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Chapitre 12 : L'Ordre de Shadrak

5608 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/03/2021 21:17

Chapitre 12 : L’Ordre de Shadrak


– Vous voulez dire, capitaine Kirk, que vous n’avez pas remarqué la substitution effectuée par ces humains ?

Spock traduisit la question, impassible comme d’habitude, et Jim se sentit rougir jusqu’aux bout des oreilles. S’il avait connu une formule magique permettant de disparaître, même au prix de dix années de sa vie, il l’aurait utilisée sans une hésitation.

Si les Vulcains avaient accueilli l’Enterprise, son capitaine et son équipage avec une courtoisie exemplaire (ils n’avaient pas même paru vaguement surpris en voyant débarquer quatre cent trente humains provenant d’un futur dont ils ignoraient tout), ils étaient demeurés sceptiques quant à l’histoire que Kirk leur avait exposée, Spock à sa gauche, plus hiératique que jamais, et McCoy à sa droite, l’air particulièrement mal à l’aise. Et lorsque Jim avait sorti le PADD et le leur avait tendu, il avait presque pu lire dans les pensées de ses interlocuteurs – quelque chose qui tournait autour du thème Ce gars-là est un gros rigolo.

Car le PADD n’était pas un PADD, mais un amas de fils dissimulé derrière un banal écran d’ordinateur (un magnifique « made in Taïwan », gravé sur le côté de l’objet, suffisait à lui seul à dénoncer sa provenance), qui ne pouvait pas plus joindre l’avenir que Spock ne risquait de se mettre à chatouiller le président du Conseil des Anciens ou à chanter des chansons paillardes. Les trois geeks, et Leonard Nimoy avec eux, s’étaient bien payé sa tête avec cet ersatz de PADD, ce qui donnait au normalement pacifique capitaine de l’Enterprise des envies de meurtres particulièrement élaborés.

Cependant, même en parvenant (avec difficulté) à passer outre l’humiliation que Kirk venait de subir devant un peuple qui avait érigé la logique et la rigueur au rang de tradition, cette visite sur Vulcain se révélait des plus inutiles, en ce sens qu’aucun dirigeant n’avait admis avoir cédé à des humains, quarante ans auparavant, le moindre artefact. Un tel manquement à la future Première Directive, ancrée au plus profond des mœurs vulcaines avant même qu’elle ne soit érigée en principe de la Fédération, leur apparaissait comme le comble de l’horreur – et, comme « les Vulcains ne mentaient pas » (ce dont Jim doutait depuis qu’il connaissait Spock, mais après tout, Spock était à moitié humain, ce qui expliquait peut-être les demi-vérités qu’il maîtrisait à la perfection), il n’était pas nécessaire d’insister. Un des hauts responsables fit comprendre à Kirk qu’il venait lui-même, en revenant dans le temps et en leur révélant l’existence de Starfleet, de rompre le serment qu’il avait prononcé (techniquement, en 2006, il ne l’avait pas encore prononcé, et ne le ferait que dans un peu plus de deux cent cinquante ans, mais ce genre d’arguties n’était probablement pas capable de toucher un Vulcain, aussi le capitaine décida-t-il sagement de se taire). Le ton employé laissait entendre que ledit haut responsable serait ravi d’administrer lui-même une sanction exemplaire face à un tel manquement à la discipline la plus élémentaire.

La logique les poussait donc à rechercher ailleurs le menteur. D’ailleurs, ils l’avaient tous dit et répété – lui-même, McCoy, les quatre scientifiques, Leonard Nimoy et jusqu’à Spock – : toute cette histoire n’avait rien de vulcain.

– Je lui aurais donné le bon Dieu sans confession, fit pensivement remarquer McCoy alors que les trois hommes regagnaient la navette avec laquelle ils étaient descendus sur la planète, à l’astroport de ShiKahr, en lisière du désert de la Forge. Peut-être parce qu’il ressemble vraiment trop à Spock. Il y avait quelque chose de presque vulcain chez lui.

Jim soupira, découragé à l’avance à l’idée de retourner sur Terre pour demander à Leonard Nimoy des explications complémentaires. Le plus probable était que le fameux Gene Roddenberry ait inventé cette histoire de Vulcains pour dissimuler la vérité, quelle qu’elle soit, et emporté son secret dans la tombe.

Ils s’apprêtaient à entrer dans l’astroport, encore indécis sur la conduite à tenir, lorsqu’un Vulcain de haute taille les aborda avec respect.

– Capitaine Kirk ?

Jim acquiesça avec méfiance. Le haut responsable fort peu sympathique avait-il finalement décidé que cet humain venu du futur avait commis une faute irréparable et entrepris de le faire jeter en prison pour avoir brisé la Première Directive ?

– Vous ne m’avez probablement pas remarqué, dit le Vulcain en anglais, mais j’étais présent dans la salle du Conseil lorsque vous avez exposé votre problème, et j’aimerais en discuter avec vous et vos officiers. Mon nom est Shavaan.

D’une main courtoise, il désignait un petit véhicule à la forme aérodynamique, une petite merveille de technologie. Le capitaine se demanda où était le piège et jeta un coup d’œil circonspect vers son premier officier, qui saurait mieux que lui décoder le comportement de l’un de ses semblables et anticiper un potentiel danger. Mais le regard de Spock était rivé sur quelque chose qui dépassait à peine de la large manche de leur interlocuteur – une sorte de bracelet au bout duquel tournait lentement sur lui-même un petit bijou, une sorte de globe formé d’anneaux argentés imbriqués les uns dans les autres…

Qu’avait dit Leonard Nimoy lorsque Spock l’avait interrogé sur les Vulcains qui avaient supposément donné le PADD à son ami ?

… une sorte de collier, ou de médaillon ressemblant à nos propres sphères armillaires, que nous n’avons par la suite jamais revu sur les photos…

Il n’eut pas besoin d’une confirmation orale de la part de son ami et hocha la tête.

– Nous vous suivons.

Dans la petite salle où les trois visiteurs du futur furent introduits après un trajet d’à peine cinq minutes, deux Vulcains, portant autour du poignet pour l’homme et du cou pour la femme le même médaillon discret, les attendaient visiblement. Ils les accueillirent avec le Ta’al et leur proposèrent avec la courtoisie glacée propre à leur espèce un verre empli d’une boisson que Jim reconnut comme du yon-sava, un alcool de fruit au goût très agréable. Le silence menaçait de s’éterniser, mais Kirk savait que chez les Vulcains, il n’était pas considéré comme un manque de respect. Il se sentait examiné logiquement, et acceptait l’examen. Lui-même se força à imiter Spock, qui s’y connaissait bien mieux que lui en matière de bonnes manières vulcaines, et ne dit pas un mot non plus, se contentant de regarder leurs hôtes avec politesse (et d’écraser le pied de Bones au passage, au cas où il se découvre l’envie de parler).

– Capitaine Kirk, déclara finalement le Vulcain qui les avait abordés, vous avez soulevé ce matin au Conseil un certain nombre de questions auxquelles les Anciens ne pouvaient avoir de réponses. Nous pouvons cependant, si vous le désirez, vous en offrir certaines.

Shavaan parlait avec lenteur, mais sa syntaxe était parfaite et la prononciation très aisément compréhensible – une aberration, puisque les Vulcains n’avaient appris le Standard qu’à la fin du XXIème siècle, lorsqu’ils avaient décidé d’établir le premier contact avec les humains.

Ce qui signifiait…

– Vous avez confié ce PADD à Gene Roddenberry, n’est-ce-pas ? s’écria McCoy, le devançant d’un quart de seconde.

La femme vulcaine hocha négativement la tête.

– Pas exactement, répondit-elle de ce même ton mesuré. Ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées, et nous aurions certes préféré qu’elles se passent autrement. Mais…

– … Kaiidth, compléta doucement Kirk en voyant qu’elle peinait à traduire dans une langue qui n’était pas la sienne un des fondamentaux de la philosophie vulcaine. [1]

– En effet. Je suis T’Plaï, et voici Selek, ajouta-t-elle en désignant leur troisième compagnon. Il éprouve quelques difficultés à s’exprimer dans votre langage, mais le comprend. Voilà pourquoi Shavaan nous a demandé d’être présents durant cet entretien.

– Vous parlez anglais ? Comment cela est-il possible ?

Les trois Vulcains se consultèrent du regard.

– Nous avons appris cette langue dans l’attente de cette journée, dit Shavaan. Et de votre venue sur notre planète.

.

Spock laissa ses deux amis pousser une exclamation stupéfaite et demeura immobile, attendant la suite. Depuis que le Vulcain les avait abordés à la sortie du Conseil, il s’était attendu à une révélation de cet ordre, qui, seule, pouvait expliquer tous les faits – et recoupait des rumeurs qui couraient, deux cent cinquante ans plus tard, au sujet d’un groupuscule de Vulcains dissidents qui auraient eu connaissance de l’avenir et choisi délibérément de braver les interdits de Surak en cherchant à modifier le futur.

Lorsqu’il se rendit compte que les regards de leurs hôtes convergeaient vers lui, il prit la parole :

– Je pense avoir compris, déclara-t-il lentement et en Standard, que vous faites partie de la secte de Shadrak ?

Il refusait d’employer sa langue natale devant ses amis qui ne la comprenaient que vaguement pour le capitaine, et pas du tout pour le médecin en chef.

– Vous êtes au courant de l’existence de notre Ordre ? demanda T’Plaï.

Spock fit un signe de tête non-compromettant, sa curiosité pleinement éveillée.

– Je sais que les partisans de Shadrak sont supposés exister depuis bientôt quatre mille ans. Leurs croyances et leurs pratiques demeurent presque inconnues et leur existence a même été remise en cause à plusieurs reprises. Ils posséderaient un livre déclaré dangereux par Surak lui-même, les Prophéties de Shadrak, qui contiendrait des informations sur l’avenir de Vulcain.

– Nous existons bel et bien, répondit Shavaan. Nous avons été condamnés par le passé, le nombre de nos membres a drastiquement diminué, et nous sommes passés dans l’ombre afin de préserver les secrets de notre Ordre. Nous nous nommons nous-mêmes les Eclaireurs et voici trois mille sept cent cinquante-neuf ans que nous nous passons le Flambeau dans le but d’éviter la venue des ténèbres lorsque l’heure arrivera. Votre visite sur Vulcain nous était connue, et bien que nous n’en connaissions pas la date exacte, nous vous attendions depuis plusieurs années déjà.

– En raison de ce livre des Prophéties que vient de mentionner mon premier officier ? interrogea Kirk avec une neutralité que Spock approuva en son for intérieur.

Les trois Vulcains approuvèrent d’un air grave.

– Veuillez excuser mon incompréhension, mais n’est-il pas… illogique que de vous fier à des prophéties réalisées il y a près de quatre mille ans ?

– Shadrak n’était pas un prophète, mais, tout comme vous, un voyageur temporel. Par un concours de circonstances complexe, il a été projeté plusieurs millénaires dans le futur et en est revenu avec la connaissance du destin ultime de notre planète. Malheureusement, la formulation de ses prédictions demeure souvent obscure. La tâche qui nous est dévolue est de nous efforcer de les interpréter au mieux.

Kirk hocha la tête, visiblement peu convaincu (Spock ne l’était guère plus ; quant au médecin, il faisait une moue qui en disait long sur ce qu’il pensait de ces prophéties), et passa au sujet qui le préoccupait :

– Devons-nous en déduire que votre Ordre est à l’origine de ce PADD qui a permis à des humains d’accéder à leur avenir ?

Un léger, très léger malaise, imperceptible pour n’importe quel non-Vulcain, passa au fond des yeux noirs de T’Plaï. Elle ne chercha cependant pas à éluder la question, pas plus qu’à atténuer la responsabilité de la secte de Shadrak dans cette affaire.

– En effet. Il y a 40,79 de vos années terrestres, certains membres de notre Ordre ont outrepassé leurs droits et failli à leurs devoirs en établissant un premier contact prématuré avec la Terre. Nous le déplorons et nous efforçons à présent de réparer les erreurs commises.

Spock ne pouvait se défendre d’une fascination teintée d’étonnement. Les partisans de Shadrak étaient un mythe sur Vulcain, une légende aussi impalpable que Sha Ka Ree ou le fal-tor-pan. Qu’ils se soient aussi imprudemment avancés sur une planète aussi instable que l’était la Terre dépassait l’entendement.

– Qu’ont-ils fait ? demanda le médecin, visiblement captivé lui aussi.

– Certaines des Prophéties les plus importantes évoquent un rapprochement entre Vulcains et humains, aussi avons-nous toujours surveillé la Terre. Lorsque notre peuple a commencé à s’intéresser officiellement à votre planète, dans ce qui correspond pour vous aux années 1950, plusieurs membres de notre Ordre y ont vu une opportunité d’observer les humains et ils se sont portés volontaires pour des missions de reconnaissance et d’infiltration. Ils ont été immédiatement fascinés par votre mode de vie et ont essayé de poser les premiers jalons de la Fédération… bien trop tôt, nous nous en sommes rapidement rendu compte.

Un silence accueillit ces paroles pendant que les trois officiers de l’Enterprise pesaient ce qui venait de leur être dit.

– Quel était le but des membres de votre Ordre ? Et comment ont-ils réussi à créer une fenêtre temporelle ?

Etonnamment, Shavaan répondit à l’interrogation par une autre question :

– Il me semble, capitaine Kirk, que vous n’en êtes pas vous-même à votre premier voyage temporel ? Votre vaisseau n’est-il pas déjà revenu dans le passé de la Terre ?

Le capitaine ne répondit rien. De nouveau, Spock approuva cette attitude. Ces gens étaient déjà en possession d’un trop grand nombre d’informations sur l’avenir, ce qui lui paraissait toujours dangereux : qui connaît le futur est bien souvent tenté d’essayer – en vain – de le modifier à son gré, ce genre d’initiative faisant généralement plus de mal que de bien.

– Nous le savons, capitaine, pour la bonne et simple raison que deux membres de notre Ordre ont perçu la présence de votre vaisseau alors que vous étiez en orbite autour de la Terre, et se sont introduits en cachette à son bord.

Cette fois, Spock dut faire un effort sur lui-même pour ne pas laisser paraître son étonnement en même temps que ses deux amis.

– Je vous demande pardon ? demanda Jim, qui avait serré les poings et était devenu tout blanc, signe chez lui d’une colère rentrée particulièrement intense.

– Votre vaisseau est demeuré en orbite durant tout le temps qui vous a été nécessaire à la gestion de la crise entraînée par votre brusque apparition devant un vaisseau de l’American Air Force, lorsque vous avez été contraint de faire monter à votre bord le capitaine Christopher. [2]

– Vous êtes bien renseigné, grommela McCoy.

Les trois Vulcains échangèrent de nouveau un regard, et Spock eut l’absolue conviction qu’ils était au courant de leur vie dans le détail par le biais de cette série télévisée qu’ils avaient apparemment contribué à créer – un méfait de plus à mettre à leur actif.

– Possédant une technologie semblable à la vôtre, les deux membres de notre Ordre ont réussi à se téléporter à bord de votre vaisseau sans attirer l’attention, y voyant une opportunité d’en apprendre davantage sur l’avenir de nos deux peuples. Je ne dis pas que j’approuve leur action, capitaine, s’empressa d’ajouter Shavaan, je me contente de vous citer les faits.

Kirk, qui s’apprêtait à protester contre de pareilles méthodes, referma la bouche et croisa les bras sur sa poitrine.

– Et c’est vous qui me reprochez de violer la Première Directive, marmonna-t-il.

– Je vous répète que ces deux Vulcains n’ont jamais reçu la moindre directive de l’Ordre : ils ont agi de leur propre chef. Avant que nous ne nous rendions compte de leurs intentions, ils ont tout simplement inséré dans la base de données de votre vaisseau une puce électronique miniaturisée connectée à un PADD, celui-là même que vous avez retrouvé sur Terre. Le hasard a fait que la distance temporelle n’a pas suffi à rompre la communication.

– Quel était leur but exact ? ne put s’empêcher de demander Spock, qui ne pouvait parvenir à percevoir la moindre logique dans les actions de ces deux Vulcains.

– Ils cherchaient à réaliser les prophéties, répondit T’Plaï sur le ton de l’évidence. Constatant que la communication avec l’avenir fonctionnait toujours, ils ont voulu donner aux humains une chance de connaître leur futur et de s’inspirer de l’esprit de la Fédération. A cette même époque, ils ont également lancé plusieurs autres tentatives. Par exemple, fixés à San Francisco, ils ont initié ce que vous avez appelé, je crois, le mouvement hippie, dans le but d’apaiser les relations des humains entre eux avant de les confronter à une espèce éminemment pacifique. [3]

Le docteur McCoy ouvrit assez comiquement la bouche, tandis que Jim se prenait la tête dans les mains.

– Je ne m’attends pas à ce qu’un non-initié puisse comprendre, conclut la Vulcaine en constatant la réaction de ses interlocuteurs.

– Nous reconnaissons bien volontiers, ajouta Shavaan, qu’il s’agit d’une manière quelque peu simpliste de procéder, et hautement hasardeuse, mais il faut croire que quinze années sur Terre avait amoindri leurs facultés intellectuelles.

– Attendez, s’exclama le capitaine sans même relever l’insulte, vous voulez dire que tout ce qui nous est arrivé à cause de ce PADD est arrivé parce que nous avons visité le passé de la Terre et que nous n’avons pas repéré vos deux gugusses sur l’Enterprise ?

Les trois Vulcains acquiescèrent, impassibles. Jim semblait au bord de l’apoplexie.

– Vous êtes en train de me dire que deux irresponsables ont tout simplement joué avec la Terre en faisant des expériences pour voir ce qui se passerait si on essayait de donner à l’humanité un accès direct à son avenir ? En se servant de mon vaisseau ?

– Ils croyaient bien faire, capitaine, et jeter les bases d’une relation diplomatique entre nos deux peuples. Leur unique but était le rapprochement fraternel des Vulcains et des humains.

– Un peu facile comme excuse, grommela McCoy.

Spock était (une fois n’est pas coutume) parfaitement d’accord avec lui. Il se demandait quelles substances illicites ces deux Vulcains avaient consommées sur Terre (et en quelle quantité) pour arriver à la conclusion que leur plan tordu recelait une quelconque logique.

Kirk poussa un soupir.

– Et qu’est-ce que vous comptez faire avec cette espèce de série télévisée débile que les humains ont réalisée grâce au PADD que vous leur avez fourni ?

– Rassurez-vous, tout est prévu.

Tout est prévu ? s’étrangla le capitaine.

– Lorsque les deux membres responsables de cette regrettable fuite de renseignements ont fini par avouer ce qu’ils avaient fait, il était trop tard, la diffusion de la série avait déjà commencé et le phénomène pris une ampleur telle qu’il n’était plus possible de modifier directement l’esprit de tous les humains qui l’avaient regardée.

Spock ne put s’empêcher de relever le terme « directement » :

– Vous avez donc choisi un autre moyen… moins direct ?

De nouveau, leurs hôtes acquiescèrent.

– Vous ne le savez peut-être pas, mais l’engouement qu’a suscité cette série a fait naître de nombreuses autres fictions autour de l’univers qu’elle présentait. Nous avons mis à profit ce développement inattendu pour introduire dans les supports et les appareils de visionnage terriens un certain nombre d’ondes inoffensives qui, après plusieurs passages dans le cerveau, permettent d’inverser certains souvenirs.

– Vous voulez dire, dit McCoy pour clarifier les choses, que plus les gens regarderont Star Truc, moins ils s’en souviendront ?

– Il s’agit d’une simple manipulation cérébrale extrêmement simple à réaliser pour un peuple télépathe comme le nôtre, confirma Spock qui n’en revenait pas de l’audace incroyable des membres de cette secte.

A sa droite, le capitaine semblait abasourdi, mais le Vulcain n’était pas certain qu’il percevait toute l’hérésie de la manipulation mentale à grande échelle organisée par ce groupuscule. Le premier officier n’avait pas pour habitude d’émettre des jugements à l’emporte-pièce, mais si on lui avait, à cet instant, demandé d’exprimer spontanément son opinion sur l’Ordre de Shadrak, deux adjectifs qualificatifs lui seraient immédiatement venus aux lèvres : dangereux. Et complètement fous.

Cependant, l’évidence demeurait toujours la même : deux cent cinquante ans plus tard, toute trace de Star Trek aurait disparu de la Terre, ce qui signifiait que les adeptes de cette secte avaient réussi leur coup et que Spock, de crainte de changer l’avenir, ne pouvait pas même essayer de les dissuader ou de les empêcher de persévérer dans leur folie.

Ses deux compagnons semblaient être arrivés aux mêmes conclusions, car ils considéraient leurs interlocuteurs avec une sorte de fascination atterrée.

– Et la Première Directive ? balbutia le capitaine. Ce que vous faites est totalement… totalement illogique !

L’insulte ne sembla pas même toucher leurs hôtes, qui se contentèrent d’un haussement de sourcil indifférent.

– Notre Ordre se situe bien au-delà de la Première Directive. Nous ne pouvons rien vous dire de plus sans trahir notre secret le mieux gardé. A présent que nous vous avons expliqué l’origine et le fonctionnement du PADD qui vous a tant intrigué, il est temps pour vous de regagner votre vaisseau, avec la certitude que nous nous sommes occupés de tout.

Spock laissa ses deux amis essayer vainement de parlementer pour obtenir davantage d’informations. Il savait qu’il était inutile d’insister : aucun des trois Vulcains ne se laisserait fléchir.

Mais la première chose qu’il ferait en regagnant le XXIIIème siècle serait d’avertir le Conseil des Anciens de l’existence d’un groupuscule dément qui se croyait investi d’une mission quasiment divine et refusait de respecter les principes les plus sacrés de leur peuple.

.

Leonard Nimoy referma soigneusement la porte derrière lui et s’adossa contre le bois avec un soupir qui était partie soulagement, partie épuisement.

Enfin seul.

Ces quatre journées de convention avaient été nerveusement très difficiles à supporter, car, balloté entre des fans qui réclamaient Spock et le vrai Spock dont le souvenir le hantait jour et nuit, il avait eu du mal à trouver un équilibre. La nuit, il s’éveillait en sueur, le cœur battant la chamade, convaincu d’avoir rêvé, et lorsque le jour revenait, il doutait plus encore de sa santé mentale. Etait-il fou au point de s’être imaginé qu’il avait rencontré les officiers de l’Enterprise ?

Certaines conversations, prononcées par des invités-fans-hardcore, surprises au détour d’un couloir du Hilton où se déroulait la convention (« Il y avait un gars qui ressemblait à Spock comme deux gouttes d’eau et qui a gagné presque trois millions au casino », et autres remarques dont lui seul pouvait percevoir le côté surréaliste) et un coup d’œil à son compte en banque (et aux mouvements étranges qui y figuraient) achevèrent de le convaincre qu’il n’avait rien imaginé du tout et que tout ce qui lui était arrivé était vrai : l’équipage de l’Enterprise avait passé là trois jours, et était finalement reparti pour Vulcain, afin d’y trouver le fin mot de cette histoire à dormir debout.

Il s’attendait à les voir revenir d’une minute à l’autre, et ne savait pas, dans l’état de fatigue où il se trouvait, s’il devait s’en réjouir ou le redouter. Bien évidemment, ils n’étaient pas idiots et ils allaient se rendre compte que les trois geeks avaient procédé à un échange de PADD. Selon toute logique, le vieil homme étant le seul à avoir conservé intacte sa mémoire, ce serait vers lui qu’ils reviendraient pour exiger des explications.

Explications qu’il n’était pas certain de vouloir leur fournir.

C’était stupide, mais il avait reçu pour mission, et Gene avant lui, de conserver le PADD et de l’utiliser pour proposer à ses contemporains une vision de l’avenir. Jamais il n’avait été question de le donner ni même de le rendre à qui que ce soit. Lorsque, cinq jours auparavant, à demi comateux dans le fameux canapé de Sheldon Cooper, il avait entendu la voix de Kirk, émanant d’un journal de bord enregistré cent cinquante ans plus tard, expliquant qu’ils avaient écopé d’un faux PADD, il avait su, confusément mais avec une inexplicable certitude, que le vrai allait nécessairement lui échoir.

Et qu’il était important qu’il le conserve, même cassé.

Voilà pourquoi, une fois leurs visiteurs du futur repartis sur leur vaisseau, le faux PADD à la main, Leonard Nimoy n’avait pas résisté à la tentation de passer la main sous le coussin du canapé, où les jeunes gens avaient dissimulé l’objet. Puis il les avait laissés endormis, avait refermé sans bruit la porte de leur appartement, et était repassé chez lui prendre une douche et se changer avant de repartir pour Vegas et les quatre jours de convention qui l’attendaient, déposant au passage l’écran brisé dans le tiroir du secrétaire où il avait toujours été depuis qu’il l’avait reçu.

Il sortit l’objet et l’examina. L’écran, écrasé par le pied de Leonard Hofstadter, était fendu sur presque toute la longueur, mais il brillait toujours de ce même noir intense que l’acteur n’avait jamais retrouvé sur aucun ordinateur.

Par réflexe, il pressa, comme il l’avait fait des centaines de fois à l’époque où Star Trek était toute sa vie, le bouton situé à l’extrémité gauche de l’écran, qui s’éclaira aussitôt.

Le vieil homme sursauta. Ce truc était censé être cassé.

Un coup d’œil méfiant lui confirma que la chose fonctionnait encore. Il attrapa ses lunettes, s’assit sur le canapé et se pencha vers l’écran.

Date 2258, 48.

Les chiffres étaient écrits un peu différemment de ce dont il avait l’habitude. Probablement un reflet, ou un effet de sa fatigue. Machinalement, il effleura l’écran du bout des doigts.

Journal de bord – Spock, capitaine suppléant. Nous n’avons aucune nouvelle du capitaine Pike. Je le considère donc désormais comme prisonnier du criminel de guerre dénommé Nero, qui a détruit ma planète natale et la grande majorité de ses six milliards d’habitants… [4]

Quoi ?

Quoi ?!?

Leonard Nimoy s’empressa de toucher de nouveau l’écran pour arrêter la voix qui continuait à débiter impassiblement des détails concernant la catastrophe. Il posa hâtivement le PADD à côté de lui et le considéra avec un mélange de stupeur, d’effroi et de consternation.

Qu’avait-il bien pu se passer ? Qu’avaient fait Leonard, Howard et Rajesh à cet objet venu du futur ? Que Sheldon Cooper, génie mentalement dérangé, eût réussi à le transformer, par un immense coup de bol, en portail temporel relevait déjà du miracle, mais que ses trois amis l’aient réparé…

De toute façon, il ne pouvait pas aller leur poser la question, puisque la mémoire des quatre jeunes scientifiques avait été effacée.

Non, non, le PADD n’avait pas été réparé par l’ingénieur, mais au contraire complètement détraqué, s’il se mettait à mentionner des événements qui n’avaient jamais eu lieu. Le vieil homme avait écouté des dizaines de fois les journaux de bords de l’Enterprise, et à aucun moment, dans aucun d’entre eux, il n’avait été fait mention de la destruction de Vulcain par un fou furieux.

Malgré l’heure tardive, Leonard Nimoy alla se faire un bon café bien fort avant de se laisser de nouveau tomber sur son canapé, jetant au PADD un regard qui oscillait entre la méfiance et la haine. Pourquoi ne l’avait-il pas laissé là où il était, ou rendu au capitaine Kirk, ou jeté dans la première poubelle venue, ou enterré dans le désert, aux portes de Vegas, ou tout simplement remisé sans le regarder au fond du tiroir de son secrétaire, ou…

Il prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Il devait se calmer et réfléchir.

Première hypothèse, tentante car sans aucune implication future : le PADD déconnait complètement et racontait n’importe quoi.

Problème : la voix qu’il avait entendue lorsqu’il avait mis en marche l’objet ressemblait trop à celle de Spock.

Deuxième problème : un appareil en panne ne se met pas à inventer des faits, il émet à la rigueur des bruits étranges et indistincts.

Conclusion : le PADD fonctionnait. Par un hasard démentiel, Howard Wolowitz avait réussi à le remettre en route.

Deuxième hypothèse, quelque peu alarmiste, mais somme toute possible, pour ce que le vieil acteur savait des méandres mystérieux du temps : la venue de l’Enterprise dans le passé de la Terre et ces trois jours que l’équipage avait passés à Vegas avaient entraîné une rupture du continuum espace-temps et par conséquent modifié le futur de l’humanité et de tous les autres peuples de la galaxie. Mais dans ce cas, Kirk et les autres seraient déjà venus le trouver dans le but de réparer ses erreurs, et probablement d’empêcher que lui ou un autre imbécile ne recommence à foutre le merdier dans l’espace-temps. De plus, il avait entendu, sur ce même PADD, le capitaine et McCoy évoquer, hilares, leur séjour à Vegas, ce qui signifiait que ce dernier n’avait occasionné aucun dommage dans l’avenir.

Mais alors, pourquoi Spock mentionnait-il la destruction de Vulcain, à une époque où Kirk n’avait pas encore pris le commandement de l’Enterprise ?

La troisième hypothèse lui apparut alors qu’il vidait sa quatrième tasse de café. Il existait non pas un seul et unique univers, mais des milliards de réalités alternatives au sein d’un multivers complexe, et le PADD, par un incompréhensible hasard, s’était rebooté sur l’un d’entre eux, guidé par l’esprit tordu et inspiré d’un ingénieur de vingt-cinq ans vivant encore chez sa maman…

Leonard Nimoy ferma les yeux et se prit la tête dans les mains. Son cœur battait un peu trop vite et un peu trop fort alors qu’il pensait au destin des six milliards de Vulcains morts dans l’explosion de leur planète, et à celui de son alter ego, qui avait survécu à la catastrophe suite à un concours de circonstances dont lui, pauvre humain, ne savait rien.

Si ce fichu PADD s’était de lui-même branché sur une autre réalité, il devait bien y avoir un moyen de prévenir quelqu’un, par-delà les siècles et les années-lumière.

Il devait comprendre. Il devait savoir.

Il appuya de nouveau sur le bouton. [5]



[1] Kaiidth : en gros, « ce qui est fait est fait, ce qui doit être sera », l’une des maximes vulcaines les plus connues.


[2] Voir « Tomorrow is yesterday », un épisode dans lequel Kirk embarque bien malgré lui un pilote américain des années 60 à bord de l’Enterprise


[3] Pour celles et ceux qui trouveraient étrange que des Vulcains aient lancé le mouvement hippie, qui semble en effet contraire à leur éthique et à leur philosophie, je rappellerai que dans un épisode complètement barré, « The way to Eden », des hippies de l’espace en quête d’une planète paradisiaque s’installent sur l’Enterprise… et s’entendent particulièrement bien avec Spock. Comme quoi…


[4] Citation extraite du film Star Trek 2009 (traduction revue et corrigée à partir de la version originale).


[5] Je sais qu’il est fort peu crédible qu’Howard ait rebooté le PADD sur l’univers alternatif du film, mais j’avais besoin de cette pirouette pour mon épilogue…

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