Hiraeth

Chapitre 1 : Chapitre I — La frontière

6273 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 12/01/2022 01:05

Chapitre I

La frontière

 

 

Traverser les montagnes de Jerall en plein temps hivernal, sous des trombes de neige, relevait purement et simplement de la folie. Même pour les voyageurs les mieux préparés, rien ne protégeait les malheureux d’une avalanche imprévue, ou bien d’une attaque de troll des glaces.

Et pourtant, la charrette avançait lentement mais sûrement, ses grandes roues creusant des sillons dans l’épaisse couche de neige fraîchement tombée. Entre eux, des traces de sabots, ceux d’un puissant cheval de trait, qui faisait avancer le véhicule. La bête semblait se moquer éperdument des flocons venus se loger dans ses crins et se figer sur ses cils. La glace accumulée sur ses membres les rendait si lourds que chaque pas, un véritable effort, faisait gonfler ses muscles.

Cela faisait plusieurs jours qu’ils s’étaient engagés sur ce sentier. C’était un voyage risqué, mais nécessaire. Ils avaient quitté Dune voilà quinze ans de cela, dans l’espoir de faire affaire en Cyrodiil. Mais l’hostilité des Hommes, de toutes races, les avait menés ici et là, constamment expulsés des campements où ils s’installaient. Si bien qu’après plusieurs tentatives infructueuses de faire commerce avec les Hommes et les Elfes, ils s’en étaient allés rejoindre Bordeciel. L’espoir que, là-bas, ils seraient enfin acceptés les animait, bien que l’ombre du doute planât sur leurs têtes.

L’aîné, un Khajiit au poil parsemé de teintes claires qui témoignaient de son grand âge, retint une quinte de toux, brisant le silence qui s’était glissé entre lui et les cinq autres occupants de la charrette. Il tourna sa tête, faisant onduler la longue crinière qu’il s’était laissé pousser, et attira l’attention d’un de ses compagnons de route.

« Que t’arrive-t-il, Ri'saad ? demanda l’un des autres mâles de la troupe, celui qui dirigeait le véhicule.

– Nous approchons de la frontière. Il vaudrait mieux être prudent… »

Accompagnant ses paroles, il fit un signe de tête en direction de l’une des trois femelles qui les accompagnaient. La première, une Suthay-raht au poil châtain, ne releva pas, tout comme sa voisine, à la fourrure légèrement plus foncée. Toutes deux suivirent son regard vers celle qui se tenait à leurs côtés. En tout point ressemblant à une humaine. Tout leur contraire. Nés sous la nouvelle Masser, et la Secunda décroissante, les cinq Khajiits ressemblaient grossièrement à des Hommes pourvus de poils, dotés d’une queue et à la tête de félin.

Elle, en revanche, avait presque tous les traits d’une Ohme. Ces Khajiits, nés sous une Secunda pleine, ressemblaient à des Hommes ou à des Elfes. Souvent, ces individus se peignaient le visage de sorte à rappeler leur nature khajiite. La rumeur disait que les non-Khajiits, incapables de les reconnaître au premier coup d’œil comme tels, les confondaient souvent avec des représentants des races humaines ou elfiques, projetant leur propre humanité sur les traits félins.

« Ja'khajiit, fit Ri’saad, tu ferais mieux de te peindre. Ou bien ils vont croire que tu es une fugitive. »

L’intéressée releva la tête, et afficha un sourire amusé. Elle était encore jeune, une gamine d’à peine dix-huit ans. Et pourtant, elle se permettait d’affronter du regard ses aînés, comme si elle leur était supérieure en tous points.

« Ce n’est pas le cas ? fit-elle en riant à l’attention du vieux Suthay-raht. Ils n’auraient pas tort de se méfier de moi. Tout le monde le fait. »

Il haussa les épaules. Aux côtés de la jeune fille, la plus jeune des deux femelles s’affairait à mélanger quelques pigments colorés dans une mixture de farine, d’eau et de diverses huiles végétales, donnant forme à une peinture qu’elle appliqua soigneusement, du bout de ses doigts griffus, sur le visage de sa voisine.

« Merci Atahbah, fit cette dernière.

– Tu as de la chance de voyager avec nous, soupira la Khajiit. Seule, ils comprendraient vite le subterfuge.

– C’est parce que je fais partie de votre famille que ça marche si bien. Même si ça m’ennuie de devoir me faire passer pour ce que je ne suis pas.

– Tu es notre sœur, une pauvre ja’khajiit que nous devons aider, rien de plus, trancha Khayla, la femelle vêtue d’une épaisse armure d’acier. Là-dessus, tu ne mens pas. »

Une fois les peintures appliquées et séchées, les traits du visage de la jeune fille rappelaient grandement ceux des Khajiits. Son visage était entièrement recouvert, si bien qu’il fallait y regarder à deux fois pour reconnaître qu’il ne s’agissait pas réellement d’une Khajiit. Même si sa petite taille, semblable à celle d’une Bosmer adulte, la rapprochait d’eux, les Ohmes avaient les oreilles pointues, tandis que les siennes, bien cachées par l’épais capuchon tiré, étaient parfaitement arrondies.

Une Impériale, sous le masque d’une forme khajiite peu répandue hors d’Elsweyr.

À quelques dizaines de mètres de leur position apparaissait un poste de frontière, où patrouillaient de nombreux soldats de la légion impériale. C’était du suicide que de tenter de s’installer en Bordeciel, alors en proie à la guerre civile, lorsque l’on n’était ni représentant de la race Nordique, ni de la race Impériale.

Si ces hommes découvraient qu’ils faisaient traverser clandestinement la frontière à une personne recherchée en Cyrodiil, dont la tête avait été mise à prix, il allait de soi que leurs têtes seraient elles aussi coupées sur la place publique.

« Ma'dran, appela l’aîné des Khajiits, je te laisse leur parler, expliquer notre situation.

– Alors que c’était ton idée de venir faire commerce là-bas, pendant la guerre, siffla le troisième mâle, au poil blanc tigré de noir, resté jusqu’alors silencieux.

– Ma’randru-jo, riposta le vieux félin, il est celui qui parle le mieux le tamrielique. Si on ignore notre ja’khajiit. »

Ma’dran laissa s’échapper un soupir. Il fallait évidemment que cette tâche lui revînt, à lui. Alors que, depuis le temps qu’ils vivaient hors d’Elsweyr, tous maîtrisaient la langue commune comme tout Men. Mais il ne renchérit pas ; Ri’saad était le plus sage d’entre eux, après tout.

« Notre situation est déjà peu recommandable. Si en plus ils profitent des barrières du langage pour nous avoir, ils feront de nos peaux des tapis pour leurs femmes, tu le sais tout autant que moi. »

Ils savaient tous très bien ce qu’il était advenu de la défunte épouse de Ri’saad, alors qu’ils voyageaient ensemble à travers Cyrodiil. Les Hommes jugeaient le commerce de sucrelune illégal en-dehors d’Elsweyr, utilisant l’argument que cet ingrédient que cultivaient traditionnellement les Khajiits dans leur contrée natale était néfaste pour le corps et l’esprit. Ils étaient tombés sur leur caravane en pleine nuit, pendant qu’ils dormaient, et y avaient mis le feu, réduisant en cendres toutes leurs possessions. Khayla faisait alors une ronde, elle était bien trop loin du campement, et était arrivée sur place bien après les méfaits. Ma’randru-jo, Ma’dran, Atahbah et Ri’saad s’en étaient sortis avec de simples blessures. Mais l’épouse du dernier, Zhaynabi, n’avait pas eu autant de chance. Brûlée vive, elle était décédée quelques jours plus tard des suites de l’incendie criminel.

Cela avait été un miracle qu’il acceptât, quelques semaines à peine après l’incident, de prendre sous son aile une gamine de la même ethnie que les chiens qui lui avaient volé l’être qui lui était le plus cher. La petite était tombée entre les griffes de rats intéressés par l’argent et la prime qui avait été mise sur sa tête. Elle était, semblait-il, importante aux yeux de certains. Mais une fois ces mécréants mis hors d’état de nuire, tués sous les coups de griffe et les coups d’épées de la protectrice des Khajiits, plus personne n’avait semblé être à sa recherche. Elle était tombée dans l’oubli, pour son plus grand bien. Pour quelques temps.

À cette époque, elle n’avait que onze ans. Elle n’était qu’une pauvre enfant perdue, que l’on avait arrachée à ses parents, qui n’avait plus de foyer. Sous le choc, elle n’avait pu que donner son prénom en tremblotant. Elle leur avait parlé de sa mère assassinée, de son père parti commercer loin de sa ville, et d’une nouvelle famille qui l’attendait, sans pouvoir leur indiquer où se trouvait celle-ci. Finalement, elle était restée avec eux, pour son plus grand bien, et avait peu à peu oublié cette « famille » qu’elle voulait tant rejoindre.

Pour la protéger, si toutefois des hommes en avaient encore après elle, ils lui donnèrent un nouveau nom.

« M’Ahnia. »

C’était le nom que Zhaynabi aurait voulu donner à sa fille, si les Dieux en avaient voulu autrement. Ri’saad ne la considérait en rien comme sa progéniture, cependant. Seulement une « ja’khajiit », un chaton, comme ils la surnommaient tous les cinq, qu’ils se devaient de protéger et d’éduquer.

« Arrêtez votre charrette, tonna une voix d’homme, celle d’un Impérial à qui les combats avaient laissé de nombreuses cicatrices que l’on apercevait entre les plis de sa tenue et le métal de son casque. Descendez, et allez vous mettre face à la palissade. »

Ma’dran fit se stopper le cheval, noua les rênes autour du tronc d’un arbre non loin de là, et rejoignit ses camarades de voyage d’un pas peu pressé. Cette situation lui rappelait désagréablement le passage de la frontière entre Elsweyr et Cyrodiil, lorsqu’ils avaient quitté leur région natale. À cette époque, leur caravane comptait plus de membres, et lui était encore jeune. Mais les choses ne changeaient jamais, et la guerre n’arrangeait rien à cela.

« Homme, fit-il cérémonieusement en employant la langue commune du continent que maîtrisaient – certes avec un peu moins d’aisance – ses compagnons, ces Khajiits ne sont que des commerçants venus faire affaire en Bordeciel. Cyrodiil ne veut d’eux, il leur a fallu migrer afin de pouvoir survivre en ces temps troubles.

– Êtes-vous des voleurs, comme tous ceux de votre espèce ? grimaça une soldate du haut de son poste, duquel elle pouvait surveiller les environs. Ou bien vous ne faites que voyager ?

– Eux ? De vulgaires dar ? répondit Ma’dran avec un semblant de surprise. Vous vous trompez, honorables soldats. Ce groupe que vous voyez n’est que d’honorables marchands venus commercer dans cette contrée glaciale. »

L’homme afficha une grimace, avant d’ordonner au Khajiit de se taire et de rester debout face au mur de bois. Ma’dran obéit, plus par crainte des conséquences d’un refus d’obtempérer que par politesse ou respect des soldats. Aucun d’eux n’aimait les Impériaux, et encore moins leurs rivaux de Sombrages, dont ils avaient eu vent des actes jusqu’à l’extrême sud de Cyrodiil, lorsqu’ils commerçaient encore dans la baie de Topal, à Leyawiin.

Plaqués tour à tour contre la palissade par un soldat bourru, ils furent chacun fouillés afin de vérifier qu’ils ne transportaient rien d’illégal. Sucrelune, skooma, armes, n’importe quoi qui pût être transmis aux Sombrages, et ainsi les aider à triompher de la guerre civile qui secouait le pays. Ils arrachèrent à Ma’dran sa fidèle dague d’acier, et firent une réflexion à Atahbah quant à la longueur de ses griffes, trop pointues et trop dangereuses selon eux. Même Khayla vit son épée de fer confisquée, mais garda son calme, tant bien que mal.

Ces Hommes. Toujours prêts à reprocher aux Khajiits des choses qui ne relevaient pas de leur décision. Les Hommes-Bêtes, comme ils les appelaient, leur en voulaient-ils pour leur nez arqué, ou bien pour leur petite stature ? Non. Tout simplement car les Khajiits savaient plus que quiconque combien le corps dans lequel ils naissaient n’était que le fruit des astres et des Dieux qui veillaient sur eux.

Lorsque le soldat en vint à fouiller la jeune fille, en queue de file, il laissa s’échapper un ricanement, ainsi qu’une réflexion grossière qui siffla aux oreilles des cinq Suthay-rahts.

« Pour une Khajiit, tu ressembles drôlement à une humaine. Tu pourrais presque vendre ton corps à nos soldats. Pour peu qu’ils acceptent de sauter une sous-race. »

Il se permit de faire remonter ses mains le long des hanches tout juste formées, d’en palper le creux à travers l’épais tissu de laine rembourré, avant de resserrer ses doigts sur la poitrine qui se faisait discrète sous les nombreuses couches de vêtements. Un sourire grivois, et plutôt ravi, s’afficha sur ses lèvres, vaguement dissimulées sous son casque de métal. Les rayons du soleil, bien qu’un peu caché par les épais nuages, s’y reflétaient, et le faisaient luire. Il brillait autant qu’il n’écœurait la petite troupe.

« M’Ahnia est l’une des leurs, dit calmement Ma’dran en tentant de contenir la rage qui montait en lui. Ma’dran vous prie de bien vouloir la respecter.

– L’une des vôtres alors qu’elle n’a ni oreilles de chat ni queue ? Drôle d’apparence pour un Khajiit.

– Certains revêtissent des apparences autres que celle de ses frères. Mais sachez qu’elle est assurément une Khajiit, bien que dépourvue de fourrure. »

Le soldat haussa les épaules, et finit par lâcher la prise qu’il avait sur la jeune fille. Son visage tourné vers la palissade de bois humide et froid n’afficha rien d’autre que du dégoût, et de la haine envers cet homme répugnant qui se permettait de la traiter comme du bétail.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » fit-il cependant en palpant une dernière fois sa gorge, avant de la contraindre à lui faire face, et de tirer du col une longue chaîne au bout de laquelle pendait un anneau.

Elle se figea, incapable de réagir, partagée entre, d’une part, une furieuse envie de se débattre et de l’empêcher de mettre la main sur le bijou et, de l’autre, une terrible crainte de ce qu’il adviendrait d’elle si elle osait s’en prendre à un soldat de la légion. Ils n’en avaient rencontré que trois, mais qui savait combien d’autres se cachaient dans le poste de frontière ? Il devait bien y avoir une quinzaine ou vingtaine d’hommes, qui se relayaient pour les rondes et les temps de repos. S’en prendre à l’un d’eux était synonyme d’exécution publique sans la moindre forme de procès.

« C’est de la contrebande. Un anneau à vocation d’être enchanté, lança-t-il à ses collègues, avant de se tourner de nouveau vers la jeune fille, et de lui crier au visage d’un ton accusateur. Vous alliez le transmettre à cet Ulfric, c’est ça ? On le garde, comme vos armes. »

Ri’saad lui fit un discret signe de se retenir, de laisser couler. Peu importait combien cet anneau avait de valeur, financière comme sentimentale, ils ne pouvaient se permettre de tenir tête à ce soldat pourri jusqu’à la moelle.

Elle voulut protester, lui sauter à la gorge et la lui griffer dans une vaine tentative de lui faire lâcher prise, mais la raison était plus forte que le cœur, et il lui fallut prendre sur elle. Répugnée, elle désira ardemment adresser un regard haineux au soldat qui l’ignorait avec dédain, retournant auprès de ses collègues, avant de se reprendre.

S’il le voulait, il pouvait l’accuser de tous les crimes possibles et ordonner son exécution en ce lieu même. Le secret serait gardé par ses collègues, couvert par l’Empire. Elle ne serait qu’un cadavre de plus dans la fosse des crimes des Impériaux. Et dire qu’elle partageait leur sang…

Les soldats les laissèrent repartir. Main sur la garde de son épée, chacun se tenait prêt à agir au cas où l’un des Khajiits immigrés tentait de se rebeller, de reprendre ce qui leur appartenait. Mais ils n’en firent rien, et la charrette repartit, secouée dans tous les sens, creusant ses éternels sillons que la neige, tombant doucement, viendrait recouvrir. Lorsqu’elle fut suffisamment loin pour ne plus leur causer le moindre problème, ils retournèrent à leurs affaires, surveillant les environs, s’occupant le corps et l’esprit par des jeux ou des boissons.

 

« Maudits Impériaux, cracha Ri’saad lorsqu’ils furent suffisamment loin pour ne plus être entendus. Ils le paieront.

– Trop occupés par vos armes et bijoux, ils ne nous ont pas pris notre cargaison de sucrelune, alors tout va bien, soupira Atahbah en espérant que cela pût calmer l’esprit échauffé de son camarade de voyage. Nous pourrons nous racheter des armes avec l’argent gagné.

– Ou en voler, siffla Ma’randru-jo en faisant crépiter quelques éclairs au creux de sa paume. Puisqu’ils veulent que l’on honore leurs préjugés à notre égard, ils seront servis.

– Je m’en chargerai, annonça l’Impériale en grattant par réflexe la peinture qui avait séché sur son visage. Ils chercheront une Men, et non une Khajiite. Vous y gagnez au change, en sécurité. »

Ma’dran ne répondit rien, préférant faire mine de se concentrer sur l’avancée du cheval au pas. La bête semblait lasse de devoir progresser dans l’épaisse couche de neige. Et il lui fallait admettre que plus les minutes passaient et plus l’envie de se réchauffer auprès d’un petit feu de camp se faisait ressentir.

Un coup d’œil jeté en direction de ses comparses lui fit savoir qu’il n’était pas le seul dans ce cas-là. Et même si Ri’saad jouait aux durs, il n’en restait pas moins un aîné qu’il devait protéger. Il n’était pas aussi faible qu’un chaton, mais il restait plutôt sensible aux températures glaciales – un comble pour celui qui souhaitait faire affaire dans la province la plus froide de tout Tamriel.

« Ja’khajiit, grinça la voix rocailleuse de l’ancien, tu sembles oublier que ces Impériaux en ont après toi, après tes crimes. S’ils te trouvent sans maquillage, ils te reconnaîtront. Qui penses-tu pouvoir berner ? Les avis de recherche traînent dans chacun de leurs forts.

– Je les tuerai tous, jusqu’au dernier, pour qu’ils me laissent tranquille. »

Ses yeux verts croisèrent ceux du Khajiit, qui se froncèrent sous l’irritation. Leur ja’khajiit ne pouvait lutter contre sa nature ; avec elle, c’était comme si tout devait se résoudre par la mort de ceux qui lui avaient causé du tort. Il lâcha un soupir, passa un coup de langue sur ses babines, et lui répondit calmement.

« Tuer un soldat de la légion, dans un tel contexte, relèverait du suicide, petite. Tu ne ferais qu’aggraver les choses, et le conflit qui les oppose aux Sombrages. Là-bas, des dizaines de civils meurent lorsqu’ils tentent de prendre d’assaut les villes, et bien plus encore lorsqu’il s’agit de villages ou de fermes perdues dans les campagnes. Tuer un membre d’un des deux camps ne ferait qu’engendrer des représailles de la part de l’autre. Est-ce vraiment ce que tu souhaites, M’Ahnia ? »

Elle baissa la tête, incapable de répondre. Elle avait eu vent de ce qui se passait en Bordeciel grâce aux annonces publiques, aux crieurs et aux contacts des marchands de la caravane. Ri’saad était bien plus informé qu’elle, bien plus âgé, bien plus sage. La jeune fille savait très bien qu’il ne disait pas seulement cela pour la raisonner, mais aussi pour lui faire comprendre que, là-bas, la situation ne serait jamais meilleure que ce qu’elle n'avait été jusque-là.

Ils avaient connu la pauvreté, le crime et le trafic de skooma. Si les Khajiits en raffolaient, aussi bien du sucrelune que de la drogue qu’ils concevaient à partir de ce dernier, les Hommes et les Elfes, en revanche, voyaient cela d’un bien mauvais œil. Tout du moins, en apparence. Combien d’Impériaux avaient fait appel à leurs services en secret, troquant la plus petite des fioles contre la plus grosse somme d’argent possible ? Beaucoup trop, si l’on comparait à ce qu’affirmaient les mêmes humains en plein jour. Cette simple pensée la fit ricaner. Quelle ironie.

Soudain, la charrette se stoppa. Le puissant cheval renâcla, quoique ravi de s’arrêter enfin. Ma’dran sauta hors du véhicule de bois, enfonçant ses pieds dans la poudreuse, et libéra l’équidé de son chargement, avant de le guider vers un coin où l’herbe n’avait pas encore été recouverte par la neige, et de l’attacher à l’arbre le plus proche.

« Nous camperons ici cette nuit, annonça-t-il. Aidez-moi à monter la tente. Nous pourrons profiter de l’abri apporté par la falaise. »

Tous s’exécutèrent. Tandis que les mâles s’affairaient à tendre la toile qui leur servirait d’abri pour la nuit – et pour les jours et mois qui viendraient, tout comme ceux qu’ils venaient d’ores et déjà de traverser –, Atahbah et l’Impériale délestaient la charrette de son contenu, afin de le mettre en sûreté. Tant pis s’ils se faisaient voler leur véhicule ; tant qu’ils gardaient leurs possessions, tout irait bien. Khayla surveillait leurs arrières, guettant le moindre signe de danger. Bien que les Impériaux lui eussent volé son arme, elle avait encore ses griffes pour se défendre. Mais si un troll des glaces croisait leur route, tous savaient que leur garde du corps ne pourrait tenir que quelques secondes avant de se faire briser la nuque par un coup de patte lourde.

Lorsque l’Impériale sortit quelques brindilles d’un fagot, et les disposa au creux d’un foyer improvisé, elle fit signe à Ma’randru-jo, le seul d’entre eux qui maîtrisait un minimum de magie, afin qu’il fît partir à l’aide de ses éclairs le feu qui les réchaufferait et ferait cuire leur dîner. Le Khajiit accepta à contrecœur, vociférant que ses sorts valaient mieux que cela, et une fois l’un d’eux lancé, une petite flammèche prit place au cœur du foyer, abrité de la neige par la corniche.

Extirpant plusieurs morceaux de viande et quelques légumes congelés par les températures froides des montagnes, Atahbah se mit rapidement au travail et prépara un dîner qui, l’espérait-elle, tiendrait au corps. Avec ce voyage, ils ne s’autorisaient qu’un repas par jour, afin d’être sûrs de ne manquer de vivres que tardivement. Mais nourrir six individus les faisait diminuer à vue d’œil, et s’ils ne trouvaient pas vite de clients avec qui commercer, ils finiraient par ne plus pouvoir se permettre de déguster le moindre repas par jour.

« M’Ahnia ? appela doucement Khayla. Peux-tu venir ? »

L’Impériale leva le nez, et avança jusqu’à sa sœur de voyage. La Khajiite, d’une dizaine d’années son aînée, était plus qu’imposante avec son épaisse armure lourde sur le corps. C’était la mieux entraînée pour le combat, la plus à-même de les protéger. Mais sans son épée, leur sécurité n’était plus réellement garantie.

« Ils nous surveillent. Vois-tu le flanc de montagne, là ? – Elle lui indiqua d’un mouvement de tête l’endroit qu’elle voulait lui montrer. – L’un d’eux s’y tient. Je pense qu’il maîtrise la magie, et a fait appel à un sort pour mieux nous observer. Agis normalement, cache tes oreilles et n’enlève surtout pas tes peintures, même si elles te gênent.

– Ne t’en fais pas pour ça, fit l’adolescente en haussant les épaules. Une fois la nuit tombée, et notre feu éteint, ils ne pourront plus guetter.

– Je sais ce à quoi tu penses, et la réponse est non. Tu ne dois en aucun cas nous faire courir de dangers inutiles, ja’khajiit.

– Je le sais bien, Khayla-daro. »

La Suthay-raht lui adressa un regard qui se voulait sévère, en vain. Il était impossible de réprimander la jeune fille, têtue et obstinée. Si elle n’abandonnait pas son idée, il lui faudrait veiller toute la nuit pour s’assurer qu’elle n’allât pas exécuter le plan qu’elle fomentait discrètement depuis le passage de la frontière.

« Arrête avec cet affixe. C’est Khayla, rien de plus, » finit-elle par gronder, comme une mère à son chaton, ou comme une sœur à sa cadette.

L’Impériale afficha un large sourire amusé, avant que ses lèvres ne s’écartassent pour l’appeler une nouvelle fois, de cet affixe que la Khajiite n’appréciait guère. Puis elle tourna les talons, et retourna aider Atabah dans sa cuisine.

L’usage voulait que l’on s’adressât aux Khajiits en ajoutant à leurs noms des affixes. Préfixes ou suffixes, peu importait, tant que l’idée était là. Dans le dialecte des membres de la caravane, « daro » était destiné aux femelles habiles ou ingénieuses, mais aussi pour celles qui s’adonnaient au vol. Et la jeune fille adorait taquiner sa camarade ainsi. Même si Khayla refusait de l’admettre, elle finissait par apprécier cette marque d’affection.

Tous s’adressaient à Ri’saad avec honneur, employant ce préfixe destiné aux grands chefs, aux rois et même à la Crinière, le chef spirituel des Khajiits qui ne quittait jamais Elsweyr. Ma’dran et Ma’randru-jo avaient trouvé le leur en leur qualification d’apprenti ; apprenti marchand, sous la vigilance de Ri’saad, pour le premier, apprenti mage – d’où son suffixe – pour le second. Si Khayla avait toujours affiché son refus des affixes, la raison pour laquelle Atahbah n’en avait aucun se posait toujours, et cela resterait probablement un mystère. Enfin, l’Impériale étant la plus jeune membre du groupe, tous s’étaient mis d’accord pour lui donner ce préfixe destiné aux enfants. Aux yeux de ses compagnons de route, elle était et resterait un ja’khajiit, un chaton, bien que cette idée lui déplût.

Le repas fut maigre, et la soirée monotone. Pressés de quitter ces lieux et cette maudite montagne enneigée, tous allèrent se coucher sitôt le dîner terminé, à l’exception de leur garde du corps, qui veillait, profitant de la nyctalopie inhérente à sa race pour scruter chaque coin sombre faiblement éclairé par Masser et Secunda, et de Ma’randru-jo, qui n’avait trouvé d’autre occupation que de jouer avec ses éclairs un peu plus loin, sous l’œil amusé de l’Impériale qui feignait le sommeil.

Profitant d’un moment d’inattention de Khayla, qui guettait dans la direction opposée au fort, celle par laquelle ils repartiraient aux aurores, elle se releva, sortit de la toile soigneusement tendue à peine quelques heures plus tôt, et avança en silence à travers l’étendue de poudreuse. Les nuages s’étaient apaisés, et ne déversaient plus leurs flocons ; ils se contentaient de simplement plonger les environs dans une froide obscurité, observant en silence la jeune fille qui s’apprêtait à accomplir sa vengeance.

Il lui fallut de longues minutes de marche pour atteindre le fort. Mais une fois les remparts atteints, elle trouva rapidement une porte d’entrée, un recoin que l’on avait oublié de surveiller. Les quelques gardes qui patrouillaient semblaient être ailleurs, probablement plus concernés par le montant de la solde que leur verserait l’Empire que par la tâche dont ils devaient s’acquitter en cet instant. Sans un bruit, elle passa dans leur dos, glissant entre les couloirs, telle une ombre dans la nuit.

À chaque fois qu’elle passait près d’un soldat de la légion, elle prenait le temps de vérifier son visage, priant pour rapidement tomber sur celui qu’elle cherchait. Même si, sans arme de quelque nature qu’elle fût, elle n’était pas capable de grand-chose, l’envie brûlante de se venger de ce type la consommait.

D’ordinaire, les forts disposaient d’une « salle aux trésors » où étaient entreposées toutes les saisies. C’étaient ses quelques rapides séjours en prison impériale pour des broutilles qui le lui avaient appris. Une de ses camarades de cellule lui avait partagé toutes ses connaissances, à savoir que c’était – ironiquement – la pièce la moins bien gardée d’ordinaire. Et cette fois-ci ne fit pas exception ; lorsqu’elle se retrouva face à l’imposante porte de fer et de bois, sans personne aux alentours, elle en vint à la conclusion qu’il s’agissait de ce qu’elle cherchait. Extirpant de la petite sacoche de cuir qu’elle gardait à la taille un crochet et un surin, elle se mit rapidement à la tâche. Crocheter des serrures était facile, dès lors que l’on savait un minimum s’y prendre.

Après quelques instants passés à retenir son souffle, en étouffant du mieux qu’elle put le bruit des goupilles lorsqu’elles se verrouillaient dans la bonne position, elle entendit le mécanisme se bloquer, et la porte s’ouvrit dans un faible grincement. Risquant un œil de chaque côté du long couloir où elle se trouvait, l’Impériale se glissa dans la salle où étaient entreposés tous les objets saisis par les soldats, bougie en main.

La lueur de la flamme se refléta dans le métal des armes. Elle reconnut immédiatement la belle épée soigneusement entretenue de Khayla, ainsi que la dague d’acier de Ma’dran ; elles avaient été forgées spécialement pour eux, et sur le manche avait été noué un petit porte-bonheur khajiit, une gravure qui se transmettait de génération en génération au sein de chaque famille. La jeune fille les empoigna tour à tour, nouant la dague à sa taille, et empoignant l’épée à deux mains, tout en se maudissant de ne pas avoir pensé à emporter un fourreau, ou quelque chose qui pût lui permettre un meilleur confort pour la transporter.

Elle en profita pour remplir sa bourse de pièces d’or et de bijoux volés, ainsi que pour mettre la main sur une arme qu’elle garderait. Elle trouva des colliers, des bagues, même des bracelets et des diadèmes, mais son anneau ne se trouvait pas là. À coup sûr, cet immonde porc l’avait gardé pour lui. Une bague à destination d’un enchantement ? Et puis quoi encore ? Il fallait vraiment être aveugle pour ne pas comprendre qu’aucun enchanteur ne s’y intéresserait un jour. Qu’est-ce qu’il gagnerait en le gardant pour lui ? L’anneau était bien trop fin pour qu’il ne le portât à ses immondes doigts.

Tout en ruminant, et en sentant la colère monter en elle de plus belle, elle se glissa jusqu’aux quartiers privés des soldats, où y dormaient cinq ou six hommes. Beaucoup ronflaient, et il émanait un odieux parfum musqué qui prenait les narines, ainsi que quelques relents d’alcool. Dire qu’ils étaient payés à se saouler. En même temps, que voulaient-ils faire de plus dans cette zone reculée ? Les Sombrages n’étaient pas stupides, s’ils voulaient passer la frontière en Cyrodiil – et d’ailleurs, pourquoi le feraient-ils ? Ils avaient une guerre civile à remporter – ils passeraient par n’importe où sauf par des postes de frontière tenus par des Impériaux. Chassant ces réflexions, elle s’approcha discrètement des lits, vérifiant chacun des visages. Jusqu’à trouver celui qu’elle cherchait.

Ce chien d’Impérial avait le sourire aux lèvres tandis que l’odeur de l’hydromel avec lequel il avait assurément fini sa soirée piquait les narines de la jeune fille. Retenant sa nausée, elle déposa doucement l’épée sur le sol, veillant à ce qu’aucun bruit ne trahît sa présence, et commença à palper les poches de la tenue de l’homme, à la recherche de son bien. Avec un indescriptible dégoût, elle dut se résoudre à tâter du côté du torse, après s’être fait la réflexion qu’il avait peut-être bien pu mettre la chaîne et l’anneau autour de son cou. Le contact avec les bijoux le lui confirma, et elle fit la moue tant cela l’écœurait que cet individu eût pu les porter aussi longtemps – ou même les porter tout court.

Elle détacha doucement la chaînette, avant de la glisser dans sa sacoche. Elle devrait rapidement les purifier avant de pouvoir les porter de nouveau, ou bien elle sentirait toujours le contact effroyable des mains de l’individu sur son pauvre corps. Elle se serait bien passée de cette agression aussi.

Empoignant le manche de la dague de Ma’dran, elle retint son souffle. Sans hésitation aucune, d’un geste net et précis, digne d’une professionnelle, elle lui trancha la gorge. Enfonçant un oreiller de plumes sur le visage du soldat, elle l’empêcha de crier, et ainsi de faire savoir à ses collègues profondément assoupis que quelqu’un s’était infiltré et était tout bonnement en train de l’égorger. Le tissu vira au pourpre ; elle le vit même à travers l’obscurité faiblement dissipée par quelques torches perdues aux quatre coins de la pièce. L’odeur métallique du sang vint rapidement remplacer celle de l’alcool, et un sentiment de bien-être l’emplit alors. Qu’il était bon de savoir sa vengeance accomplie !

Elle essuya rapidement le liquide cramoisi qui avait giclé sur la lame de la dague grâce à l’oreiller, et la remit à sa ceinture. Vérifiant une dernière fois que toutes les possessions de la caravane avaient été retrouvées, elle reprit en main l’épée de Khayla.

Avant de franchir la porte, son regard s’arrêta sur les avis de recherche placardés au mur. Quelques portraits tracés au fusain sur un vieux parchemin dessinaient un trombinoscope des possibles fugitifs qu’il fallait arrêter dès qu’ils seraient aperçus au bord de la frontière. Recherchés pour crimes contre l’Empire, meurtres ou tentatives de meurtre, voire vols à des hauts dirigeants pour certains. Au milieu de tous ces visages gribouillés, celui d’une jeune Impériale ressortait. Trop jeune pour être reconnue coupable de la longue liste de crimes qu’on lui reprochait pourtant.

Elle secoua les épaules nonchalamment, et quitta les lieux sans un bruit, bravant à nouveau l’obscurité et la fraîcheur de la nuit, ainsi que celle de la neige qui collait à ses chevilles et cherchait à tout prix à la ralentir. Elle retrouva bien vite la chaleur et la sécurité du foyer, là où l’attendaient les bras de ses frères et sœurs.

Le temps que les autres soldats ne découvrissent le corps, et ne lançassent des recherches, la caravane khajiite et ses six occupants étaient déjà bien trop loin pour être rattrapés.

L’avis de recherche de la jeune Impériale s’était décroché du mur, et avait virevolté jusqu’au lit du défunt. Sous le visage duquel avait disparu toute innocence pouvait-on lire, en majuscules, son nom. « AEMILLIA CHENIUS »

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