Léthé meurtrier

Chapitre 3 : Acte 3

Chapitre final

3014 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 01/05/2021 22:05

Acte III


Spock interrompit la connexion car il avait perçu l’inconfort croissant que ressentait la dame aenar. Elle lui lâcha la main. McCoy lui donna précipitamment de l’eau froide et vint la soutenir. Le médecin de bord avait les traits si tirés d’inquiétude qu’il aurait certainement pu faire un meilleur usage de son remontant sur lui-même.

— Alors ? Ça marche votre truc ou pas ? Ses ondes cérébrales thêta sont très actives mais le cœur ne pompe pas assez. Vous avez deux minutes, pas plus. Je ne peux plus utiliser la cordrazine sans danger, le cœur va lâcher. 

Elle s’écarta un peu d’eux pendant leur longue dispute. Se sentant mieux après avoir bu, elle pesa un instant les risques, tant vitaux que politiques, puis se frotta les doigts sur la paume. Le léger crépitement qui en sortit fut couvert par le fort échange vocal des compagnons. Elle étendit subrepticement la main au-dessus de l’homme mourant pour un bref contact.

— …Oui « ça marche ». Le capitaine peut nous voir et nous entendre maintenant. Il est suffisamment conscient pour analyser la situation d’une façon presque logique.

— « Presque » ? Vous êtes trop bon.

— Il se figure qu’il a été capturé par des espions qui l’auraient drogué et placé dans une simulation pour lui soutirer des informations en faisant pression sur ses hantises. [1] Il est donc persuadé que j’avais raison de penser que c’était un traquenard…

— Ah, belle ironie. Pour une fois que vous aviez tort, lui il vous croit… Pourquoi n’est-il pas encore réveillé alors ? Vous lui avez bien expliqué la situation ?

— Oui. Mais nous avons un problème, docteur.

— Oh, ça m’étonne bien ! Un autre ? grinça-t-il. Lequel ?

— Mademoiselle Keeler.

Poings aux hanches, le docteur lui jeta un regard de travers. Fulminant, il se haussa sur ses ergots pour parvenir à la hauteur du Premier Officier inébranlable et afin de parler – inutilement plus bas – dans ses oreilles pointues qui entendaient toujours aussi bien, même de loin.

— Oh, ça c’est un coup bas ! Cordrazine et Keeler, le cocktail catastrophique… Merci de me rappeler que ni moi ni Jim n’avons rien pu faire pour elle ! [2]

— Non, vous ne comprenez pas. Le capitaine perd la mémoire. Quand nous sommes en contact par la fusion, il se souvient par mon intermédiaire. Et à l’instant, à force de vous entendre évoquer ce produit, j’ai pensé à Mlle Keeler. Le capitaine entretenait… des pensées romantiques pour elle.

— Oui et ça n’arrange pas nos affaires. Vous êtes en train d’insinuer qu’il voudra se laisser aller pour rester avec elle ?

La machine du lit se mit à sonner et le docteur se précipita en écartant l’Aenar. Elle obtempéra, peu sûre que ce qu’elle venait de faire aide vraiment l’homme blessé.

Fronçant les sourcils, le soignant manipula quelques commandes à toute vitesse. Elle en profita pour boire encore un peu d’eau froide pour reconstituer ses forces, les deux autres ne faisaient pas attention à elle.

— Je ne sais si c’est l’effet de Miss Keeler mais le cœur bat un peu plus vite. Retournez dans sa caboche et négociez, intima le docteur avec un geste incitatif. Faites-lui miroiter qu’il pourrait ramener son Eurydice…

— Si je ne m’abuse, le personnage d’Orphée est revenu seul…

L’Andorienne perçut la tristesse et la résolution du sage médical. Il se sentait coupable de la perte de la personne qu’ils appelaient Keeler. Toutefois, il considérait que si « Edith Keeler avait dû mourir, rien n’était moins sûr pour le capitaine James T. Kirk ici et maintenant ».

Déchiré, il regarda son petit tube de liquide rouge. Elle alla vers lui et retint son bras. « Ne faites plus ceci » insista-t-elle.


.°.

 

Spock n’avait pas trouvé le capitaine au même endroit. Il avait dû marcher dans des herbes hautes qui se coloraient à mesure qu’il s’approchait d’une zone qu’il n’avait pas vue au départ. Les lieux semblaient plus luxuriants, avec une vraie végétation. L’air était doux et le ciel était bleu. Les probabilités pour que ce décor aux blés blonds, aux multiples espèces d’arbres et oiseaux siffleurs soit purement terrien, étaient de quatre-vingt-dix-huit virgule sept pour cent.

Quand il la vit courir, il la reconnut aussitôt. Édith Keeler était une très belle brune assurément. Il comprenait que le capitaine soit tombé amoureux de ses yeux pervenche, de ses jolies robes fraîches quand ils avaient rendez-vous, ou de ses petits chapeaux perchés sur une coiffure relevée toujours parfaite. Mais au-delà de sa beauté plastique, et de ses traits d’une incomparable beauté, c’était sa générosité, son esprit visionnaire plein d’espoir pour l’avenir de l’humanité, qui avaient achevé d’emporter son cœur. Le capitaine avait dû y voir une compagne parfaite, comprenant intuitivement un futur trop lointain pour elle, et une réalité pour lui. Il savait qu’il la faisait rêver en lui parlant des étoiles.

Quand il vit la joie illuminer leur traits lorsqu’ils s’embrassèrent, Spock se demanda pourquoi aucun de ses deux autres compagnons d’infortune perdus dans le temps, n’avaient envisagé un seul instant qu’il existât une autre solution pour elle.

Le docteur McCoy avait sauvé Miss Keeler, et ce faisant, il avait radicalement modifié le cours de l’histoire parce qu’elle avait mené une action politique. En voyant les coupures de presse de la réalité alternative où la jeune femme avait survécu au lieu de mourir sous les roues d’un camion, en comprenant que ce minuscule évènement avait bouleversé inacceptablement la face de l’histoire terrienne, oui, il avait certes dit en toute logique « Édith Keeler doit mourir ». Mais il aurait suffi qu’elle disparaisse pour obtenir le même résultat. Il aurait suffi qu’elle repasse avec eux le portail qu’était Gardien du Temps.

Il regrettait d’avoir à le considérer, mais le capitaine n’y avait pas pensé parce qu’il croyait très profondément qu’il ne méritait pas le bonheur sur ce plan. Quelles que fussent ses aspirations, ses souffrances ou ses regrets, il choisissait toujours l’Enterprise.

Avec une honte bien dissimulée car la honte était une émotion, Spock espérait qu’il le fasse encore une fois.

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— Capitaine ?

Ledit capitaine serrait Miss Keeler dans ses bras. Ce qu’il y avait entre eux, même tout Vulcain qu’il était, il était assez cultivé pour le comprendre, parce qu’à leur façon, ses parents partageaient la même communion en dépit de leurs espèces différentes.

James Kirk s’était retourné à demi vers lui. Pourtant, il ne sembla pas le reconnaître et ce seul détail faisait froid dans le dos. Il tenait toujours la main de Miss Keeler. Celle-ci le scrutait avec curiosité. Surtout ses oreilles, mais ça, il avait l’habitude.

— Est-ce que nous nous connaissons ?

— Capitaine, avez-vous traversé une seconde fois le bras de ce fleuve pour rejoindre Miss Keeler ?

— Oui, comment le savez-vous ?

— Les anciennes légendes de votre monde l’appelaient le Léthé. Le fleuve de l’oubli.

— Et ?

— Et vous avez oublié vos amis, vos voyages, votre mission… Ne vous souvenez-vous pas d’eux ?

— Je me souviens d’Édith, dit-il en lui embrassant la main avant d’esquisser un tour de valse avec elle. Et c’est bien assez.

— Et si nous faisions notre pique-nique ? Il fait si beau, proposa-t-elle pour infléchir cette conversation qu’elle n’aimait pas pour quelque raison qui lui échappait.

— Volontiers, accepta Spock, l’imitation d’un sourire aux lèvres. Allons par-là, le clapotis de l’eau sur les rochers est apaisant.

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C’était indéniable que l’air paraissait sucré par les fleurs et les fruits. Miss Keeler étendait la nappe au sol et préparait leur dînette comme si c’était la chose la plus importante au monde. Elle ne s’étonnait pas que le panier n’ait pas été là une seconde avant. Quand elle eut fini, elle leur dit qu’il y avait des pommes et qu’elle allait en chercher pour le dessert. Les deux hommes acquiescèrent.

Le capitaine avait retroussé le bas de son uniforme et trempé ses pieds dans l’eau. Avec trois brins d’herbes géants, il faisait une tresse et il y avait cent deux chances sur cent qu’il comptait l’offrir à celle qu’il aimait.

— Pourquoi est-ce que je ne cesse de vous voir ? demanda-t-il, les yeux toujours baissés sur son ouvrage. Pourquoi revenez-vous ? Car vous revenez n’est-ce pas ?

— C’est-à-dire… oui, je suis revenu plusieurs fois.

— Et je ne m’en souviens pas, annonça-t-il comme une évidence. Et pourtant quand je croise votre regard si sérieux, c’est comme s’il y avait des images qui tourbillonnent. Des lieux, des gens… beaucoup de gens. Je ne sais pas si c’est vous qui les connaissez ou… moi ?

.

Édith avait créé un petit panier avec son foulard où elle avait rassemblé les fruits jaunes d’or. Elle fit des grands signes en criant qu’elle avait largement assez pour eux trois… Ils opinèrent encore de loin.

Quelque chose semblait incertain dans la couleur du jour. Dans sa livrée jaune et noire, un bourdon au pelage doux détourna son attention quand il se mit à voleter autour d’elle. Épuisé par son vol, il se reposa un instant sur le plus gros des fruits, et elle le contempla avec admiration. Elle chatouilla prudemment ses élytres brillants, ses pattes s’accrochèrent un peu mais il ne bougea pas. Il semblait apprécier. [3]

.

— Nous devrions aller la rejoindre, il ne faut pas faire attendre les dames. Surtout quand elles ont la bonté de préparer le déjeuner. Il ne va pas apparaître tout seul comme par magie.

— C’est vrai, acquiesça le Vulcain qui pensait pourtant le contraire. Vous n’avez pas de synthétiseur ici. Mais dans mon souvenir Miss Keeler était une excellente cuisinière. Vous ne perdez pas au change.

— Vous la connaissez ?

— Affirmatif. Je serai ravi de la saluer à nouveau. Nous l’avons rencontrée ensemble.

— A quelle occasion ? s’étonna-t-il.

— Bonne question capitaine, à quelle occasion avez-vous rencontré Miss Keeler ?

Le capitaine réfléchit et se frotta machinalement la poitrine. Sa mine indécise montra assez qu’il ne pouvait répondre.

Spock nota clairement qu’il s’agissait de la zone cardiaque et s’en inquiéta – même s’il n’aurait pas dû, parce que cette émotion n’avait rien de logique. Il rationalisa. La dame Aenar le percevait certainement chez le docteur McCoy et lui transmettait via leur connexion. A ce propos, elle ne semblait avoir aucune idée de ce qu’étaient des défenses mentales... Il aurait voulu en parler avec elle, lui apprendre si ce n’était pas présomptueux. Mais son peuple reclus en avait-il besoin ?

Quoi qu’il en fût, il mesura également la chance qu’il avait de ne pas ressentir cela en temps ordinaire, car c’était affreux. L’inquiétude, c’était le contraire de la « vulcanité ».

— Pourquoi m’appelez-vous capitaine ?

— Parce que vous l’êtes.

— Mais de quoi donc ? s’amusa-t-il.

— D’un vaisseau spatial.

— Vous êtes un marrant, s’esclaffa-t-il.

Spock haussa un sourcil dubitatif.

— Je crois pouvoir soutenir avec assurance que personne ne partage cet avis à bord…

— Ah mais si ! Comme vous y allez ! Un vaisseau spatial ! Et puis quoi encore ? Les extraterrestres existent ?

Le Vulcain espéra que sa physionomie ne livre rien de l’effet que lui faisait de cette innocente remarque, parfaitement compréhensible, qui ne reflétait que l’état de confusion du capitaine.

— C’est des trucs dont je rêvais gamin. Aller dans l’espace et voir des extraterrestres. La grande aventure ! dit-il avec des étoiles dans les yeux.

— Hum… donc vous ne vous souvenez pas avoir rencontré Miss Keeler à son dispensaire et sa pension pour les sans-abri ?

— Si ! C’est ça ! Exactement ! Allons voir Édith, les femmes se rappellent toujours de ces détails…

Le Vulcain se leva et ôta dignement les brins d’herbe de son uniforme restés à l’endroit où il s’était assis. Quand il vit le ciel s’assombrir et le vent souffler plus fort, il fut pris d’un peu d’espoir. Et il se demanda si ses défenses tenaient vraiment bon. L’espoir maintenant ! Il fallait que cette opération d’extraction s’achève au plus vite…

Le capitaine fila vers sa belle dont il entoura la taille en croquant dans une pomme. Il lui chuchota à l’oreille que leur invité voulait entendre l’histoire de leur rencontre. Le Premier Officier vit bien qu’elle ne la savait plus, elle non plus.

Gênée, elle posa les yeux ailleurs, puis vers le ciel et fronça ses fins sourcils.

— C’est étrange, le temps tourne… murmura-t-elle. C’est sûrement parce que nous sommes trop proches de la rivière… Rentrons, je vais être trempée.

— Et est-ce que tu aurais peur d’un petit peu d’eau ? la taquina-t-il.

Spock vint à son secours en fournissant une aide inattendue.

— Miss Keeler n’a certainement pas envie qu’un étranger la voie dans cet état, ce ne serait pas convenable. Partez devant, nous allons ramener le pique-nique. 

— Au péril de notre vie ! ajouta le capitaine pour plastronner.

Elle sembla hésiter, troublée par les nuages noirs qui roulaient vers eux. Les deux hommes se penchèrent pour ramasser au sol les assiettes et les couverts en plastique.

Du coin de l’œil, le Premier Officier vit ses pas entravés malgré les efforts qu’elle faisait. La façon dont les herbes longues lui battaient les mollets évoquait des doigts griffus tirant sur sa robe. Elle était forcée de reculer au-delà des blés florissants, loin de Jim. Un champ de force infranchissable lui barrait la route. James Kirk ne le voyait pas et continuait tranquillement sa collecte tout en croquant le fruit juteux et sucré.

— Jim ! appela-t-elle en martelant l’invisible. Jim ! Je ne peux pas traverser ! Reviens !

Alarmé, ce dernier tourna la tête brusquement et s’étrangla avec un morceau de pomme en la voyant aspirée dans une vive lumière qui blessait les pupilles.

Spock lui retint fermement le bras et, comme il était bien plus fort qu’on ne l’aurait dit en le voyant, le capitaine se débattit en vain contre sa poigne et sa détermination infaillibles.

— Laissez-moi, enfin ! s’échauffa-t-il en passant de l’incompréhension à la colère.

—Je ne puis, dit-il en baissant ses paupières bistrées. Ordres du docteur.

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Épilogue

 

Le bip funèbre de la bio-couchette fut la première chose qu’il entendit. Il se sentait lourd et dolent, encore incapable de bouger ou de parler.

— Il est revenu à lui, signala la voix de McCoy avec un soulagement évident. Jim, Jim, est-ce que tu m’entends ?

— …dith, souffla-t-il avec difficulté.

— Ça va aller, doucement, doucement, préconisa McCoy. Christine, allez lui chercher d’autres vêtements s’il vous plait…

Le capitaine plissa les paupières car la lumière lui blessait les yeux. Dans un coin, il vit l’Andorienne Aenar toute pâle qui lui souriait timidement. Il lui adressa un merci muet, sachant qu’elle l’entendrait.

« Je suis désolée pour votre peine. »

Il hocha la tête en lui signifiant que c’était aimable mais inutile. Un raclement de gorge discret de l’autre côté du lit se fit entendre. Spock se tenait là, l’air aussi penaud qu’un Vulcain pouvait le montrer sans contrevenir aux lois ancestrales. Sans dire un mot, Kirk échangea un regard bref mais poignant avec son Premier Officier.

McCoy donna deux tapes sur l’épaule du Vulcain avec un sourire approbateur – ce qui en soi valait son pesant de latinium. Plus raide que jamais et plein de contrition, Spock ouvrit la bouche.

— Capitaine, je suis...

James Kirk, capitaine de l’USS Enterprise en route pour une mission de cinq ans, secoua la tête en esquissant maladroitement un geste pour l’arrêter. Il plongea une nouvelle fois son regard dans le sien, et murmura dans un soupir en fermant les yeux :

— Kaiidth.

 

FIN

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Notes

[1] Scénario validé sur le capitaine Picard aux mains des Cardassiens. :-D

[2] Référence à l’épisode « The city on the edge of forever ». Spock et Kirk se sont lances à la poursuite de McCoy devenu fou en tombant sur une seringue pleine de la fameuse cordrazine. Complètement égaré, il a sauté dans un portail temporel. Le saut les a conduit dans l’Amérique des années 30.

[3] La métaphore est moins claire si on ne sait pas que l’uniforme d’un capitaine de Star Trek est une vareuse jaune portée sur un pantalon noir…


Le dernier mot de Kirk est du vulcain.

C'est un terme de philosophie signifiant à peu près "Ce qui doit arriver se produit". Malgré les apparences, c'est moins une résignation face à un événement inévitable et ineffable, que la confiance en la justesse d'une forme de Providence.

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