Hiraeth

Chapitre 2 : Chapitre II — Bordeciel

6608 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/02/2022 11:48

Chapitre II

Bordeciel

 


Une fois le Col Clair loin derrière eux, les six comparses purent enfin relâcher leur tension.

Ma’dran, qui tenait toujours les rênes, laissa s’affaisser ses épaules, et les massa du bout de ses doigts griffus. À ses côtés, Khayla surveillait les environs, tournant sa tête tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche, tel un hibou à l’affût des bruits de la nuit. Cela faisait à présent plusieurs jours qu’ils avaient passé la frontière, en ne s’arrêtant jamais très longtemps au même endroit, couvrant du mieux possible les traces de leur passage.

L’Impériale restait silencieuse, comme si les menaces de Ri’saad allaient réellement être mises à exécution si elle faisait savoir sa présence au moindre petit insecte venu virevolter près de leur charrette. Le vieux Khajiit gardait un œil sur elle, bien qu’à moitié endormi. Sa tête pendait sur son torse, et se secouait dès que le véhicule tressautait à cause des cailloux disséminés sur le chemin. Le bruit des sabots cognant la terre était une véritable berceuse, diminuant la vigilance de tous.

« Je n’arrive toujours pas à croire que tu aies pu faire une chose pareille, soupira Atahbah en sortant et rentrant nerveusement ses griffes. Tu aurais pu tous nous condamner, M’Ahnia.

– Je n’avais pas le choix. Question d’honneur, grommela-t-elle à mi-voix en croisant les bras sur sa poitrine, de sorte à ce que seule sa voisine ne l’entendît. Je n’allais pas le laisser s’en tirer comme ça.

Ja’khajiit, il y a des injustices dans ce monde que nul ne saura jamais réparer. »

La Suthay-raht pinça l’arête de son épais nez, frottant ses yeux du bout des doigts, et inspira profondément. Il était parfois très difficile de raisonner l’adolescente.

« Peu importe combien de soldats, d’Hommes et d’Elfes nous tuerons, jamais nos proches ne reviendront d’entre les morts. Khenarthi les a emportés jusqu’aux sables au-delà des étoiles, et jamais elle ne leur permettra de faire le voyage jusqu’à nous. »

L’Impériale haussa les épaules. Loin de se moquer des croyances de Khajiits, elle trouvait juste cela difficile d’accepter le décès de frères et sœurs sans pouvoir faire payer le prix de leur vie aux responsables de leur départ prématuré.

« Zhaynabi n’aurait jamais voulu que Ri’saad prenne les armes et cherche à retrouver les responsables de l’incendie. Tu aurais dû en faire de même. Laisser l’anneau, t’en procurer un autre. Et nous pouvons racheter des armes avec notre argent, nous n’avons pas besoin de celui que tu as volé.

– Cet anneau n’est pas n’importe quel anneau, souffla la jeune fille. C’est celui-là que je veux garder, pas un autre. »

Instinctivement, elle avait porté sa main à son cou, et cherché de ses doigts la bague qui pendait à sa chaînette. Un souvenir du passé, duquel elle ne pouvait se détacher. Elle devait le rendre à son propriétaire ; l’anneau était de toute façon trop grand pour ses doigts, il glissait dès lors qu’elle l’y passait. La solution de la chaîne était, de ce fait, tout à fait logique.

Retrouver la personne qui le lui avait transmis… C’était là un bel objectif, mais, à l’évidence, il était parfaitement inatteignable. Tamriel était un immense continent ; elle n’en avait exploré qu’une infime partie. Contrainte de quitter Cyrodiil, elle ne pouvait qu’espérer que cet individu ne s’y trouvât plus non plus, auquel cas sa quête resterait inachevée. Bordeciel était le meilleur des choix possibles, pour plusieurs raisons qu’elle devait taire, mais l’incertitude planait toujours.

« C’est le seul souvenir agréable qu’il me reste de ma vie d’avant vous, je ne peux pas me permettre de m’en séparer…

– M’Ahnia, tu nous as mis inutilement en danger, gronda soudainement Ma’randru-jo. Reconnais-le. »

Elle aurait bien aimé protester et se défendre, mais la crainte de ce qu’il adviendrait d’elle si Ri’saad décidait de réprimander son comportement la laissa muette. C’était rageant que de devoir laisser faire, et attendre que son aîné cessât de lui reprocher ses actes.

« L’un d’eux maîtrisait des sorts de clairvoyance, il aurait pu l’utiliser avec un sort d’illumination et remonter jusqu’à toi ! Nous ne serions plus que des tapis de fourrure foulés par les bottes de ces chiens d’Impériaux à l’heure qu’il est, par ta faute. »

Les yeux clairs du Khajiit la fixèrent avec colère. Ses sourcils froncés et ses babines retroussées lui donnaient des airs de bête assoiffée de sang. Si l’adolescente ne le connaissait pas si bien, elle craindrait sûrement pour sa propre vie. Face à la magie de destruction qu’il maîtrisait – il devait être le seul Suthay-raht à sa connaissance qui en faisait usage, la magie était plus prisée par les Alfiqs, Dagis et Dagi-rahts, ou encore les Senche-rahts –, il ne lui inspirait que de la méfiance et de la crainte.

Elle se demandait si ce sentiment était partagé par ses compagnons de voyage. Mais étant la dernière-née – si l’on pût formuler cela ainsi – de la meute qu’ils formaient, elle n’avait pas tellement son mot à dire sur la question. Et, pour être honnête, c’était elle la plus illégitime à se tenir dans la charrette. Une Impériale qui se déguisait en Ohme. Quelle vaste blague. C’était étonnant que cette stratégie eût fonctionné face aux soldats de la frontière.

L’impatience grandissait au fur à mesure qu’ils progressaient sur les routes. Ri’saad avait parlé de commercer quelque peu du côté de Vendeaume, avant de commencer à parcourir les routes. Il assurait que, là-bas, les Sombrages feraient facilement affaire avec leur caravane, et la prospérité leur tendrait les bras. Khayla avait répliqué en répétant des on-dit qu’elle avait entendus de la part de Dunmers ; il n’y avait pas plus raciste et nationaliste qu’un Nordique rangé du côté des Sombrages. Selon elle, ils risquaient bien plus leurs peaux en allant de ce côté-ci de Bordeciel qu’en restant sur les routes des provinces sous dominance impériale.

« Et qu’est-ce que tu lui trouves, à cet anneau ? renchérit Ma’randru-jo, la tirant de ses réflexions. Il est même pas enchanté, il ne vaut rien. C’est qu’un stupide bijou que t’a donné un homme qui voulait t’asservir alors que tu n’étais qu’une pauvre gamine. »

C’était la goutte d’eau qui faisait déborder la cruche. C’en était trop pour elle.

Son corps réagit de lui-même. Elle se leva, chancela à peine sous les mouvements de la charrette, et se jeta au cou du Khajiit qui lui faisait face, plantant ses ongles dans la chair de sa gorge, prête à le griffer jusqu’au sang s’il prononçait le moindre mot de plus.

« Ne dis plus jamais ça, gronda-t-elle d’une voix sourde, tel un véritable fauve, bien plus sauvage encore qu’un Pahmar-raht. Si tu craches encore une fois à son sujet, une seule fois, je te dénonce aux Impériaux et j’assisterai avec joie à ton exécution. »

Ri’saad leva le nez vers son voisin, uniquement pour regarder la scène avec amusement, faisant signe à Atahbah, ainsi qu’à Khayla – elle s’était retournée, curieuse de connaître la raison de tout ce remue-ménage – de rester à sa place, de ne pas intervenir, l’air de dire qu’il s’en occuperait s’il fallait séparer les deux. Il le cachait bien, mais un petit sourire commençait à apparaître sur ses lèvres.

« Une traîtresse à sa race, comme c’est étonnant, provoqua l’apprenti mage. Tu n’es pas une vraie Impériale, et encore moins une Khajiite. Renrij ! JEKOSIIT !! »

Le sang de la jeune fille ne fit qu’un tour dès qu’il proféra ces insultes. Prise d’un frisson incontrôlable, elle planta sèchement ses ongles salis par la terre et la poussière dans le cou du Suthay-raht, qui hurla de douleur. Ses crocs jaunâtres luisaient sous la lumière, et son haleine fétide fit froncer du nez son assaillante, qui ne lâcha pas prise pour autant.

« Je suis plus respectueuse de mes frères et sœurs que toi, hurla-t-elle d’une voix stridente, presque inhumaine. Tu n’as aucun mérite à faire partie de la caravane. Tu n’es qu’un profiteur, un chat des rues sans famille ni patrie, qui n’a nulle part où aller ! Les assassins devraient t’emporter, tu ne manqueras à personne ! »

Elle appuya un peu plus. Ses doigts, resserrés autour de la gorge et de la nuque, commençaient à faire pression sur la trachée de Ma’randru-jo, qui se laissait peu à peu submerger par la panique. Sa respiration était saccadée, parfois presque impossible. Et la douleur le lançait, véritable signal d’alarme tiré par son corps tout entier, qui lui ordonnait de riposter s’il voulait rester en vie.

Il leva la main, fit sortir ses griffes. En un coup de patte, il pouvait mettre la gamine hors d’état de nuire. Mais avant qu’il ne pût asséner le moindre coup, la voix caverneuse de Ri’saad s’imposa, faisant sursauter tous les occupants du véhicule. Le cheval, quant à lui, poursuivit sa route sans se soucier des éclats de voix, tournant seulement les oreilles dans leur direction afin de capter les bruits, et de s’assurer qu’il s’agissait bien des individus présents dans la charrette, et non pas de quelconques brigands venus les détrousser. L’animal renâcla.

« M’Ahnia, Ma’randru-jo, cessez, lâcha l’ancien, faisant se tourner toutes les têtes dans sa direction, y compris celle de Ma’dran, qui ne surveillait de ce fait plus la route qu’ils empruntaient. Je ne tolérerai aucun fratricide dans notre caravane. »

L’Impériale relâcha la pression de ses doigts, mais ne s’éloigna pas pour autant.

« Ri’saad, argua-t-elle, tu l’as entendu ! On ne peut tolérer ces provocations !

– Tout comme nous ne pouvons tolérer le meurtre, ja’khajiit. »

La jeune fille lâcha un soupir irrité, et lâcha pleinement la prise qu’elle avait sur la gorge de son compagnon de route. Gardant ses protestations pour elle, elle retourna à sa place, et s’assit lourdement, croisant les bras sur sa poitrine et les jambes entre elles. Elle savait très bien que son cas était difficilement défendable à cause de ses actes passés. Mais tout de même, c’était un véritable appel au combat que faisait là Ma’randru-jo. Stupide félin.

« Tenez-vous convenablement jusqu’à ce que nous arrivions à destination. Nous avons encore beaucoup de route, mais si vous recommencez, il se pourrait que nous vous abandonnions à votre sort sur les chemins hostiles de cette province. »

Cela eut l’effet escompté. Les deux belligérants semblèrent s’apaiser.

« Combien de temps devrons-nous encore voyager ? murmura alors Atahbah, amenant doucement un nouveau sujet de discussion. Ne pourrions-nous pas chercher des villes ou villages avec lesquels faire affaire sur notre trajet ? »

L’ancien gratta négligemment la simili-barbe qu’il se laissait pousser ; il en avait soigneusement tressé les poils, et jouait d’un air distrait avec ceux-ci.

« Le meilleur chemin de commerce reste la route entre Markarth et Vendeaume, en passant par Blancherive, fit-il en réfléchissant à haute voix. Alterner entre Impériaux et Sombrages pourrait être favorable pour nos affaires. Nous passerions des mois à déambuler sur ces routes, mais si mes souvenirs sont bons, nous pourrions traverser Rorikbourg et Folpertuis. Cela me semble être une bonne stratégie à adopter.

– C’est vrai que tu es déjà venu ici par le passé, soupira la femelle. Tu ne crains vraiment pas le danger. »

La voix de Ma’dran se fit entendre. Le visage toujours tourné vers la route, il semblait écouter les conversation d’une oreille distraite.

« Ce pays est complètement en proie à des tensions et conflits internes. Entre la guerre civile opposant Sombrages et Impériaux, il y a aussi les guerres internes à chaque châtellerie. Nous ne sommes à l’abri de rien ici.

– Nous avons tous conscience des risques que nous prenons en migrant ici, riposta Khayla. Nous n’avions juste pas d’autre choix. »

Personne n’osa renchérir ; tous baissèrent la tête. C’était l’idée de Ri’saad de migrer en Bordeciel, ils auraient pu se rendre n’importe où. La province de Cyrodiil partageait ses frontières avec le Val-Boisé, Elsweyr – d’où ils avaient émigré –, le Marais Noir, Morrowind, Bordeciel et Martelfell. Presque toutes les provinces de Tamriel, en soi. Il ne manquait plus que Hauteroche, coincée entre Martelfell et Bordeciel, ainsi que l’Archipel de l'Automne, séparé du continent par la mer. Mais au final, toutes les provinces communiquaient de près ou de loin par voie maritime, si la voie terrestre était impossible.

Ils auraient pu aller n’importe où, mais le choix s’était porté sur la province la plus hostile. Le désert d'Alik'r était ce qui ressemblait le plus aux déserts d’Elsweyr qu’ils avaient connu dans leur jeunesse de chatons, à l’exception de l’Impériale, qui était née et avait grandi en Cyrodiil. Mais selon l’ancien, tout commerce pouvait être profitable dans les provinces les plus sensibles. Lui qui avait parcouru les routes bordecélestes à de maintes reprises, il y trouvait un certain avantage. Il répétait qu’il avait déjà une sorte de clientèle qui s’était formée, ce qui les aiderait bien. Et tous l’avaient suivi, convaincus que c’était la meilleure de toutes ces mauvaises options qui s’offraient à eux.

« Pourquoi ne rentrez-vous pas en Elsweyr ? »

L’Impériale avait posé la question à Ma’dran par le passé, lorsqu’ils arpentaient les routes hostiles de Cyrodiil. Il avait haussé les épaules, et murmuré que, là-bas, ils n’étaient plus les bienvenus, sans s’attarder plus longtemps sur les raisons.

« Par chance, rien de mauvais ne nous arrivera, cette fois-ci, souffla Ri’saad en plissant les yeux. »

Tous comprirent l’événement auquel il faisait référence. Il y avait de cela une vingtaine d’années, alors qu’il n’était accompagné par aucun de ses actuels camarades de voyage, Ri’saad s’était retrouvé pris au piège par une tempête de glace hivernale, près de Vendeaume. À l’époque, il avait fait le trajet avec un certain Adonato Leotelli, un auteur de race impériale, ainsi que deux Khajiits, Bhisha et Sha’Kier. Des Falmers, ces immondes vestiges de ceux qui autrefois étaient appelés « elfes des neiges », les avaient pris en embuscade, et voulaient profiter de la tempête pour les massacrer et se repaître de leurs corps et possessions.

Tous s’en sortirent, non sans blessures, à l’exception de Bhisha, la première à les avoir repérés, et à s’être fait massacrer. D’après Ri’saad, sa tombe devait encore se trouver là-bas, dans la châtellerie d’Estemarche, si toutefois personne ne l’avait profanée. Cet incident avait profondément marqué l’ancien, si bien qu’il n’avait plus remis les pieds en Bordeciel jusqu’alors. Il avait raconté à plusieurs occasions cette sordide histoire dans l’espoir de décourager les moins valeureux, et ainsi de pouvoir s’entourer des plus audacieux compagnons.

Aux yeux de l’Impériale, qui les observait en silence pleurer la mort de leur sœur de sang bien qu’ils ne l’eussent pas connue pour la plupart, le plus judicieux aurait été de fuir cette contrée de malheur, et tenter de commercer ailleurs. Peut-être que l’herbe était toujours plus verte dans le pré d’à côté, après tout. Elle ne pouvait que suivre Ri’saad, nourrissant secrètement une satisfaction de pouvoir se rendre dans cette province où, elle en était sûre, elle trouverait ce qu’elle cherchait.

Elle ne voulait pas admettre qu’elle trouvait son compte dans ce petit arrangement implicite. Elle avait trouvé une sorte de famille qui la protégeait le soir quand la nuit tombait, bien qu’elle fît sa propre vie de son côté le jour. Le peu d’argent qu’elle gagnait de ses contrats suffisait à se procurer de la nourriture, là où parfois le troc et la vente de produits par la caravane ne le permettait pas. Dans les meilleurs jours, elle parvenait à dérober des bijoux ou d’autres objets de valeur dans une première ville de passage, pour les revendre à bon prix dans la suivante, sans jamais se faire attraper par les autorités. Sauf à quelques occasions, lorsque son minois d’enfant n’avait plus suffi à amadouer les gardes. Les premiers séjours en cellule, même s’ils n’avaient duré que quelques jours à peine, avaient laissé leurs traces. Lorsqu’on l’arrêtait, c’était toujours pour lui reprocher ses vols. Jamais les meurtres. Et elle n’en était pas peu fière, bien au contraire.

« Nous arriverons à Helgen d’ici la tombée de la nuit, lança finalement Khayla après avoir soigneusement examiné la carte de Bordeciel qu’elle s’était procurée, et déterminé avec plus ou moins d’exactitude leur emplacement, ainsi que la distance qu’il leur restait à parcourir. Tâchez de rester discrets et de ne pas irriter les Impériaux. S’ils apprennent que nous sommes les responsables du chahut au fort de la frontière, ce voyage pourrait bien être notre dernier.

– S’ils apprennent qu’elle est responsable, tu veux dire, siffla Ma’randru-jo en jetant un regard mauvais à l’adolescente. Je n’ai rien à voir avec ça.

– Ma’randru-jo, grogna Ri’saad à son attention, ne recommence pas.

– Comment tu peux te laisser faire, Dro’saad ? s’emporta le premier, toujours irrité. Qu’est-ce que cette étrangère a bien pu te promettre pour que tu te laisses domestiquer ? C’est une Men, et les Mens se croient toujours supérieurs aux autres !

– Si tu m’appelles encore une fois « dro », tu finiras en pâture aux loups. »

La menace était moindre, car tous savaient que Ri’saad avait perdu la force qu’il avait dans sa jeunesse, et face à la magie de destruction du jeune mâle, il n’avait aucune chance. Néanmoins, cela eut pour effet de calmer Ma’randru-jo. Tout du moins, en apparence. Car cela se lisait clairement dans son regard tout droit braqué vers l’adolescente. Si elle baissait sa garde, il ne resterait d’elle que des cendres. C’était ce que disaient ces yeux glacés qui la foudroyaient sur place.

« À Helgen, peut-être pourrons-nous revendre quelques affaires, reprit Ri’saad en jouant à nouveau avec la petite tresse qui pendait à son menton. C’est une ville de passage obligé pour quiconque venant de Cyrodiil. Je doute que les Impériaux se jettent sur notre sucrelune, encore moins sur le skooma, mais peut-être aurons-nous notre chance auprès des Nordiques ou des Rougegardes qui y vivent.

– N’est-ce pas un village pauvre constitué majoritairement de soldats ? demanda Ma’dran en fronçant les sourcils. Nous n’y gagnerons rien.

– Qui ne tente rien n’a rien, sourit l’aîné, dévoilant une dentition redoutable à laquelle il manquait un croc, sur la mâchoire inférieure. Nous devons croire en nos chances. »

Le silence revint à la charge, laissant uniquement la parole aux sabots ferrés du cheval tirant la charrette. Loin d’être à bout de forces, il continuait de balancer nonchalamment sa tête au rythme de sa marche, tapotant un petit rythme qui aurait pu être la source d’une chansonnette poussée par un barde, si toutefois il y en avait eu un à bord du véhicule.

« M’Ahnia, » appela finalement Ri’saad, d’une voix douce, celle d’un grand-père s’adressant à son descendant.

Elle tourna la tête vers lui. Bien trop absorbée par sa contemplation des environs, elle n’était même pas certaine qu’on l’eût appelée. Il fallait dire que la vision des montagnes de Jerall s’éloignant peu à peu faisait naître en elle quelque chose de nostalgique, peut-être même une forme de regret. Difficile de se dire qu’elle ne reverrait probablement plus jamais sa ville natale, et encore moins sa patrie d’origine. De toute manière, cela faisait un petit moment qu’elle n’avait pas apporté de fleurs sur la tombe de sa mère ; elle se demandait si elle était toujours debout, ou si la mousse qui s’était formée dessus depuis le temps n’avait pas fait tomber la stèle. C’était un mystère qui ne serait jamais élucidé.

« Fais attention à tes gestes et paroles, une fois là-bas, murmura l’ancien en se penchant vers elle. Utilise les mots khajiits, ne parle tamrielique que le moins possible. Garde tes cheveux lâchés et ta capuche en place. Et cesse de gratter la peinture, ou il faudra la refaire. »

Elle acquiesça, lui adressant un petit sourire, et palpa son visage afin de vérifier que tout était encore en place. Les pigments et huiles naturelles séchés avaient commencé à s’écailler. Difficile de faire d’aussi bonnes peintures que celles des Ohmes lorsque l’on ne disposait pas de tous les ingrédients. Les ressources trouvées en Elsweyr étaient – forcément – les mieux adaptées, et lors d’un voyage comme celui-ci, il était difficile de mettre la main sur les bons ingrédients. Contraints de faire avec les moyens du bord, ils n’avaient pas d’autre choix que d’utiliser ce que le nord de Cyrodiil avait eu à leur offrir. Il fallait se dire que c’était toujours mieux que rien.

« Est-ce que je dois encore craindre les soldats une fois la frontière franchie ? Ils n’ont tout de même pas transmis les avis de recherche en tout Tamriel, si ?

– Il y a de fortes chances que si, ja’khajiit. Tu ne t’en es pas prise à n’importe qui. Tu as tout de même éliminé plusieurs de leurs compagnons d’armes. Et un de plus à la frontière.

– Qu’il s’agisse de petits larcins ou de meurtres sans importance envers des gens du bas peuple, ou des sous-hommes comme les Khajiits ou les Elfes, ils s’en moquent, renchérit Atahbah en posant nerveusement ses mains sur ses genoux, froissant le tissu de l’épaisse robe qu’elle portait. Seulement, tu as agressé et tué plusieurs hauts dignitaires, aristocrates et soldats de la légion impériale. Même une exécution en place publique ne suffirait pas à repayer cela.

– Ces rats seraient capables de faire subir à ton corps les pires outrages, uniquement pour obtenir un sentiment de justice. Que tu sois vivante ou morte, ils te puniront de toutes les façons possibles, reprit tristement Ri’saad. Azurah ne saura te protéger, et Khenarthi ne pourra t’emmener vers les sables derrière les étoiles. Tu seras condamnée à errer sur Mundus sous la forme d’un fantôme, incapable de trouver le repos. Je ne peux tolérer qu’il advienne cela d’une sœur, d’une épouse ou d’une fille. »

L’Impériale haussa les épaules. Seuls les Dieux, quels qu’ils fussent, savaient ce qu’il adviendrait d’elle. En attendant que son heure n’arrivât, elle comptait bien suivre son chemin, et s’acquitter de son devoir. Sa main glissa jusqu’à l’anneau pendu à son cou. Elle se l’était promis ; elle ne se ferait jamais attraper, et elle ne mourrait pas tant qu’elle ne l’aurait pas rendu à son véritable propriétaire. Elle n’était qu’une passeuse, un messager à qui on l’avait confié. Elle n’était pas digne de le porter, de quelque manière qu’il fût. Et elle n’avait, de toute manière, pas envie de l’enfiler à l’un de ses doigts. Sa signification était trop lourde, elle le sentait. Bien que non-enchanté, l’anneau renfermait une forme de pouvoir ; cela était probablement dû aux émotions que son propriétaire lui avait insufflées. Qui savait ? Elle n’était pas enchanteresse, elle ne connaissait rien à ces choses-là.

Au loin, derrière eux, les montagnes semblaient lui faire leurs aurevoirs. Elle leva faiblement la main, et fit un petit signe presque affectueux à leur égard. Elle les avait souvent observées, dans son enfance, depuis la fenêtre de la demeure familiale. À l’est, les montagnes de Valus. À l’ouest, celles de Jerall. Et ces dernières avaient longtemps été source de rêveries, et de curiosité. Qu’y avait-il là-bas, au-delà des pics pointus ? Quel genre de vie menaient ceux qui y résidaient ? Tant de questions auxquelles nul n’avait su lui répondre, car les adultes étaient toujours occupés dans leurs tâches d’adultes, et ne daignaient pas répondre aux sollicitations de la petite fille qu’elle était. C’étaient des adultes. Toujours les mêmes.

Brigands, hauts dignitaires, soldats, parents, tous étaient les mêmes à ses yeux. Seule la caravane khajiite avait su répondre aux besoins de la gamine de l’époque, celle qu’ils avaient trouvée mal en point et presque morte. Seule cette caravane méritait qu’elle l’appelât « Famille ». Elle, et l’autre.

Mais tout cela relevait du passé. Et ce passé-là, elle préférait l’oublier, le mettre sous le tapis, dans une armoire, n’importe où, tant qu’il ne reviendrait plus la hanter. Car il y avait des choses qu’elle voulait oublier. Et d’autres, au contraire, dont elle voulait à tout prix se souvenir, quitte à en perdre la raison.

« Couvrez-vous. Il commence à pleuvoir, » alerta Khayla qui, contrairement au conseil qu’elle donnait aux autres, ne changea rien à sa tenue, prétextant comme toujours qu’une cape lui restreindrait son champ de vision et les rendrait plus vulnérables à toute sorte d’attaque.

C’était la fin de l’hiver, et cela se voyait aux environs. La bruine venait tirer un voile clair sur le chemin et les bois ; la neige était presque entièrement fondue, les vestiges formaient des tas désagréablement sales, amas de terre, déjections animales et autres éléments naturels des sous-bois. Il devint difficile de voir droit devant, et loin derrière soi. L’Impériale ne put que tristement jeter un dernier coup d’œil aux pics qui se dressaient au loin sans qu’elle ne pût réellement les distinguer.

« Ne vaudrait-il pas mieux que l’on s’arrête et que l’on attende que ça passe ? souffla Ma’randru-jo qui, de toute évidence, à en voir la mine qu’il tirait, n’appréciait guère cette soudaine intempérie.

– Vu la taille du nuage, nous pourrions attendre de longues heures et il ne s’en irait pas. Le mieux à faire est de continuer, trancha Ma’dran en se frottant les bras. On s’arrêtera dans une auberge une fois à Helgen, tu pourras t’y réchauffer et passer la nuit au sec.

– Et payer ces Mens ? Hors de question. Plutôt dormir sous la flotte ! »

La haine que vouait le Suthay-raht à ceux qui ne lui ressemblaient pas était assez impressionnante. Il respectait tout de même les Elfes, surtout les Bosmers, du fait du mythe de la création que se racontaient les Khajiits. Selon eux, les deux peuples étaient autrefois frères, avant que les divinités et leurs rancœurs éternelles ne les séparassent à tout jamais. Azurah avait lié les Khajiits aux phases des lunes, leur donnant autant de formes que celles que pouvait revêtir le couple qui se promenait dans la voûte céleste. Et Nirni, sa sœur jalouse qui souhaitait être la plus aimée de leur mère Fadomaï, transforma ses déserts et ses forêts de sorte à ce que la vie y fût toujours ardue pour les fils de sa sœur. Enfin, elle scinda une fois pour toute le lien qu’il pouvait y avoir entre Bosmers et Khajiits ; la légende disait que si les deux peuples se vouaient une haine sans égale, c’était le simple fait de la rancœur que portait Nirni envers Azurah.

Décidément, les cosmogonies pouvaient être très intéressantes. C’était captivant de voir combien ces êtres peuplant les autres plans d’existence, ou défunts pour certains, avaient formé le monde, et continuaient à l’influencer. Il était facile de s’y perdre lorsque l’on cherchait à recouper les histoires afin d’en obtenir toutes les versions, celle de chaque peuple, puisque les noms et les attributions pouvaient complètement changer selon qui nous racontait l’histoire. Les Khajiits croyaient en Azurah, les Dunmers en Azura ; pour eux il s’agissait d’une déesse majeure. Mais pour les Nordiques, ou encore les Impériaux, elle n’était qu’une princesse daedra, mineure comparée à ceux qu’ils appelaient les « Divins ».

« Grandis un peu, ne sois plus un stupide ja’khajiit, Ma’randru-jo, réprimanda Ri’saad, assez fort pour que sa voix pût se faire entendre malgré la pluie. Ta haine des autres ne t’apportera que du malheur.

– Si tu détestes tant les mondes étrangers, alors pourquoi tenais-tu tant à faire partie du voyage ? fit Khayla sans se retourner ; l’amertume qui l’animait alors était presque palpable. Tu aurais pu rentrer en Elsweyr, là-bas tu es encore le bienvenu. »

Ces reproches ne passèrent pas inaperçus à l’oreille du Suthay-raht. Une fois de plus, il sortit les crocs, ainsi que les griffes.

« J’ai mes raisons, vociféra-t-il. Comme elle, je suppose, ajouta-t-il en faisant un rapide signe en direction de l’Impériale. Mais je sais me rendre utile, moi. J’aide la caravane, et je ne la mets pas en danger inutilement. »

Ri’saad laissa s’échapper un soupir las. Il semblait tout bonnement fatigué des sautes d’humeur de l’apprenti mage qui se croyait plus important qu’il ne l’était. Lui seul brisait l’harmonie de la caravane, et il persistait à faire savoir que la cause des dissonances et des conflits était la jeune humaine qui se tenait non-loin de lui. Quel idiot.

« Quand apprendras-tu à te taire ? murmura-t-il. Quand comprendras-tu enfin que tu t’obstines de manière puérile ? »

Cela sembla déplaire au concerné, dont la fureur ne décrut pas.

« Ma’randru-jo ? »

La voix timide de l’Impériale se fit entendre. Il posa sur elle un regard mauvais, si lourd de haine qu’elle aurait presque pu prendre peur face à lui – et pourtant, elle avait connu des vis-à-vis plus dangereux et imposants que cela. Mais elle n’hésita pas, et poursuivit.

« Je quitterai la caravane dès que nous serons en territoire sombrage, d’accord ? Là, vous continuerez votre route sans vous soucier de moi. Nos routes se sépareront là, et tu n’entendras plus jamais parler de M’Ahnia. Je me débrouillerai seule.

– Tu es sûre de cela ? s’inquiéta Atahbah. Tu es encore jeune, tu te feras dévorer par les Hommes.

– J’ai beaucoup appris de vous tous, et je sais me défendre. Je trouverai bien une manière de vivre par moi-même.

– Avec honneur, n’est-ce pas ? » sourit Ri’saad, l’air amusé.

Elle plongea ses yeux verts dans ceux du vieux Khajiit. Ils brillaient avec fierté, deux petites émeraudes scintillantes incrustées dans un visage juvénile malheureusement déjà marqué par la souffrance.

« Tu me connais bien, répondit-elle. Je ne m’attirerai pas d’ennuis. »

Il savait très bien qu’elle lui avait répondu cela de sorte à ne pas lui faire de promesse qu’elle ne saurait tenir. Et elle savait très bien qu’il l’avait compris. Après tout, Ri’saad l’avait élevée pendant près de sept ans, il connaissait toutes ses expressions faciales, toutes ces petites mimiques et ce langage non-verbal avec lequel parlait son corps lorsque sa bouche utilisait les mots.

« Votre caravane ne souffrira jamais des retombées de mes erreurs, dit-elle finalement, d’un ton plus sérieux. Ça ne s’est jamais produit, et ne se produira jamais. Je vous en fais la promesse. »

Le silence regagna la charrette. Le chemin, jusqu’alors mélange de neige salie et de pavés disloqués, se fit plus régulier, plus plat. Les arbres se dressaient fièrement, leurs branches nues commençaient à se vêtir d’un apparat verdâtre, signe de la nouvelle saison qui revenait. Clairciel laisserait bientôt place à semailles, et les fleurs prendraient forme, avant de peupler à leur tour les forêts et les plaines. À quoi ressemblait la belle saison en Bordeciel ? Pour une fois, la jeune fille n’aurait pas à poser sa question à un adulte. Elle aurait sa réponse par elle-même.

Le reste de la route fut long et éprouvant pour les nerfs. Le bruit de la pluie se mêlait à celui des roues dans un vacarme assourdissant. Et l’eau avait eu raison des épaisses étoffes, les changeant en de véritables éponges qu’il faudrait essorer avec courage pour venir à bout des dernières gouttes. L’épuisement gagnait considérablement les six voyageurs, qui commençaient à tomber de fatigue ; Khayla ne pouvait plus consulter sa carte sans craindre de la voir tomber en lambeaux, ils ne pouvaient qu’attendre d’apercevoir les hauts remparts de Helgen.

D’ordinaire, ils se supportaient tous assez bien. Ils se connaissaient depuis longtemps, formaient une véritable famille. Seulement, l’inquiétude de pouvoir ou non traverser la frontière, les dangers qui rôdaient dans les cols montagneux, ou encore la simple animosité de Ma’randru-jo envers la Men avec qui il partageait la charrette avaient eu raison de leur patience. Et il y avait toujours la menace impériale qui planait sur eux ; si par malheur l’un des gardes du fort avait été témoin du meurtre et du vol, alors c’en serait fini d’eux. Ils finiraient décapités sur la place publique, simple divertissement pour le peuple, et victoire des soldats qui seraient loués et grassement récompensés.

Ri’saad ne voulait pas qu’elle recommençât. Ils savaient tous très bien, lorsque ce soldat lui avait causé du tort, si mal parlé et dérobé l’anneau, qu’elle ne le laisserait pas s’en tirer aussi facilement. Et ils savaient que toutes les paroles qu’ils auraient pu prononcer pour l’en dissuader n’auraient eu aucun effet autre que de redonner du bois au feu avide de vengeance qui brûlait en elle.

Il l’avait entendue se lever, dans la nuit. Il savait alors très bien ce qu’elle comptait faire. Mais qu’y pouvait-il ? Cette petite avait ça dans la peau. Une soif de justice qui devait être rendue à sa manière. Dès l’instant où ses yeux s’étaient posés sur ce petit corps couvert de sang des pieds à la tête, il avait su qu’il ne saurait la canaliser. Elle n’avait jamais parlé de ce qui l’avait mise dans cet état, pas même après des années de confidences. Mais à la voir grandir, et à voir ses crimes, il avait vite compris. Cette fillette, alors âgée d’une dizaine d’années, avait tué quelqu’un, et était recouverte du sang de sa victime. Il n’avait jamais entendu parler d’une affaire de meurtre, si bien qu’il avait commencé à croire qu’elle avait agi en légitime défense. Mais une petite fille capable d’ôter la vie d’un autre être vivant, possiblement celle d’un frère, à un si jeune âge n’était pas signe de bonne augure.

Il avait caché l’affaire à ses compagnons, mais ils avaient fini par comprendre eux aussi, tôt ou tard, que l’Impériale ne se livrait pas qu’à de simples vols. Où trouvait-elle sa clientèle ? Ils l’ignoraient. Mais des individus la payaient pour dérober des objets, écouter des conversations, et parfois même, tuer quelqu’un d’autre. Elle s’acquittait toujours de ses tâches avec soin, et n’avait fait que perfectionner son art de la discrétion en grandissant. Ri’saad avait entendu parler de la Confrérie Noire, ce groupement d’assassins qui œuvrait un peu partout dans le continent à une époque. Il ignorait ce qu’il en était encore de leur situation, car ses oreilles avaient perçu de nombreuses rumeurs quant à la destruction de plusieurs de leurs repaires. Mais il ne pouvait s’empêcher de s’interroger, aujourd’hui encore, quant à un possible lien entre cette gamine et ces voleurs de vies. Venait-elle de là-bas ? Si ça n’était pas le cas, finirait-elle par croiser la route d’un de leurs adeptes ? Ils avaient dû entendre parler d’elle, le contraire était impossible. Cela avait été un miracle que nul ne vînt la chercher afin de la recruter.

« Nous sommes enfin en Bordeciel, annonça-t-il alors d’une voix solennelle, par-delà le silence de la charrette. Mes chers frères et mes chères sœurs, il est temps pour nous de commencer un nouveau chapitre de notre vie de marchands itinérants. »

Tous inclinèrent la tête cérémonieusement, comme si chacun se libérait d’un passé trop lourd pour être porté plus longtemps, l’abandonnant sur cette route qu’ils n’emprunteraient de nouveau que dans de longues années, lorsqu’ils n’auraient plus à commercer en ces lieux, quittant la province nordique au profit d’autres régions plus accueillantes.

L’Impériale jeta un dernier coup d’œil aux montagnes de Jerall. Elle ne se retournerait plus, désormais.

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