Des lettres contre une lettre

Chapitre 2 : Embuscade et donuts

1251 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/09/2025 21:53

Monsieur Stone,


Pardonnez-moi en préambule de ne pas réussir à m'adresser à vous avec la familiarité à laquelle vous m'invitez. Non pas que votre compagnie me soit désagréable, bien au contraire. Je suis encore toute chamboulée de notre rencontre. Je confesse ne pas vous avoir reconnu dans votre accoutrement civil. Je gardais le souvenir de l'officier étriqué dans son uniforme autant que dans le rôle publique qu'il est condamné à jouer sur les planches de ce triste théâtre qu'est la vie, s'il est bon comédien. Et à tel point vous colliez à votre rôle l'autre jour, à ce point vous me surprîtes hier en me révélant un personnage si différent, et nonobstant vous m'apparûtes sincère chaque fois. Sachez que le blue jean et le débardeur vous habillent comme un seigneur, et que votre front est digne de l'effigie d'un empereur lorsque votre bandana bleu relève les mèches rebelles de vos blonds cheveux. Je rougie en écrivant ses lignes, mais pas plus que vous, je n'y compromets mon innocence. J'apprécie votre physionomie dans la mesure où elle coïncide avec l'âme droite et fière que me révélât notre conversation. Je sus dès l'origine que vous étiez un homme hors du commun, car sinon, comment expliquer qu'une si jeune personne put se hisser à une position de responsabilité si élevée au sein des services de police ? Le recrutement n'est certes pas le département le mieux valorisé de l'institution, mais il me semble l'un des plus délicat, avec celui de la formation. Car un corps de métier est avant tout composé de ses membres, et si cette remarque peut paraître une naïve tautologie, je ne me lasse pas de répéter que la valeur d'une entité commence par celles de ses éléments, et, parallèlement, c'est parce que la défense de nos libertés individuelles est inscrite dans notre Constitution que nous vivons en démocratie, et non du fait que nous vivons en démocratie que notre Constitution garantit nos libertés individuelles.

Si vous m'éclairâtes sur votre tempérament et la sincérité de votre démarche, quoi que je n'appris que bien peu de choses à votre sujet, vous n'abordâtes qu'évasivement la mission que nous avons convenu de mener conjointement ainsi que les motifs de vos soupçons. Sachez toutefois que le soir même notre discussion j'eus matière à méditer sur la violence qui s'empare subtilement de la ville ainsi que sur vos doutes quant à la corruption de notre police.

En effet, peu après que vous vous en retournâtes vers votre logis, je m'en allais par la ville, me laissant porter par mes pas et mon humeur vagabonde. Alors que je traversais une ruelle dépourvue de réverbère et trop étroite pour être baignée des pâles rayons de la lune, je perçus derrière moi le bruit cadencé de plusieurs paires de bottes. Me retournant, j'eus confirmation que six pieds chaussés de Santiags, modèle Roper, me suivaient. Mais assurément est-il plus pertinent de préciser que ces pieds appartenaient à trois individus dont la tenue comme le regard mauvais permettaient de classer dans la catégorie des malfrats, sans craindre de verser dans un jugement précipité par des préjugés bourgeois. Non, je ne me laisse pas intimider par la vue de la misère, lorsque celle-ci ne marche pas aux côtés du vice. Hélas, si souvent les rencontrons-nous bras dessus, bras dessous, que les âmes pusillanimes en viennent à les confondre tout à fait. Ces trois bougres-là, donc, voyant que je leur faisais front, se mirent à ricaner. L'un d'entre eux saisit soudainement sa bouteille de bière Budweiser par le goulot et en brisa le fond contre le mur. Puis il pointa le tesson dans ma direction, signifiant par là son intention, qui pouvait pourtant se passer d'une telle mise en scène pour être limpide comme de l'eau de source. Savaient-ils à qui ils avaient à faire ? Je pense bien que non. Ils ne se doutaient pas que mon corps d'apparence frêle abrite une judoka d'élite. Ils ne pouvaient concevoir que j'ai subi le plus terrible des entraînements, savoir l'épreuve de la rue et de la haine. Il faut dire que je naquis à Boston en portant le nom de Fielding. Un patronyme de grand propriétaire terrien anglais, au milieu de descendants d'Irlandais persécutés et spoliés par la noblesse britannique, voilà qui ne pouvait manquer de cristalliser sur ma famille des rancunes ruminées sur plusieurs générations. J'appris ainsi à me battre en même temps qu'à marcher, et je ne savais pas encore parler que je mis à terre mon premier adversaire.

C'est donc avec une expression d'intense surprise que le visage de mon assaillant accueillit mon coup de pied sauté. Il tomba à la renverse, et sa bouteille se brisa tout à fait. Considérant qu'il ne représentait plus de menace, je m'élançais vers le plus proche de ses compagnons, lequel n'était pas plus vif d'esprit que de corps et n'avait pas encore réagi. Il encaissa quelques coups de poings qui ensanglantèrent sa figure. Quand enfin il se décida à contre-attaquer, il le fit si grossièrement que je n'eus aucun mal à employer contre lui l'élan qu'il venait d'imprimer à sa frappe, et je l'attirai avec moi en saisissant les pans de veste de jean qu'il n'avait pas pris soin de boutonner. Effectuant une demi-roulade arrière, je le projetai tête en avant deux bons mètres derrière moi. Le troisième larron, qui était aussi lâche qu'il devait être piètre combattant, détala sans demander son reste, et ce fut certainement la plus intelligente des décisions qu'il ait prise, quoique la moins glorieuse.

Je quittai la ruelle sans l'intention de le rattraper, mais tout de même curieuse de connaître son point de fuite, laissant derrière moi les deux truands assommés au milieu de poubelles rondes desquelles dépassaient des cartons de pizza. Je me retrouvai sur le boulevard Rockefeller, une artère marchande dont l'éclairage provenait plus des néons multicolores des enseignes commerciales que des réverbères publiques. Mon troisième agresseur était déjà loin et disparut rapidement au milieu de la foule des passants, mais je pus observer distinctement qu'il rasât une voiture de police sans en paraître inquiet. Le véhicule stationnait sur le bord du trottoir, à hauteur d'un Dunkin' Donuts, et ses deux passagers revenaient de l'établissement les bras chargés de sacs en papier dont le contenu était univoque. Les policiers ne réagirent aucunement, alors que l'individu avait tout d'un suspect, que ce soit son accoutrement ou sa précipitation, et que les échos de notre rixe avaient du leur parvenir. À moins que la gourmandise ne soit en vérité le plus terrible des pêchers capitaux, je ne peux m'expliquer autrement l'inaction de ses policiers que par des consignes de tolérance vis-à-vis de certains criminels, et je mis cette expérience au crédit de votre thèse.


Dans l'attente de vos consignes quant à la suite de nos missions, je vous prie, mon dorénavant cher associé, d'agréer l'expression de mes sentiments les plus respectueux et amicaux.


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