Léthé meurtrier

Chapitre 1 : Acte 1

2856 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 20/02/2021 16:41

La Kirkissée 4 : Léthé meurtrier


Sur les bords du fleuve de l’oubli je me suis assis et j’ai pleuré

 


Acte I


Le Docteur McCoy souleva une paupière de son patient. D’un geste presque maternel, il vérifia la température de son front glacé. Puis sur sa lancée, il arrangea la couverture chauffante avant de réclamer d’autorité une nouvelle serviette à son infirmière. Les mèches châtain clair s’entremêlaient encore d’un givre opiniâtre qui commençait à fondre. Pas trop tôt.

Épié par l’œil d’aigle du Premier Officier, le médecin de bord plénipotentiaire se sentit mal à l’aise d’être surpris en flagrant délit de compassion pour son malade...

Il effaça un petit rictus amer. C’était sûrement ce que pensait Spock. Mains derrière le dos, le Vulcain au visage éternellement grave semblait pourtant avoir, plus que jamais, le comportement approprié en la circonstance. Ses paupières ne frémissaient pas. Ses sourcils ne s’inclinaient pas. Les yeux fixes, il était aussi statufié à la verticale que le gisant l’était à l’horizontale, donnant au médecin l’impression désagréable d’être coincé entre deux blocs de glace : l’un métaphorique, et l’autre littéral…

McCoy s’attendait à ce que Sa Raideur ne dise rien du tout, mais à sa grande surprise, il posa une question du dernier illogique.

— Docteur… commença-t-il, avec une pointe inhabituelle d’hésitation. Les mesures indiquées sur l’écran n’ont pas bougé depuis vingt-deux minutes point sept secondes. Ne devrait-il pas y avoir un signe, même infime, d’améliorati…

— La ferme, Spock. Je le vois bien.

L’intéressé ne se serait pas permis le moindre commentaire face à la mauvaise humeur coutumière du Dr McCoy. Mais après des mois et des mois, Leonard se prenait toujours à espérer que le Vulcain finisse enfin par deviner que son célèbre caractère de cochon n’était pas du tout son caractère – mais bien la manifestation du souci anxieux qu’il se faisait, à l’idée de perdre un patient placé sous sa surveillance. Et à fortiori James T. Kirk, intrépide impénitent et, pour peut-être très peu de temps encore, le capitaine de l’USS Enterprise.

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— Fort bien, je remonte sur la passerelle. Mais si nous ne retournons pas vers leur gouvernement nantis de nouvelles encourageantes sur la santé du capitaine, les relations diplomatiques avec les Andoriens risquent fort de se refroidir à nouveau, si je puis me permettre une telle formulation.

McCoy lui adressa un petit coup d’œil biaiseux, hésitant entre la surprise et l’incrédulité. Spock ? Plaisanter ??

Il passa outre. Tout l’équipage était extrêmement stressé, particulièrement ceux qui avaient vu un capitaine à moitié congelé sortir de la salle de téléportation sur un brancard. La nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre sur tous les ponts. Et il faudrait bien tout le flegme du Premier Officier pour calmer quatre cent membres d’équipage sur les dents. Jim avait été récupéré à un cheveu de la cryogénisation.

— Ha, renifla le Docteur en commençant à préparer une injection. C’est sûr que depuis ce fiasco diplomatique – où nous avons eu le bonheur d’être présenté à vos parents – niveau entente cordiale, ça ne doit pas être brillant... Mais il faut se mettre deux secondes à leur place. Les Andoriens ont été accusés à tort d’avoir voulu « refroidir » un capitaine de la Fédération. Même innocentés, je me doute qu’ils sont restés un peu vexés de nos conclusions hâtives… [1]

— Motif exact pour lequel Starfleet nous a dépêchés sur Andoria. Pour aplanir toute forme de…

— Spock, le coupa-t-il d’un ton excessivement contrôlé, soyez aimable, allez aplanir ailleurs…

Il se reprit aussitôt, conscient que sa formule pouvait apparaître... un peu sèche.

— Hem… je veux dire, du côté de l’Andorienne albinos qui nous l’a ramené. Elle n’est pas au gouvernement, mais c’est la seule qui a peut-être des "nouvelles encourageantes", comme vous dites. Il faut que je sache ce qu’elle a essayé de lui administrer. Elle n’avait pas l’air trop bien, elle non plus, vous n’aurez qu’à utiliser cette excuse pour la faire venir.

Spock resta planté là, le sourcil levé. Quand McCoy retourna lire les constantes, l’autre ne bougea pas, mais il y avait une vague réprobation calme dans son maintien. Il fallait de l’entraînement pour deviner juste, parce que chez le Premier Officier, même la gestuelle était économe.

— …s’il vous plaît ?

Le Vulcain pivota et se dirigea vers la sortie.

— Plus zéro point huit, docteur, lâcha-t-il en laissant les portes de l’infirmerie se refermer automatiquement sur lui.

Le Dr McCoy remit le nez sur son écran. Diable, le gobelin avait raison, la température remontait !

Christine ramena une serviette sèche qu’elle glissa délicatement sous la tête de Jim, remportant celle qui était trempée par les petits glaçons fondus. Il la remercia d’un coup d’œil plus amène. Il aimait bien l’infirmière Chapel. C’était à peu près la seule qui arrivait à supporter son prétendu mauvais caractère…

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Il n’avait pas envie de reconnaître qu’il avait été aux cent coups une demi-heure plus tôt, en étant appelé en salle de téléportation. Un kit médical d’urgence et un tricordeur sous le bras, il s’était jeté dans un ascenseur.

Il arrivait tout juste quand un capitaine bleui et une Andorienne à la peau blanche finissaient de se rematérialiser. Faire la moindre remarque sur cette surprenante ébauche de permutation épidermique aurait été très impoli... [2] Deux brancardiers avaient chargé Jim au plus vite pour l’emporter au pas de course vers l’infirmerie, nichée loin au cœur du vaisseau.

Il aurait dû les suivre, mais la curiosité scientifique l’avait retenu quelques instants. La visiteuse s’était inclinée devant chaque officier présent. A l’exception de sa peau crayeuse, la femme aux traits fins présentait toutes les caractéristiques physiques habituelles des natifs de cette lune : front très haut, épaisses antennes courtes et souples, chevelure platine ou blanche. Mais la sienne était abondante et longue, retenue par de fines nattes d’un bel effet – d’un point de vue terrien. Toujours extrêmement professionnel, il avait noté son début de cataracte, puis oublié quand elle s’était tournée vers lui à nouveau et qu’il avait senti comme un souffle frais et soyeux lui caresser le lobe pariétal.

« Nous avons presque réussi à stabiliser votre ami, mais nous sommes limités par notre méconnaissance complète de sa physiologie, veuillez nous excuser. Nous espérons ne lui avoir causé aucun mal… »

Etourdi un bref instant, le docteur McCoy avait vite compris qu’il était face à une télépathe longue distance d’une grande délicatesse. La courbette de Spock avait été à la limite de l’obséquiosité… Question théorique, celui-là pouvait-il rester insensible à une autre espèce télépathe ? Non. 

Il se demandait encore ce qu’ils pouvaient se dire à l’abri des oreilles terriennes quand la réponse était venue d’elle-même.

— Mais si vous souhaitiez rester quelques instants pour nous l’expliquer, je serais honoré de laisser mes quartiers à votre disposition. Ils jouissent d’un dispositif de thermorégulation parfaitement ajustable à vos besoins spécifiques…

Alerte rouge. Scotty, sortez de distorsion, éjectez le réacteur.

Comment ? Ce ton presque amène où flottait un tachyon d’admiration ? Ouh, il était heureux d’avoir vécu assez longtemps pour contempler Spock, non seulement faire l’équivalent du gringue à une minette, mais tenter de l’inviter dans sa chambre sur le premier prétexte venu...

Chassant ses pensées puériles, il s’était rappelé qu’il était attendu d’urgence et s’était excusé pour rejoindre son patient.

En sortant, il avait entendu le Vulcain, lui aussi extrêmement professionnel, plaider pour la retenir, arguant qu’ils étaient très désireux de comprendre ce qui était arrivé à leur capitaine et que ces informations auraient pu être précieuses pour le soigner (ce qui était vrai). « L’Andorienne Pâle » avait incliné la tête et pointé vers lui une antenne pour le corriger aussitôt « Je suis une Aenar ».

Leonard McCoy n’avait eu besoin d’aucune antenne ni de télépathie pour deviner qu’elle était apeurée et réticente.

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Parce qu’il ne pouvait rien faire de plus pour Jim, il abandonna la surveillance de son réchauffement progressif à Christine Chapel. Pendant ce temps, le médecin-chef ronchon en profita pour aller retrouver le pilote Leslie et les deux agents de sécurité de cette mission complètement calamiteuse.

Car normalement, et c’était bien connu de ceux qui suivaient le règlement de Starfleet, le capitaine laissait ses putains de fesses dodues sur le fauteuil de commandement, histoire de ne pas aller mourir bêtement dans des expéditions où il n’aurait jamais dû mettre le bout de ses bottes.

Mais pour ce cas précis, c’était difficilement critiquable. Une reprise de contact officielle mais discrète entre leurs peuples nécessitait un haut gradé pour parler au nom de la Fédération. Ils n’allaient pas confier ça à une bleusaille de l’Académie où à un amiral en charentaises… [3]

Le lieu de rendez-vous ayant été évidemment fixé au diable, loin d’une région habitée, Spock avait supposé aussitôt que c’était un traquenard, Jim l’avait trouvé rabat-joie et ne l’avait pas emmené…

Depuis leur remontée à bord, les trois autres membres de l’équipe au sol étaient retournés à leurs postes respectifs. Leonard avait l’intention de traiter leurs éventuelles engelures ou au minimum de leur administrer un petit remontant pour booster leurs défenses immunitaires. Mais arrivé à l’Ingénierie, il n’eut pas besoin de tricordeur. Un simple examen de visu de leurs pommettes un peu roses l’informa que Scotty s’en était déjà acquitté pour lui…

Avec une sincérité désarmante, le chef-ingénieur lui expliqua tout bas qu’on n’allait pas le déranger pendant qu’il soignait le capitaine, alors qu’un coup de gnole pur malt pouvait faire le même effet, sans parler de leur remonter le moral. Les pauvres, soulignait-il avec son accent impossible, se sentaient suffisamment misérables d’avoir perdu le capitaine dans une bourrasque pour leur première sortie.

Le pilote fut assez disert. Il expliqua qu’ils avaient buté sur une zone électromagnétique dense générée par le minerai du manteau rocheux, ce qui les avait conduits à pratiquer un atterrissage d’urgence (c’est-à-dire se crasher). Une fois posés, ils avaient constaté la faiblesse des communications (kaput) endommagées par l’atterrissage ou les conditions électriques. Le capitaine était sorti pour essayer de contacter le vaisseau en se déplaçant vers une zone plus dégagée (soit bien à découvert). Les deux gardes avaient tenté de le suivre (mission impossible) et c’était à ce moment que la glace sous la navette avait commencé à craquer…

Leurs faces navrées en disaient assez lorsqu’ils avouèrent qu’ils n’avaient eu que le temps de décoller avant que la glace ne cède. Un blizzard soufflant à quatre cent huit kilomètres heure les avait déportés ensuite à plusieurs centaines de mètres de là, mais à portée de communication. Et entre la visibilité nulle et les détecteurs en panne, ils avaient pris la décision de remonter tout de suite en haute atmosphère et de joindre l’Enterprise…

McCoy avait soupiré en rempochant son hypospray inutile. Il savait tout ça : sur la passerelle, la fine fleur de l’équipage battait déjà sa coulpe parce qu’ils n’avaient pas été foutus de repérer un signe de vie à 37° au milieu d’une banquise…

.°.

Jim scrutait la vaste étendue blafarde autour de lui, incapable de s’orienter faute du moindre repère visuel. La couche nuageuse épaisse rejoignait un horizon monotone… Malgré son anorak blanc bien fermé, il fut pris de frissons et souffla sur ses doigts, par pur réflexe. Dans ses gants spéciaux isothermes, ses phalanges ne pliaient pourtant déjà plus. Ses poches vérifiées minutieusement ne contenaient ni boussole, ni phaser, ni communicateur, ni rien…

Il chercha comment cela avait pu se produire. Un peu plus tôt, une bise cuisante avait traversé son écharpe, gelé sa goutte au nez et à moitié scellé ses paupières… Puis une nouvelle rafale l’avait fait riper sur une plaque de gel cachée sous la poudreuse et il était lourdement tombé sur le coccyx. Il se doutait que c’était lorsqu’il s’était relevé que ses effets personnels avaient dû glisser de ses poches.

Parce qu’il fallait bien prendre une décision, il suivit la direction d’une forme grise émergeant de la brume compacte qu’il distinguait maintenant à quelques mètres.

La « forme » s’avéra être un ponton de bois orné de stalactites cristallines. L’eau noire recouverte était par endroits d’épaisses plaques de gel, et il ne donnait pas cher de la fréquentation fluviale. D’ici à ce qu’un canot arrive, dans deux heures, deux jours ou bien deux mois, il serait congelé sur place.

Accrochée à une petite potence, une cloche de bronze se trouvait là, exempte de toute neige ou givre, et même le petit marteau à côté était impeccable. Sans trop savoir pourquoi, plutôt par jeu, il fit tinter la cloche et le regretta. La forme de son onde se réverbéra à travers ses poumons et sa poitrine d’une façon très désagréable, lui donnant l’impression d’être transpercé de part en part par un fantôme. Mais quelques poignées de secondes après, un canot brise-glace au bec acéré s’approchait déjà au son d’un moteur thermique préhistorique. La coque de noix fut manœuvrée avec dextérité pour la ranger sur le côté du ponton. Enveloppée dans une chaude houppelande à capuche, une silhouette humanoïde plutôt petite leva la tête vers lui. Il découvrit ainsi une jolie nautonière au long visage grave et aux yeux clairs.

— Bonjour ! dit Jim.

Elle cilla et il se demanda si elle pouvait comprendre sa langue.

— Vous semblez surprise, vous attendiez quelqu’un d’autre ?

— En effet. Le première classe Bell, dit-elle avec un coup d’œil entendu sur la cloche. [4]

Le capitaine était presque sûr que c’était le nom de l’un des hommes de la sécurité qui l’accompagnait. Avec des centaines de membres d’équipage, c’était inévitable de ne pas connaître tout le monde…

— Désolé de vous décevoir, il n’y a que moi, il faudra vous en contenter, dit-il en alignant son arme de destruction massive spéciale gent féminine. Je suis frigorifié et j’ai perdu contact avec mon équipage. Ça vous embêterait de me conduire quelque part où je pourrais leur faire savoir où je suis ?

Elle sembla hésiter à considérer sérieusement la proposition. Jim Kirk élargit encore son sourire.

— Mon nom est Kirk. Je suis le capitaine du…

— … du vaisseau Enterprise, oui, je sais. Nous avons des bases de données ici, qu’est-ce que vous croyez ? C’est que vous êtes en avance au rendez-vous, on ne vous attendait pas si tôt, simplement. Je m’appelle Sharon… Et je ne travaille pas gratuitement. J’imagine déjà la réponse mais… vous avez une pièce pour payer, ou n’importe quoi que je pourrais troquer ?

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Notes

[1] Référence à l’épisode Journey to Babel où des Télarites ont fomenté un complot pour faire capoter des négociations commerciales avec les Andoriens, s’arrangeant pour qu’on les accuse d’avoir tué un ressortissant éminent de la Fédération : Kirk.

[2] Aux non familiers : un Andorien, c’est bleu. Dans la série Star Trek Enterprise, le commandeur Shran désigne le capitaine Archer et son équipage comme « les Peaux-Roses ».

[3] Toute allusion voilée à l’Amiral Archer ayant justement découvert fortuitement les Aenars au 22e siècle, alors qu’il commandait l’Enterprise, est parfaitement volontaire.

[4] Ce qui va sans dire, va mieux en le disant… Bell signifie cloche en anglais.

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