son angoisse grandissante. Vous savez que…

– Oui, je sais, l’interrompit-elle sans trop de gentillesse. Croyez-moi si vous voulez, mais vous n’êtes pas le seul à vous inquiéter pour lui. Et vous semblez oublier que je suis médecin.

– Excusez-moi.

C’était la première fois que Mycroft Holmes s’excusait auprès de Molly Hooper. La voix de la jeune femme s’adoucit.

– Je comprends votre inquiétude, mais je vous promets que j’ai la situation en main pour l’instant. Je vous appelle au moindre problème, mais pour l’instant, vous n’avez pas à vous en faire. Étant donné la situation, tout est… normal.

Mycroft réprima un soupir. Miss Hooper avait raison. Il ne pouvait pas être en permanence à côté de Sherlock. Il lui fallait faire confiance aux autres pour s’occuper de son petit frère. Cependant…

– Une seule question, je vous prie. Sherlock a dit qu’il y avait quelqu’un dans sa chambre. Une femme. Êtes-vous certaine qu’il s’agissait bien d’une hallucination ? J’ai essayé de vous appeler il y a dix minutes et vous n’avez pas répondu au téléphone.

Il essaya vraiment de ne pas instiller le moindre reproche dans sa voix, mais il n’était pas certain d’avoir réussi.

– Je vais être franche, je me suis endormie pendant une ou deux heures. J’étais épuisée et je n’avais pas prévu de passer la nuit à Baker Street. Mais je suis bien réveillée, maintenant, ne vous inquiétez pas. Quant à votre question, non, il n’y a personne ici. Sherlock a déliré, j’en ai peur. Sa fièvre est assez élevée. Il a saigné du nez, mais l’hémorragie s’est arrêtée. Rien que je ne puisse gérer, conclut-elle plus doucement.

Mycroft hocha la tête, à demi satisfait.

– Merci infiniment, Miss Hooper.

– Il n’y a vraiment pas de quoi. Je vais raccrocher. Voulez-vous que je vous rappelle en milieu de matinée pour vous tenir au courant ?

– Si ce n’est pas trop vous demander.

– Pas du tout. Essayez de dormir aussi un peu. Vous avez l’air épuisé. Bonne nuit.

Mycroft reposa lentement le téléphone sur ses genoux. Il était épuisé, en effet, mais ne parvenait pas à empêcher son esprit de ressasser cette conversation. Il refusait de croire aux coïncidences, l’univers étant rarement si paresseux, comme il avait coutume de dire. La récente hallucination de son frère à propos du vent d’Est, associée au « courant d’air » dans son palais mental, était le signe annonciateur d’une catastrophe à venir.

Pendant qu’il appelait Sherlock, Lestrade avait essayé de le joindre une fois encore.

Je sais que l’empathie n’est pas exactement votre point fort.

Il appuya sur le numéro 1. Gregory devrait attendre encore un peu. Il fallait qu’il soit sûr, absolument sûr.

– Monsieur Holmes ? demanda la voix ensommeillée du directeur de Sherrinford après quatre sonneries.

– Ma sœur est-elle toujours dans la cellule spéciale que nous avons conçue pour elle ? demanda Mycroft sans s’embarrasser de formules de politesse.

La réponse fut presque immédiate, à la limite de l’indignation.

– Bien sûr ! Désirez-vous lui parler ?

– Non, bien sûr que non. Nous sommes au milieu de la nuit. Vous pouvez vous rendormir. Je suis désolé de vous avoir réveillé.

– Ce n’est rien, monsieur Holmes, répliqua le directeur dans un bâillement irrépressible.

Mycroft raccrocha et s’autorisa dix secondes pour reprendre ses esprits. Inspiration. Expiration. Contrôle. Maintenant, il pouvait appeler Lestrade.

Son pyjama était trempé, nota-t-il distraitement alors qu’il appuyait sur la touche n°3 de son téléphone. S’il avait pu perdre du poids au lieu de se déshydrater à chaque fois que son frère lui avait donné des sueurs froides, il serait vraiment très mince à l’heure qu’il est. Mais, la vie étant ce qu’elle est, il avait toujours des kilos en trop, en plus de la désagréable impression d’avoir été plongé dans un bain d’eau saumâtre.

Il ne dormirait probablement pas aujourd’hui, mais Sherlock était en sécurité, et c’était tout ce qui comptait. Eurus était redevenue ce qu’elle avait toujours été depuis cette fameuse nuit – le monstre enfermé dans le placard, le fantôme coincé sous le lit, le vent d’Est qui rugit derrière la fenêtre fermée. [6]


 

[1] J’imagine que Lestrade a fini par appeler Mycroft par son prénom et vice-versa, étant donné que ça fait une dizaine d’années qu’ils sont en contact. Peut-être même qu’ils sont devenus non pas amis (c’est Mycroft, hein) mais aussi proches qu’un Holmes peut se permettre de l’être d’un autre être humain ? J’aime bien l’idée, je ne sais pas pourquoi. Ça n’a évidemment rien de canon.

[2]  Musgrave » est dans la série le nom de la maison familiale des Holmes, à laquelle Eurus a mis le feu. C’est un clin d’œil à une nouvelle de Conan Doyle, « Le rituel des Musgrave », dans laquelle Holmes retrouve un passage secret et un trésor en utilisant le théorème de Thalès (accessoirement, c’est par cette nouvelle que je suis entrée dans l’univers de Sherlock Holmes).

[3] Le « vent d’Est » est l’expression que Mycroft a utilisé dans l’enfance de Sherlock pour signifier à son frère qu’il y a un danger (« le vent d’Est se lève, il va venir te chercher »). A première vue, c’est juste une blague de mauvais goût de la part d’un frère plus âgé, mais en réalité, « Eurus » désigne le vent d’Est et Mycroft « teste » Sherlock pour vérifier qu’il ne se souvient pas d’elle ni de ce qui s’est passé.«

[4] Pour mon canon personnel concernant l’architecture du palais mental de Sherlock, voir ma fic consacrée essentiellement à ce sujet : « The drugs don’t work ». (Désolée pour l’auto-pub.)

[5] Voir l’épisode 2 de la saison 4, à savoir « The lying detective », la version BBC du « Détective agonisant » de Conan Doyle, dans laquelle Sherlock lutte contre un tueur en série.

[6] Je trouve que le rôle de Mycroft dans la série n’a pas évolué dans le bon sens, et je voulais dans ce chapitre montrer tout ce qu’il doit gérer au détriment de sa propre vie personnelle (qu’on dirait presque inexistante). Pour moi, l’existence d’Eurus justifie toute l’attitude de Mycroft depuis le début de la série et, loin d’en faire un personnage irresponsable et manipulateur, lui redonne toute son humanité.

 

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