La Nuit des Émeraudes
Il détala à travers la forêt noire, le souffle haletant, le vent fusant dans ses piquants, leur sensation d’ordinaire exaltante ne pouvant rien pour le calmer cette fois, sa posture maladroite à demi-quadrupède courant en un semi-instinct sans savoir où il allait ; et surtout sans vouloir le savoir. Il voulait juste être le plus loin possible d’ici, le plus loin possible d’eux.
La nuit était noire d’encre, à peine éclairé par l’éclat pâle de la lune entre les branches ; mais même si elle avait été parfaitement intacte et dans sa phase pleine, les nuages sombres en masquaient la lueur en cette soirée d’automne. Rien n’éclairait son chemin, pas même les éclats bleu électrique, alors qu’il courrait le plus vite possible, le plus loin possible des lumières artificielles rassurantes de Green Hills et de sa maison ; le plus loin possible de ses parents et de ses frères.
Il courrait à perdre haleine, et pourtant il avait l’impression de traîner inextricablement la patte, pour une raison autre que les coups pris pendant le comb–pendant sa propre attaque enragée ; lui qui d’ordinaire détalait à cent à l’heure sans se fouler, sans même se fatiguer malgré la distance ou les combats, était maintenant à bout de souffle, haletant, les muscles à vif et ses jambes hurlant pour s’arrêter ne fusse-ce qu’un micro-instant. Mais il ne pouvait pas s’arrêter, il était encore trop près ! S’il le faisait maintenant, si jamais il perdait à nouveau la tête il risquait de pouvoir revenir sur ses pas, retrouver la maison et–!
Sa respiration déjà courte hyperventila d’autant plus, alors qu’il pressait le pas avec plus de désespoir, essayant d’ignorer les derniers souvenirs, les derniers instants, les dernières images de sa famille dans ce salon à nouveau dévasté, les derniers cris terrifiés de ses parents et frères alors qu’il fuyait au plus profond dans la nuit, les nouvelles larmes qui brouillait sa vue maintenant nocturne…
Son pied rencontra dans son empressement un obstacle : une racine, un rocher, un animal dormant là ? Cela n’avait pas d’importance, quand il trébucha et roula violemment dans la terre, dévalant presque sur plusieurs mètres après l’impact. Une patte griffue se leva pour l’aider à se redresser une fois sa dégringolade arrêtée, s’appuyant sur elle pour se remettre sur ses pieds informes et reprendre sa course avant qu’il ne soit trop tard ; ce faisant, elle rencontra quelque chose de plus humide que le tapis de feuilles jonchant le sol, et presque d’instinct le fit se raidir comme face à un danger bien connu.
Au même moment, les nuages s’effacèrent un instant de la lune, projetant son éclat blafard sur la forêt alentours et sur le hérisson à demi-relevé dans la flaque d’eau troublée.
Dans la lumière de la nuit, Sonic se retrouva face à sa propre réflexion, méconnaissable à l’exception de ses yeux du même vert vibrant qu’ils avaient toujours étés.
Son regard empli de détresse le fixa en retour, le figeant dans sa terreur et horreur ; son éclat d’ordinaire vif et brillant maintenant terni autant par l’état émotionnel de l’alien que sa nouvelle apparence déformant ses traits de hérisson en des formes bestiales monstrueuses. Sonic se vit piégé dans son reflet, le souffle saccadé et trop rapide, une vibration puissante battant dans ses oreilles, faisant trembler tout ce corps qui n’était plus le sien malgré leur ressemblance ; en un geste presque de sursaut, il parvint à reculer de la flaque et s’arracher à cette image qui était à présent la sienne, s’en éloignant d’un mouvement anarchique désespéré. Comme en signe de salut dans cet enfer lumineux, l’éclat de la lune disparu à nouveau derrière les nuages sombre de la nuit, et profitant de cette heureuse accalmie, Sonic se remit sur ses pattes et détala à nouveau, manquant de peu le tronc d’un arbre dans sa fuite éperdue.
Sans chercher à savoir où il allait ni s’il était même en état de le faire, le monstre hérisson cavala à travers le bois épais, les branches et buissons sur son passage fouettant son visage en l’aveuglant de temps en temps, les éparses flaques éclaboussant sa fourrure hirsute maintenant souillée de boue écarlate et autres épines de pin. Il courut, courut dans la forêt, évitant à peine les obstacles sur son chemin, semblant presque essayer de se les prendre à plusieurs reprises pour arrêter sa course ou peut-être se punir de ce qu’il avait fait à peine quelques minutes auparavant. Le vent sifflait à ses oreilles, piquant ses yeux mouillés comme toutes les fois où il avait fait la course avec ses frères et sa famille… et comme il n’y a pas si longtemps de ça, lorsqu’il était seul à courir, à fuir pour trouver un refuge après son arrivée sur Terre, pour éviter des armées à sa poursuite, pour échapper à un aéronef ovoïde le traquant à travers le monde entier pour le capturer ou peut-être (non, certainement) le tuer. Ce souvenir le tira brièvement du présent, suffisamment longtemps pour le faire se prendre une autre racine et rouler dans une pente, mais pas assez pour qu’il s’étale à nouveau à terre ; au contraire, il eut comme une brève montée d’adrénaline par cette réminiscence et reprit sa course de plus belle malgré toute la douleur et l’épuisement de ses muscles, fuyant comme il le faisait avant ; comme il l’avait toujours fait.
Mais comme tant de fois auparavant, sa course dût prendre fin, pour cause d’un obstacle imposant qu’il évita de justesse : une large étendue d’eau derrière les conifères, immense miroir naturel et inerte dans la lueur de la lune fracturée. Sonic freina des quatre pattes, soulevant des feuilles et aiguilles de pins sur son passage avant de s’arrêter pile à temps sur les berges du lac cerné par les montagnes. Le cœur battant face à cette mer intérieur dans laquelle il avait failli tomber, il reprit malgré lui son souffle, essoufflé par sa course et crispé par l’apparition lui semblant si subite de cette étendue qui lui faisait peur. Comme si cet arrêt forcé lui avait redonné une lueur de lucidité, il scruta ses environs, essayant de reconnaître les potentiels obstacles à sa prochaine course et où il était précisément ; est-ce qu’il s’était bien éloigné de Green Hills ? Était-il au contraire parti dans la mauvaise direction et avait maladroitement rebroussé chemin ? Était-il assez loin de chez-Non, il n’était pas assez loin, il ne pouvait jamais être assez loin d’eux pour les protéger de cette horreur-pouvait-il encore s’éloigner avant qu’on ne le trouve ? Où aller pour s’éloigner encore plus ?
Tandis qu’il réfléchissais frénétiquement à toutes ces craintes dans son esprit, son regard observant les alentours se posa sur un ponton de bois s’avançant sur le lac d’huile ; un semblant de familiarité s’éveilla à sa vue, ses sourcils égratignés se fronçant d’interrogation avant que ses yeux vert vibrant ne s’écarquillent de stupeur.
Sonic connaissait cet endroit. Il savait où il était.
C’était là où ils étaient allés camper en famille, le jour de son anniver-terre.
La réalisation lui coupa le souffle, et il tituba en arrière, comme pour s’éloigner de ce lieu empli de souvenirs, de moments heureux. De moments avec eux.
Avec sa famille.
Sa famille qu’il venait de-
Avant qu’il puisse s’en empêcher, les dernières images envahirent sa vision ; le salon dévasté et aussi détruit que lors du retour du Dr. Robotnik, Knuckles se jetant sur lui pour l’affronter et se faisant balayer à travers toute la maison sous ses coups, Tom et Maddie protégeant Tails et évitant à peine leur combat violent, son grand frère étendu au sol et luttant pour se relever, le corps de son père s’affaissant contre le mur, son petit frère les yeux écarquillés par la terreur, sa mère se jetant entre eux alors qu’il s’apprêtait à frapper…
Un hurlement de douleur jaillit de la gorge du hérisson qui tituba jusqu’à trébucher, ses mains maintenant griffues agrippant ses piquants en une vaine tentative de couvrir ses yeux pour ne plus revoir ces visions horribles ; il appuya ses paumes poilues sur ses paupières closes au point de s’en faire mal, ses ongles pointus s’enfonçant dans sa peau en dépit de la souffrance qu’il s’infligeait. Sonic haleta, renifla, essaya à nouveau de crier alors que les sons mouraient dans sa gorge, incapable de retrouver son souffle maintenant trop rapide ; des étincelles telles des arcs de foudre bleue parcoururent son corps en spasmes d’énergie incontrôlés ; les larmes lui revinrent, brûlant ses yeux fermés si fort qu’il ne sentait plus qu’une pulsation de douleur dans tout son crâne ; ses sensations décuplées s’affolèrent au centuple, projetant ses pensées dans un tourbillon de douleur et le harcelant Tue-le Tue-le Tue-le, Danger Bats-toi Tue-le Tue-le Tue-le TUE-le—!
Sonic hurla à s’en brûler les poumons et détala en un demi-tour, rencontrant violemment sur son chemin un arbre qui se déracina presque sous le choc alors qu’il courait à nouveau à l’aveugle complet, piétinant le sol de ses quatre membres dans sa fuite éperdue.
Il détala pendant ce qu’il crut être une éternité, se prenant troncs et rochers sans même chercher à les éviter désormais, les yeux clos et aveuglé par ces images qu’il était incapable d’effacer de son esprit ; il n’essayait même pas de respirer, hyperventilant tandis qu’il séchait ses larmes au vent sifflant à ses oreilles, étouffant presque ses pleurs et ses éclats d’électricité dans la course alors qu’il s’enfonçait épines et brindilles dans ses mains et pieds nus—
Une brusque sensation d’apesanteur le fit rouvrir les paupières, juste à temps pour lui faire réaliser qu’il chutait dans un trou. Et avant même qu’il ait eu le temps de réagir, le sol de pierre accueillit à nouveau sa forme monstrueuse en un lourd choc.
Sonic resta immobile un moment, sans savoir si c’était l’atterrissage ou le fait d’avoir retrouvé ses esprits qui y était pour quelque chose. Puis il se redressa lentement sur ses pattes maintenant élongées et leva la tête vers ses nouveaux environs, espérant dans un coin de son esprit être tombé dans l’antre d’un ours qui le chasserait bien vite.
Il se figea à nouveau en reconnaissant les lieux.
Des vieux coussins pourris dans un coin, des panneaux de route abîmés, des appareils ménagers hors-service un peu partout, une double paire de bâtons liés par une chaîne sur un rebord, un vieil appareil lecteur CD/cassette dans un autre coin, des vieux trophées factices oubliés, plein de vieux trucs semblant avoir été trouvés dans une décharge ou abandonnés au bord des routes, couverts de poussières et de végétation revenue y pousser depuis quelques mois seulement ; mais surtout, sur l’une des parois rocailleuses de la grotte, un dessin d’enfant couvrant toute la surface, image d’une structure quadrillée en looping sur ciel bleu en haut de laquelle deux figures se tenaient près l’un de l’autre, une fleur jaune aux pétales géométriques tenue dans son aile brune.
Il était revenu dans sa vieille grotte.
Cette fois, Sonic resta volontairement immobile, comme ne voulant pas déranger la sainteté des lieux ; et pour la première fois depuis le début de la nuit, il crut se sentir en sécurité, à l’abri dans son ancien refuge. Son odorat décuplé sentit la trace résiduelle de plusieurs animaux différents passés ou s’étant arrêtés par ici, mais aucune qui témoignait d’un passage réellement récurrent ou vraiment récent ; l’humidité et la moisissure étaient pour leur part bien persistantes, quelque chose auquel il était habitué dans cet endroit lui aussi chargé de souvenirs vieux de dix ans. Ses yeux perçant les ténèbres ambiantes s’attardèrent sur le mobilier (enfin ce qu’il avait considéré comme du "mobilier" lors de son exil sur Terre) de son ancien chez lui, maintenant grignoté par les bêtes par endroits quand ce n’était pas par de la moisissure ou de la rouille, des parties de certains objets s‘étant détachés par absence d’entretien ou par l’abandon pur et simple. Malgré sa visite récente, tout semblait plus cassé et délabré en quelques semaines qu’en un an d’absence.
L’endroit était abandonné et en ruine… Comme lui en fait.
Cette réalisation rappela soudain Sonic à la réalité. Il leva ses mains vers lui, contemplant les doigts griffus et les lambeaux de tissu déchirés pendant de ses poignets ; ses paumes étaient poilues, enfin encore plus que d’habitude, de longs poils entremêlées de piquants ayant poussés le long de ses bras et en particulier dans la zone de ses poignets ; et par-dessus tout, ses griffes d’ordinaire petites et rétractables étaient devenues des rasoirs blancs acérés raccrochés à ses doigts tâchés de gouttes brunâtres. Les pupilles maintenant fendues du hérisson s’affinèrent encore plus à leur vue, sachant très bien d’où (ou plutôt de qui) elles venaient. Dans un sursaut de panique et d’étincelles cobalt, il eut un geste de recul, ses yeux verts ne pouvant s’empêcher de détailler chaque parcelle de son corps déformé : les poils de sa fourrure s’étaient à l’instar de ses bras allongés en un manteau épais et épineux, ses membres avaient grossis en des masses longues et si lourdes qu’il briseraient probablement quelqu’un d’une simple étreinte, ses pieds nus étaient couverts eux aussi d’un duvet parsemé de piquants et mués en deux puissantes pattes aux griffes pleines de terre. Il haleta, et sa mâchoire claqua presque sur sa langue en sentant au passage les crocs tranchants qui y avaient élu domicile ; il sursauta à nouveau et lécha ses dents, se figeant en réalisant combien elles étaient devenues pointues, en particulier ses canines qui dépassaient de sa bouche même close. Dans un geste hasardeux, il fourra ses mains dans la bouche, comme pour bien vérifier qu’il n’imaginait pas leur tranchant, et manqua de se mordre quand ses doigts confirmèrent ce que sa langue avait sentit.
Sonic respira difficilement, ses crocs refermés sur ses griffes et un bruit sourd entre la plainte et le grondement se bloquant dans sa gorge nouée ; d’un geste automatique, il se passa une main dans les piquants de sa tête et sursauta encore en découvrant de nouvelles pointes qui n’étaient pas là avant et surtout n’étaient pas aussi pointues. Tremblant, il referma sa poigne puissante sur ses épines de tête, s’en arrachant quelques unes au passage, peinant à retrouver un souffle suffisant. Un grognement de frustration vibra dans sa poitrine, une fébrilité presque familière mais muée par toute ce qu’il percevait, sentait, ressentait autour et dedans lui bouillonnant dans sa tête ; il se mit à arpenter le sol de la grotte, d’abord debout, puis à peine quelques pas plus tard sur ses quatre membres, tournant en rond comme un tigre dans sa cage émettant de fluo éclats bleutés ; dans sa marche à l’aveugle, il évita néanmoins soigneusement les quelques babioles éparpillées au sol, se contentant tout au plus de les écarter d’un coup de patte.
Le monstre hérisson essaya de calmer son souffle, sans grand succès ; chaque fois qu’il tentait de respirer plus lentement un-deux-trois-quatre-cinq inspiration un-deux-trois-quatre pause un-deux-trois-quatre-cinq-six-sept-expiration son esprit le ramenait vers l’image de sa mère-de sa famille dans ce salon dévasté et tout repartait en vrille ; son pas allait du piétinement aux cent pas aléatoire tandis qu’il hoquetait encore quelques larmes qui visiblement n’étaient pas encore tombées, des grognements douloureux franchissant parfois ses lèvres et le faisant presque sursauter devant leur sonorité presque animale. Ses pensées étaient aussi agitées que ses mouvements hasardeux, parvenant dans les brefs moments où il pouvait réfléchir à monter un plan incertain ; il devait continuer à fuir, à aller le plus loin possible de sa maison pour protéger sa famille de l… de cette chose qu’était sa forme actuelle avant qu’elle ne leur fasse encore plus de mal qu’il en avait déjà fait ; mais dans sens aller ? Il se rappelait à peu près la direction de Green Hills par rapport à sa vieille grotte, mais était-ce de ce côté qu’il mettrait le plus de distance entre lui et les Wachowski ? Il serait bien plus loin s’il allait au sud, mais ça risquait de le rapprocher trop de la maison, et s’il perdait encore les pédales au mauvais moment, il… Non, il ne pouvait pas prendre ce risque, il devait aller au nord… dans le froid, et les montagnes, dans cette… apparence, qui le privait de sa vitesse si caractéristique, et l’empêchait de couvrir autant de distance qu’il le voulait ; il avait probablement mis des heures à parvenir ici alors qu’il arrivait en cinq secondes depuis la maison d’habitude ! Justement, il n’avait pas de temps à perdre, non ?
Sonic arrêta ses cents pas un instant, son regard tombant sur l’entrée de plain pied à l’autre extrémité de la grotte ; un faible rayon de lune était perceptible à travers l’étroite ouverture laissant difficilement passer un humain adulte malgré l’élargissement fait quelques mois plus tôt, et il fit un geste dans sa direction ; mais il se rétracta, un nouvel spasme d’énergie du chaos et quelque chose en lui l’empêchant de partir tout de suite de sa vieille grotte. Probablement parce qu’il avait du mal à quitter son refuge, son abri sur Terre, quand il venait tout juste de fuir le deuxième endroit où il s’était autant senti chez lui et en sécurité.
Le hérisson continua ses cents pas, alternant entre sa marche quadrupède et un maladroit pas debout, ses mains serrées autour de ses bras comme s’il craignait qu’elles ne cassent quelque chose d’autre s’il ne les gardait pas ainsi en une espèce d’auto-enlacement nerveux. Sa respiration n’était pas meilleure, oscillant entre les inspirations profondes tremblantes et les accès d’hyperventilation qui lui faisait tourner la tête de plus en plus souvent et aggravait son état mental déjà envahi par les souvenirs précédents ; plus d’une fois Sonic planta ses griffes dans un rocher en essayant de se calmer, parvenant pendant une brève seconde à retrouver ses esprits et ne pas repartir dans une rage et détresse qui menaçait d’exploser sous sa peau qui s’hérissait en permanence sans qu’il puisse calmer ces instincts de préservation. Il devait partir, mais il ne savait pas où ; il devait s’en aller, mais il ne pouvait pas s’empêcher de rester à l’abri dans son refuge de toujours ; il craignait de revenir faire du mal à sa famille, mais il hésitait à s’éloigner autant de la maison même s’il avait déjà parcouru tout le continent en trois minutes ; il avait peur de lui-même, mais ne pouvait pas changer de peau comme Tom changeait de chemise après sa journée en unif—
Sonic passa tellement de temps à arpenter la grotte, il ne remarqua pas quand la lumière nocturne s’affaiblit et que les premier rayons du jour percèrent les ténèbres de la nuit précédente à travers les trous du refuge.
Une intense sensation brûlante le figea, alors qu’il passait à travers l’un des rais tombant du plafond percé. Son souffle avant trop rapide était maintenant gelé, bloqué dans sa gorge comme si on lui avait retiré tout l’air de ses poumons. Il sentit son cœur battre encore plus vite que d’ordinaire, résonnant avec puissance dans ses oreilles.
Puis la douleur revint.
Intense, vive, elle traversa tout ses muscles jusque dans ses os et paralysa tout sur son passage, ne laissant que des tressautements de souffrance alors que le hérisson écarquillait les yeux sans pouvoir rien faire d’autre. Et comme pour lui redonner un coup alors qu’il était à terre, un courant électrique bleuté saisit tout son corps juste avant que ça ne recommence.
Un puissant hurlement de douleur jaillit soudain de la gorge du hérisson avant qu’il ne s’effondre à terre, pris de spasmes alors que son corps se muait sous la lueur brûlante du soleil. C’était comme si des milliers, non, oublie ça, des milliards d’aiguilles poussaient soudain dans ses os en des centaines de fractures tandis que ses muscles chauffaient et brûlaient comme de la cire qui fond ; ses membres semblaient se tordre sous la douleur au point qu’il était quasi-sûr qu’ils prenaient des angles absolument pas normaux, et les griffes et crocs qui lui avait poussé semblaient vouloir se rétracter profondément dans ses mâchoires et doigts, peut-être même rentrer jusqu’au crâne et poignets. Sonic agrippa le sol de toutes ses forces, se recroquevillant sur lui-même en une vaine tentative de se protéger de cette transformation, criant toujours, l’esprit et les sens en panique.
Puis aussi vite qu’elle était venue, la douleur s’arrêta.
L’adolescent avala soudain une goulée d’air, suffoquant ; la vision brouillé et les oreilles sifflantes, il mit un moment à comprendre où il était, il reprenait son souffle. Les éclairs bleus qui agitaient son corps juste avant se calmèrent, éteignant leurs éclats électriques aussi chaotiques que la source de son énergie. Sa gorge sèche et à vif d’avoir tant hurlé contrastait étrangement avec la drôle de flaque qui s’était formée sous sa tête, et il comprit après un instant que c’était des larmes (dont certaines continuaient de couler) qui en étaient la cause. Il renifla un peu, percevant dans le peu d’effluves qu’il sentait à présent des odeurs de poussière, de terre humide et plus bizarrement une légère teinte de sang ; le sifflement dans ses oreilles se calma, laissant la place aux silencieux bruits de la forêt et du vent dans la grotte, et plus près de loin, à la vibration rapide mais rassurante de son cœur battant. Il cligna des yeux, et sa vision redevint plus claire, lui laissant revoir les contours familiers de sa grotte et la silhouette de sa petite main nue mais aux poils d’un bleu vibrant, ses griffes se rétractant doucement dans ses… Hé, mais...!
Sonic releva la tête, regard écarquillé ; sous ses yeux, ses petit ongles rentraient et sortaient à volonté, commandés par la main redevenue normale. D’un geste tremblant, il leva son autre main devant lui, restant sans voix en voyant la paume dénuée de poils et piquants hirsutes bouger à sa commande malgré ses tremblements, et soudain il ressentit à nouveau l’énergie courir dans ses veines ; il était redevenu normal ! Il était comme avant, petit, mince, rapide, l’éclair bleu de Green Hills, il était… il était encore trop près de chez lui, il ne pouvait pas rester ; mais c’était pas grave, il était redevenu normal ; maintenant qu’il avait retrouvé sa vitesse hypersonique, il pouvait filer à l’autre bout du continent en quelques secondes et—!
La douleur revint brutalement, tranchant chacun de ses muscles lorsqu’il se releva.
Sonic poussa un autre cri et tituba en arrière, quittant le cercle de lumière où il était étendu quelques secondes auparavant et se recroquevillant par réflexe ; pendant un instant, l’horreur le saisit à l’idée que sa transformation en monstre hérisson allait revenir ; mais la douleur ne lui brisa pas les os ni ne fit fondre ses muscles, s’intensifiant à des endroits spécifiques malgré la vague de malaise qui prenait son corps entier.
Grimaçant, le hérisson baissa le regard vers son corps enfin normal, et une sensation glacée le figea sur place.
Des lacérations à vif et des taches de sang brunâtres couvraient ses bras et jambes, son torse était couvert d’ecchymoses violacées, et des plaies provoquées par les racines et graviers sur sa roue constellait ses paumes et ses pieds nus, en plus des traces de boue et des feuilles maculant sa fourrure bleu électrique. Certaines blessures saignaient encore doucement, et l’adolescent gémit quand il essaya de bouger pour tâter ses lésions plus récentes. Il ne les avait pas remarquées avant dans sa forme monstrueuse, probablement cachées sous la fourrure sombre et hirsute qui avait soudain poussée, ou bien trop occupé à fuir pour vraiment ressentir la douleur ; à moins que ses muscles auparavant déformés n’aient plus été capables de sentir la moindre chose leur arrivant.
Mais ce n’était pas l’étendue de ses blessures qui glaçait le sang de Sonic.
C’était leur origine.
Parmi les éraflures et les bosses clairement provoquées par toutes ses rencontres avec les branches et les troncs des arbres pendant sa course, des bleus circulaires, des marques rondes toujours côte à côte perlant de rouge comme des traces d’une épaisse pique double lui rappelait les évènements de la nuit passée.
Ces blessures faites en riposte, c’était Knuckles qui les avait provoquées.
C’était son grand frère qui l’avait blessé pour se protéger et protéger leur famille.
Pour les protéger de lui.
Sonic trembla, cette fois plus que de douleur : il avait attaqué, cette chose qu’il était encore à peine quelques minutes avant avait attaqué sa famille, son grand frère, ses parents, son petit frère, il avait attaqué sa propre famille sous leur toit. Il les avait attaqués au point de terroriser Tails et d’obliger Knuckles à le combattre de toutes ses forces en plein dans la maison.
Il avait attaqué Tom et Maddie.
Des images, des flashs indistincts de l’assaut fusèrent devant ses yeux ; il revoyait son frère se jeter sur lui, dans une posture qui lui rappelait avec angoisse leur toute première rencontre au même endroit exact ; il revoyait Maddie reculer, tirant Tails derrière elle tandis que Tom qui semblait suivre son mouvement levait une main vers lui en faisant un pas en avant ; il revoyait et sentait le mur du salon et celui de la cuisine et celui du couloir se percer sous son poids pendant la bagar-l’attaque ; il revoyait son petit frère écarquiller les yeux d’horreur quand la douleur était devenue trop forte pour qu’il la contienne en lui ; il entendait à nouveau le craquement sinistre quand sa griffe était rentrée de plein fouet en contact avec le torse de l’échidné ; il revoyait encore les formes trop floues à ses yeux courir dans la maison et cet instinct qui voulait à tout prix les pourchasser bouillir sous sa peau et dans ses veines ; il sentait les relents de la gazinière et les effluves du repas brûlant dans la cuisine ; il revoyait son grand frère se dresser droit malgré sa silhouette le dominant de plusieurs têtes et serrer les poings, le regard inquiet mais déterminé alors qu’il prononçait des mots faibles qu’il n’entendait pas par-delà le grésillement dans ses oreilles trop à l’écoute, trop sollicitées par tout ces nouveaux bruits ; il ressentait les bras puissants de Knuckles céder lentement sous ses poings le martelant au sol.
Il revoyait exactement l’instant où il s’était réveillé, comme dans un espèce de rêve agité qui n’avait pas l’air vraiment vrai ; l’instant où il avait vu sa maman protégeant son petit frère de son propre corps, son papa effondré contre un mur avec une triple entaille rouge dans son T-shirt, son grand frère étendu au sol et incapable de se relever ; et lui, debout au milieu de tout ce massacre, dans ce salon à nouveau dévasté par leur combat inégal, seul indemne et la patte levée pour frapper sans merci.
Dans ce bref instant de lucidité, il avait fait la seule chose censée à faire (la seule chose pour laquelle il était bon, de toute façon.)
Courir, courir loin d’ici et loin d’eux.
Avant qu’il ne décide de retourner finir le travail.
Sonic sentit son souffle se couper ; et ce n’était pas juste parce que ses blessures l’empêchaient de bien respirer. Une boule se logeait dans sa gorge, dans sa poitrine meurtrie qu’il serrait instinctivement de ses deux bras fébriles, des larmes nouvelles se déversant de ses yeux à l’éclat vert inchangé. Son esprit revint en boucle sur les maigres bribes de combat qu’il se rappelait, son regard embrumé contemplant son corps battu ; et il ne put s’empêcher de penser, si lui était dans cet état déjà déplorable… alors dans quel état pouvait bien être Knuckles ? Tom ?
Dans quel état était sa propre famille ?
Sans même y réfléchir, l’adolescent recula jusque dans un coin de la grotte, ses blessures tiraillant ses flancs à chaque mouvement et un hoquet de sanglot serrant sa gorge pourtant sèche ; des étincelles d’un bleu aussi électrique que sa fourrure hirsute parcoururent erratiquement ses membres, mais il y prêta à peine attention. Son dos rencontra une paroi de la caverne, et comme pour se mettre à l’abri il se recroquevilla sur lui-même, tremblant de tout ses membres ; un tas de vieilles couvertures sales tout proche et sentant le renfermé apparut dans le coin de sa vision, et sans réfléchir il rampa jusqu’à elles et s’y allongea, face à la roche. Une étrange odeur familière par delà le moisi et la poussière titilla ses narines, et la réalisation que ces couvertures provenaient du garage des Wachowski ralluma une nouvelle vague d’étincelles et de larmes dans le corps du hérisson. Quelque chose dans le coin de son esprit savait qu’il devait garder son calme, retenir les arcs électriques en lui avant qu’ils ne se déchargent à la ronde en provoquant une autre coupure électronique continentale ; mais les voix dans sa tête couvraient toute ses pensées logiques. Sonic serra ses bras contre lui, hoqueta ; puis finalement abandonna toute retenue et pleura de tout son corps, ignorant la douleur tordant ses entrailles et les étincelles qui se propagèrent dans toute la grotte.
Il pleura, sanglota, se noya dans une longue plainte portée par le vent et l’écho régulier dans la caverne, ses yeux vert résolument clos et le visage enfoncé dans le tissu poussiéreux où il était allongé, semblant vouloir s’y étouffer.
Il pleura, pleura encore longtemps, une éternité probablement, à nouveau seul dans l’immensité de sa première et seule vraie maison sur Terre…
- …Mon frère ?
Sonic rouvrit brusquement les yeux, iris vert vibrant écarquillés.
Il n’était plus si seul, finalement.