Léthé meurtrier

Chapitre 2 : Acte 2

2813 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 31/01/2021 19:59

Acte II


Jim négocia une rétribution qu’elle recevrait sitôt qu’il aurait pu parler à son équipage qui ferait le nécessaire. Sharon plissa les lèvres en se bornant à dire qu’il n’était pas rare que des clients impolis disparaissent tout bonnement en mettant le pied sur la berge. Une fois assis, Kirk l’assura qu’il était un homme de parole. Après avoir scruté ses yeux honnêtes, elle bougonna sous sa capuche, tout en remettant le moteur en marche.

Cette région d’Andoria n’avait pas beaucoup d’attraits en cette saison. Pour avoir vu d’autres représentations de sa nature sauvage, Kirk était déçu par ces mornes plaines à peine visibles dans un brouillard qui lui donnait l’impression de respirer de fins cristaux. Le capitaine de ce minuscule esquif ne faisait aucun effort pour alimenter la conversation, seul régnait le froissement crissant des glaçons déchiquetés clapotant contre la coque. Il allait y remédier quand il la vit manœuvrer pour se ranger à nouveau de côté. Le tout avait duré une minute, c’était court… Elle lui commanda de descendre, ce qu’il fit mais il resta près du bord, indécis. Elle leva un sourcil étonné qui lui rappela Spock.

— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

Elle secoua la tête sans répondre en le considérant d’une étrange façon.

— Vous êtes encore là… Vous en aviez envie, donc ?

— Bien sûr que j’en ai envie. Non seulement ce sont les ordres de Starfleet mais en plus, pour une fois, j’ai le droit de me promener dehors… J’ai sauté sur l’occasion, acquiesça-t-il avec l’esquisse d’un sourire de garnement… Dites, vous ne viendriez pas ? J’ai perdu mon tricordeur et… j’aime bien avoir de la compagnie.

Elle refusa et lui indiqua de marcher tout droit le dos au fleuve sans s’arrêter. Il tendit le bras derrière lui.

— Par là, c’est ça ? On n’y voit rien dans cette purée de pois…

— Ne vous en faites pas, James Tiberius Kirk, vous me reverrez. Dépêchez-vous un peu, vous avez mauvaise mine.

.

Revoir ? Rien n’était moins sûr car ses yeux accommodaient mal. Le crépuscule était tout juste passé : ce n’était plus le jour, et pas franchement la nuit. Il y avait une grande étendue… fleurie. En son milieu, une foule compacte était tournée vers un imposant bâtiment de pierre grise.

Ragaillardi par l’espoir d’y trouver peut-être un centre de communication, il ne tarda pas à jouer des coudes, remerciant sa chance car personne ne s’offusquait de le voir se faufiler et passer devant. Leur apathie à tous était remarquable. Et ce qui l’était tout autant, si ce n’était davantage, était l’absence d’Andoriens parmi eux. C’était à la fois incongru et improbable.

L’idée d’être tombé par malchance tout près d’une sorte de camp de détention commença à germer dans son esprit. N’avait-il pas vu de hauts murs bordant le grand pré ? Si le fait était avéré, Starfleet allait déchanter car son rapport changerait certainement la donne dans les négociations pour qu’Andoria rejoigne la Fédération. Ces visages amorphes s’expliquaient-t-ils par une drogue quelconque, injectée dans la nourriture empêchant toute velléité de rébellion ? Il avait vu pire. Pour l’heure, il se devait de collecter le plus d’informations possible.

 

.°.

 

L’impatience et l’inquiétude de McCoy s’entendaient nettement dans son ton abrupt. Spock fut heureux d’avoir les yeux fermés.

— Bon, alors, vous y êtes maintenant ?

L’incompréhension de l’Aenar face à cet éclat de voix lui parvint comme un petit filament bleu clair et il tenta de la rassurer silencieusement.

— Oui, docteur. J’y suis. Mais le capitaine ne me voit pas.

— Comment ça, il ne vous voit pas ? C’est important ? Parlez-lui ! Appelez-le ! Faites quelque chose…

— Peut-être voudriez-vous procéder à ma place, docteur McCoy ?

— Ha, si je pouvais certainement !

— Puis-je me permettre de vous signaler que vous perturbez notre invitée, ce qui nuit à l’opération et augmente les risques à chaque…

— D’accord, d’accord, je vais parler plus bas. Qu’est-ce qu’il fait ? Il rêve n’est-ce pas ? supposa-t-il en regardant les courbes des ondes cérébrales.

L’Aenar frissonna et Spock se risqua à une minuscule caresse sur le dos de sa main. « Ignorez-le. Nous allons y arriver. »

— Pour autant que je sache, oui. Le capitaine est… dans un environnement interactif pourvoyant une base sensorielle qui…

— Bon, il rêve, coupa McCoy. Pouvez-vous vous approcher ?

— Oui mais le capitaine est distrait. Il s’avance profondément dans cet endroit en direction d’une tour environnée de sculptures exobiologiques de canidés. Une représentation très intéressante au demeurant. Il y a des personnes qui l’entourent. Quelqu’un le frappe, il saigne et… lèche le sang sur ses doigts…

Pour le moment la température de Jim était stable. Mais trop stable, elle aurait dû s’élever de plus de quelques dixièmes avec l’effet de la microdose de cordrazine...

Leonard considéra les deux télépathes debout côte à côte tout près du lit de Jim. Ils se donnaient la main. Pour autant qu’il ait compris leur tour de passe-passe, la jeune femme seule servait de canal puisqu’elle n’avait pas besoin de contact avec Jim et puisqu’elle semblait… extrêmement douce dans son approche. Spock n’était qu’un simple renfort pour elle.

Le docteur s’impatientait un peu du scrupule du Vulcain qui refusait une fusion mentale qui n’aurait pas été acceptée. Poser trois doigts sur la tempe de son capitaine était intolérable, mais tenir la main de leur invitée, là tout allait bien ? Il était sûr d’avoir vu le gobelin lui caresser la main, ce qui était pour son peuple du dernier inconvenant…

« Inconvenant ? » questionna la jeune beauté albinos qui était manifestement multitâches.

Spock l’empêcha de répondre car il poursuivit.

— Je ne connais pas le premier homme mais nous avons rencontré les suivants. Il s’agit de Gary Mitchell, du frère aîné du capitaine et de l’homme qu’il avait reconnu comme le tyran Kodos… Ils lui parlent et le capitaine semble bouleversé… Ils se battent entre eux.

Leonard McCoy se frotta le menton puis se précipita vers son terminal informatique pour éclaircir le doute qui lui venait à l’esprit. Il appela la base littéraire pour faire une recherche, trouva ce qu’il cherchait et ferma la fiche en appuyant sur un bouton.

— Spock, je suis désolé mais vous devez permuter vos places avec… Mme Aenar. Je sais que je vous en demande beaucoup, mais je suis ici le plus haut gradé car nous sommes en situation d’urgence médicale relevant de ma compétence. Considérez que vous êtes réquisitionné. Vous devez m’assister de toutes vos compétences. Est-ce clair ?

Toujours remarquablement impassible, Spock ouvrit les yeux et lâcha la main de l’Andorienne qui lui demanda dans leur sotto voce télépathique ce qui était inconvenant. Il secoua la tête. « Cela n’entre pas en ligne de compte. Nous avons besoin de votre aide et ce léger contact vous rassure et vous ancre. »

— Très clair, docteur, répondit-il à voix haute.

— Je n’aime pas cela plus que vous. Je peux essayer une dernière dose infime mais pas plus. Tout reposera sur vous ensuite, vous comprenez ?

.

Kirk frissonna constata qu’il avait le front mouillé. Il faisait si froid que sa transpiration aurait dû geler dans l’instant. Et pourtant, il claquait des dents en sentant la fièvre monter. Son anorak en Gore-Tex ne valait pas tripette. Derrière-lui, il entendit une voix lointaine l’appeler. Une voix connue. Celle de son médecin à bord peut-être… Comment déjà ? Bones ?

Avec effort, il distingua debout sur le verglas une Andorienne vêtue de blanc qui tournait vers lui ses courtes antennes. Il opina quand des images récentes affluèrent. L’atterrissage forcé, sa chute dans la neige, la glissade dans une congère d’où on était venu le tirer…

— Jim ?

Gary Mitchell avait repoussé ses « concurrents ». Ancien élève et ami, Gary avait péri dans des conditions qui restaient difficiles à oublier. Il se sentait encore plus coupable de ce qui lui était arrivé que de la mort de son ancien supérieur Garrovick... Combien se trouvaient contraints de combattre en duel leur meilleur ami ?

Le capitaine Kirk tiqua. Duel à mort avec son meilleur ami ?

Le jeune homme brun au visage large le regardait avec plaisir. D’un geste, il arrêta ses nouvelles questions et ses excuses, expliquant seulement que comme les autres, il était venu le relever de son fardeau inutile et faire passer le message qu’il ne lui en voulait pas.

Kirk l’empêcha de poursuivre. Il garda le doigt levé en réfléchissant tout haut.

— Une minute, une minute... Je connais tes capacités perceptives et psychiques. Les murs ne sont rien pour toi. Pourquoi n’as-tu pas trompé la vigilance des gardiens de ce camp et prévenu quelqu’un à l’extérieur ? Qu’est-ce qui se passe ici ?

— Pas ce que tu crois.

— Pas ce que je crois, pas ce que je crois, mais je ne crois rien ! Je vois des gens décédés ! Je suis inconscient et soumis à une simulation créée de toutes pièces par le gouvernement andorien ? Cette entrevue n’était qu'une ruse pour obtenir des informations, une rançon ou un échange de prisonniers politiques ? Bon sang ! Spock avait raison !

Son ami afficha une moue spirituelle exprimant clairement son opinion sur ce sujet, au demeurant partagée. Spock avait souvent raison, mais pas toujours.

— Bon très bien. Si tu es une création basée sur mes souvenirs, tu connais forcément un moyen pour que je m’échappe d’ici ?

— Peut-être suffit-il d’écouter attentivement les consignes qu’il te donne ?

— Qui ça « il » ?

Un peu lassé de ne pas saisir le fond de ces réponses allusives, le capitaine plissa les yeux, et jeta un coup d’œil dans la direction indiquée par Mitchell. Il sursauta.

Juste derrière son dos, se trouvait le Vulcain… celui qui était son Premier Officier. Un autre spectre pâle debout à ses côtés vint lui prendre la main avec précaution, avant de quêter un signal auprès du grand maigre. Il pourrait quand même de temps en temps se rendre à la salle de sport du vaisseau…

Jim quêta assistance auprès de Gary mais celui-ci s’était volatilisé. Il sentit une main ferme presser sur son épaule, puis trois pointes lui brûler la joue, là où il avait été griffé par le capitaine Garrovick. Une douleur fugace lui vrilla la tempe.

— Capitaine, est-ce que vous m’entendez ?

Autour des êtres incorporels, la luminosité plus forte lui blessait les yeux et éclipsait presqu’entièrement le décor grisâtre à la végétation décharnée. Dans cet éblouissement, il s’imagina être devenu aveugle. Des sensations et des couleurs étranges saturèrent son cerveau pendant un instant. Les doses hallucinogènes qu’on lui injectait pour qu’il se tienne tranquille devaient être trop fortes… Il détourna la tête en grimaçant pour protéger ses rétines accoutumées à la pénombre.

— Capitaine, vous devez m’autoriser à poursuivre la fusion mentale. Vous êtes en choc thermique et le Docteur McCoy est en train de vous perdre. Il… ne le prend pas très bien.

Kirk sourit un peu mais son attention volatile fut attirée par un cri. Le tyran Kodos en tenue de scène[1] avait rossé un homme car il estimait avoir la primauté d’un temps de parole... pourquoi ça ? Mystère. « Qu’est devenue ma fille ? » implorait-il.

Jim devait reconnaître qu’il ne se souvenait plus très bien d’elle ni même comment elle s’appelait. Par contre, l’homme à terre était son propre frère Sam. Encore un mort.

L’Andorienne accentua sa pression manuelle, Kirk se retourna et fit aussitôt un petit bond en arrière.

— Spock, vous êtes trop proche de moi !

— Je suis navré, capitaine. Notre amie Aenar tente d’amplifier notre connexion car votre conscience se perd. Acceptez-vous maintenant la fusion mentale ? insista-t-il.

Un air moqueur se peignit sur ses traits et il ricana bêtement.

— Dites donc, vous pourriez au moins me payer un verre avant de demander à « fusionner », non ? Il y a déjà des rumeurs… Bon, vous faites une de ces têtes ! Je plaisantais. Allez, si ça peut vous faire plaisir, faites donc. Ça m’est égal, vous n’allez pas trouver grand-chose. Je commence à réaliser qu’une bonne partie de ce à quoi j’attachais de l’importance est en train de vider les lieux…

A présent, le Vulcain était devant lui et plus du tout à moitié transparent. Jim pouvait voir les plus infimes détails de son insigne, le tramage du tissu bleu de sa tunique d’uniforme, sa peau épaisse légèrement ocrée de jaune…

L’officier obtempéra poliment d’un pas en arrière sans le lâcher.

« Continuez, l’encouragea la belle Andorienne qui transpirait elle aussi. Votre ami fâché vous fait savoir que le patient se réchauffe. »

— Le patient ? Quel patient ? demanda l’intéressé, décidément plus volubile. Vous savez quoi ? Mon ami Gary, il est psychique lui aussi mais bien plus fort que vous. Quand même, c’est pas dingue que je tombe toujours sur des types comme ça ?…

— Capitaine, ressaisissez-vous, le pressa-t-il en secouant son épaule. Venez avec moi, nous allons reculer jusqu’au bord de… de… quoi ? Oui, merci docteur… au bord du fleuve, vous vous souviendrez mieux. Vous étiez en mission, elle a été compromise...

— …et vous êtes venu me dire que vous m’avez localisé mais ne pouvez pas me récupérer par téléportation parce que le champ de force ou la météo ou les deux affaiblissent mon signal ? Bla bla bla, ironisa-t-il avec un geste rotatif. Dites-moi quelque chose que je ne sais pas. Que réclame leur gouvernement en échange de ma libération ?

— Cela fait trois fois qu’ils nous appellent au sujet de votre état de santé. Ils soupçonnaient certaines factions politiques de vouloir faire échouer les négociations mais en l’occurrence personne n’y est pour rien. Même pas les Tellarites.

— Foutaises. Je ne rêve pas, je suis bien enfermé quelque part, et drogué car je… j’ai du mal à réfléchir, j’oublie des choses. J’ai la tête vide …

Spock leva un sourcil et sa lèvre frémit à peine pendant qu’il jetait un coup d’œil latéral.

— Au risque d’une mesure disciplinaire, le docteur McCoy soutient que ça ne date pas d’hier et que vous n’êtes pas drogué. Vous êtes sur l’Enterprise, capitaine. Dans l’infirmerie. Je vous l’ai dit à l’instant, vous avez subi un choc thermique et vous êtes… entre la vie et la mort.

— Ah oui ? Vous me l’avez dit quand ? Je ne m’en souviens pas. Non mais détendez-vous à la fin ! Je plaisante encore... Tenez puisque je suis censé être à l’infirmerie, j’aimerais bien un fébrifuge, il fait de plus en plus chaud. J’ai pris un coup de froid.

— Ne vous inquiétez pas, c’est notre invitée Aenar qui n’est pas habituée à la température du vaisseau et qui vous transmet ce qu’elle ressent. Continuez à me parler capitaine, dites-moi de quoi vous vous souvenez d’autre.

Jim Kirk se figea un instant et ses traits se modifièrent pour laisser apparaître un lumineux sourire.

— Édith Keeler !

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Note

[1] Référence à l’épisode « La conscience du Roi ».

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