Set phasers to fun

Chapitre 1 : "Je ne suis pas Spock"

1804 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/01/2021 18:21

Je ressors aujourd'hui cette histoire du placard car j'ai promis à une amie de la relire et de la lui envoyer. J'en profite pour la publier ici, en espérant faire sourire certain(e)s d'entre vous.

Le titre de cette fic est une citation extraite de The big bang theory, prononcée par Sheldon Cooper. Elle est très difficile à traduire, je ne m'y suis donc pas risquée. Sachez simplement que l'une des phrases les plus connues de Star Trek est "set phasers to stun" (littéralement, "réglez le phaseur pour assommer")...



Chapitre 1 – « Je ne suis pas Spock » [1]


Il avait pourtant l’habitude des fans, trekkies de tous poils, plus ou moins inconditionnels de la série, obsessionnels un peu dingues persuadés qu’il était vraiment Spock et qu’il leur serait donc possible de converser avec lui en Vulcain – tous, absolument tous sûrs et certains qu’il aimait être l’objet de leur fascination, et même qu’il la recherchait.

Jusqu’à un certain point, il ne pouvait le nier, il appréciait en effet leur enthousiasme et leur imagination. Pendant des années, il avait répondu à toutes les lettres admiratives (ou injurieuses, moins fréquentes mais cependant tristement réelles) qu’il recevait quotidiennement. Accepté de participer aux conventions de SF les plus loufoques. Enfilé de bonne grâce le costume de Starfleet, et, malheureusement, les oreilles qui allaient avec, pour diverses séances photo avec de doux rêveurs dont Star Trek avait, dans un passé plus ou moins lointain, changé la vie. Accueilli avec humour des histoires déjantées écrites par des fans, qui n’avaient plus grand-chose à voir avec l’univers dont il avait, près de quarante ans plus tôt, posé l’une des premières pierres. Il avait même lu un de ces récits, devant un public hilare, une vingtaine d’années auparavant, lors de la promotion pour Retour sur Terre. [2] Et l’importance grandissante d’Internet n’avait certes pas amélioré les choses.

Il avait l’habitude, oui, et il s’était volontiers prêté au jeu, heureux malgré tout de faire plaisir à tous ces gens, bien que la notoriété acquise par son personnage lui semblât incroyable et parfois même un peu ridicule. Il ne s’était jamais dérobé cependant, n’avait jamais refusé de signer un autographe ou de répondre à une question timidement posée par un ancien adolescent, qui s’était finalement décidé à l’aborder dans la rue, pétri d’une déférence qu’il avait lui-même du mal à comprendre. Il n’était pas Spock, Dieu l’en préserve, et il l’avait suffisamment répété, mais, apparemment, les gens ne comprenaient pas, refusaient de le croire lorsqu’il affirmait qu’il n’avait rien de Vulcain. Peine perdue.

Il avait l’habitude, et pourtant, qu’un admirateur s’introduise chez lui sans son autorisation et s’y installe avec un sans-gêne d’un naturel déroutant (sur le côté le plus confortable du canapé, qui plus est, comme si un radar interne l’avait poussé vers cet endroit) dépassait légèrement les bornes de ce qu’il était capable de supporter pour la bonne cause. Rentrer chez vous et trouver un parfait inconnu sur le pas de votre porte, bien déterminé à vous emboîter le pas et à squatter dans votre salon, était une expérience fort déplaisante qu’il ne souhaitait à personne.

Il aurait dû s’exprimer plus fermement, renvoyer le gêneur d’où il venait, refuser catégoriquement de le recevoir – mais le type était du genre crampon. Et si Spock n’aurait eu aucune difficulté à dire non, voire à se débarrasser du problème par une petite prise vulcaine maison, eh bien, comme il le faisait régulièrement remarquer, il n’était pas Spock. Lui, il avait dit oui. Et de toute façon, il ne maîtrisait pas la prise neurale.

A sa décharge, l’homme en question, grand et mince, avec des bras et des jambes qui le rapprochaient plutôt de la mante religieuse que de l’humain, avait un visage presque enfantin, et les deux t-shirts superposés qu’il portait (l’un jaune, l’autre violet) semblaient l’exclure de la catégorie des criminels. Il s’exprimait sans aucun accent dans un anglais châtié. Il aurait probablement fait un bon Vulcain, avait songé Leonard Nimoy en le regardant s’asseoir avec raideur.

Face à ce très innocent double de son propre personnage, les oreilles en moins, il n’avait pas eu le cœur de le virer, ni d’appeler la police. Après tout, il s’agissait d’un fan comme un autre, probablement un peu plus taré que les autres, certes, mais il savait comment se débarrasser en douceur de ce genre de phénomène. C’était un art où Leonard était passé maître. Généralement, l’importun repartait même content.

Cependant, la conversation n’avait pas vraiment pris le tour habituel. Après le salut vulcain d’usage, et la protestation attendue de son amour inconditionnel pour la série en général et pour Spock en particulier, le jeune homme avait commencé à parler spontanément de physique quantique. Il ne faisait aucun doute que Spock aurait pu répondre sans efforts, mais lui n’était pas Spock, comme il l’avait peut-être déjà mentionné une fois ou deux. Il avait essayé de faire valoir ce point à son interlocuteur, en lui expliquant gentiment qu’il ne comprenait pas un traître mot de ce qu’il racontait. L’autre s’était brusquement interrompu, comme déçu, ou même blessé, puis était revenu sur un terrain plus consensuel. Mais parfois, ses yeux avaient erré dans la pièce, s’étaient arrêté sur le secrétaire en bois de noyer, comme s’il savait

Leonard Nimoy soupira et se frotta les yeux. Bon sang, il devenait complètement parano avec le temps. Ce type n’était qu’un fan, un peu plus original que les autres, probablement plus intelligent aussi, mais rien qu’un gosse qui avait découvert Star Trek et ne s’en était jamais totalement remis. Mais après tout, lui-même ne s’en était jamais totalement remis non plus, alors il comprenait, et il compatissait. Il lui avait raconté des anecdotes sur le tournage, était même allé chercher à sa demande un des embryons inédits de scripts qu’il avait lui-même élaborés dans un passé désormais lointain – il lui avait d’ailleurs fallu un certain temps pour le retrouver, étant donné le foutoir qui régnait dans son grenier. Le garçon aux deux t-shirts l’avait parcouru du regard avec une intensité qui l’avait mis quelque peu mal à l’aise.

Enfin, il avait réussi à s’en débarrasser, après une longue demi-heure de conversation. Le jeune homme, apparemment, n’habitait pas loin. Selon ses dires, il l’avait aperçu dans la rue et avait tenté sa chance. Leonard pensait plutôt qu’il l’avait suivi et espionné. Mais enfin, de cela aussi il avait l’habitude.

Il se leva en soupirant. Le gamin l’avait saoulé de paroles et il avait un peu mal à la tête. Apparemment, Star Trek, et plus particulièrement le personnage de Spock, l’avait inspiré dans la vie. Tant mieux. C’était pour cette raison qu’ils avaient créé la série, après tout. Mais l’entendre raconter comment il avait essayé de répondre par une prise vulcaine à une petite brute qui le harcelait l’avait malgré tout mis mal à l’aise. Ce n’est pas le genre de choses que l’on va spontanément révéler à un inconnu.

Comme à chaque fois que quelqu’un lui parlait de Star Trek avec un peu plus de passion qu’il n’est généralement convenable dans une société d’adultes policée, son regard se tourna malgré lui vers le tiroir supérieur de son bureau, dans un coin de la pièce. Il n’avait pas trouvé de meilleure cachette, convaincu que, s’il se faisait cambrioler, on chercherait avant tout un coffre – coffre qui existait, et renfermait effectivement quelques pièces de valeur. En vérité, un leurre pour détourner l’attention du seul objet dont il ne devait se séparer sous aucun prétexte.

Avec un hochement de tête, il fit quelques pas en direction du bureau. Depuis le début des années 90, il se contentait de vérifier régulièrement que l’objet était bien là, dissimulé sous quelques lettres sans intérêt, et refermait bien vite le tiroir, pour ne pas être tenté. Sa mission était achevée depuis quinze ans. D’autres scénaristes, d’autres acteurs avaient désormais pris le relais. Et si la série originale, de par son authenticité, différait de celles qui avaient suivi, il était le seul à le savoir. C’était mieux ainsi. Mission accomplie. Il avait bien le droit de se reposer à présent. Le costume de Spock était parfois un peu lourd à porter, et il s’était toujours senti doublement imposteur.

Il posa la main sur la poignée et tira lentement. Simplement pour vérifier, se répéta-t-il. Uniquement pour être sûr que l’objet était en sécurité. Il savait qu’avant de mourir, il regarderait une fois, juste une dernière fois, juste pour savoir, juste pour être sûr qu’il n’avait pas rêvé. Il plongea les doigts dans le fatras de papier et poussa quelques lettres sur le côté du tiroir. Ses ongles ne rencontrèrent que le bois. Le cœur battant, il s’empara d’une liasse de feuilles, qu’il posa en vrac sur le bureau, et fixa sans y croire le bois brut où un café, renversé des années auparavant, avait laissé une tache brune dont la forme évoquait vaguement celle d’une soucoupe volante.

Le tiroir était vide.



[1] Ce titre est celui de la première autobiographie de Nimoy…


[2] Cette lecture est disponible sur YouTube. On y voit Leonard Nimoy (Spock) et DeForest Kelley (le docteur McCoy) s’amuser comme des petits fous (la scène où Nimoy porte sa main à son cœur pour protester de son innocence dans une affaire interne à Starfleet, et Kelley sautille jusqu’à lui pour replacer sa main au niveau du foie – parce que les Vulcains ont le cœur beaucoup, beaucoup plus bas que nous – vaut son pesant de cacahuètes).

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