Hiraeth

Chapitre 3 : Chapitre III — L’hospitalité de Helgen

6575 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/03/2022 19:47

Chapitre III

L’hospitalité de Helgen

 

 

Helgen ressemblait plus à un fort qu’à un réel village. L’omniprésence des garnisons de soldats renforçait cette impression. Mais aussi, de hauts remparts sur lesquels avaient été bâties d’épaisses tours laissaient clairement comprendre que cette ville était un point clé pour la légion, et que, pour rien au monde, les Impériaux ne la laisseraient tomber.

Bois et pierres s’entremêlaient dans chaque bâtiment, dans des proportions variables selon l’importance de celui-ci, comme à Bruma, dernière ville croisée en Cyrodiil par les voyageurs. La plupart des habitations cèderaient au premier incendie meurtrier, simples chaumières de pin et de paille. Si un feu venait à prendre, seuls les murs des fortifications tiendraient le coup.

Des bannières de la légion flottaient ici et là. D’épais drapeaux de tissu teint en noir, sur lequel avait été peint l’emblème de l’Empereur ; une représentation de dragon, aux ailes déployées et à la queue pointue. Ces créatures avaient disparu depuis des centenaires, et même plus, et pourtant, l’Empire en avait fait son symbole, pour des raisons qu’ignoraient les membres de la caravane, trop peu intéressés par l’histoire de ces individus qui tuaient sans raison les leurs, et menaient à l’exil ceux qui étaient encore en vie.

Ils étaient arrivés par le sud, là où trois routes se rejoignaient pour n’en former plus qu’une, qui traversait de part et d’autre la ville. Une fois encore, ce fut à Ma’dran de s’adresser aux Hommes lorsqu’ils se présentèrent sous les remparts. Les soldats, flèches apprêtées et arcs bandés, semblaient impatients de les décocher et d’exécuter les six voyageurs étrangers.

« Soldats, lança le Khajiit d’une voix claire et puissante. Pourriez-vous ouvrir votre cœur et faire preuve d’hospitalité envers cette caravane ? Ils ne souhaitent qu’un toit pour une nuit, et repartiront dès l’aube. »

Les individus se regardèrent mutuellement, et baissèrent leurs armes. L’un d’eux se pencha par-dessus la rambarde, les observa plus en détail, et adressa quelques mots à ses compagnons. Un autre décida de quitter les lieux, probablement pour avertir leur supérieur, et pour ainsi prendre la décision de laisser ou non entrer les étrangers dans la petite forteresse.

« Ils ne nous permettront jamais de passer cette porte, pesta Ma’randru-jo. Et ils vont vite comprendre qui se trouve à bord de notre charrette. »

Ri’saad lui adressa un regard irrité, qui le fit taire immédiatement. La menace évoquée par ses yeux seuls suffisait à le calmer, semblait-il.

« Vous pouvez entrer, » annonça l’un des gardes après de longues minutes d’attente.

Sa voix fut suivie par le grincement des lourdes portes de bois que l’on tirait afin de permettre le passage. Sous l’ordre de Ma’dran, le cheval reprit sa marche, d’un pas fatigué. Il était grand temps que tous – y compris la monture – trouvassent un semblant de repos. La pluie s’était calmée depuis un moment, mais leurs vêtements restaient toujours autant trempés, collant désagréablement à la peau et au poil. C’était un miracle que la peinture sur le visage de l’Impériale eût tenu aussi longtemps malgré l’humidité ambiante. Une fois au sec, il faudrait les lui refaire au plus vite.

La nuit commençait à tomber, mais beaucoup de badauds restaient sur le seuil de leurs chaumières afin d’observer le convoi qui venait d’arriver. Des enfants, curieux, demandaient aux parents pourquoi les individus étaient couverts de fourrure. Et les adultes de répondre qu’il s’agissait de Khajiits, d’hommes-bêtes dotés de poils, griffes et crocs. Pas complètement humains, mais pas complètement bestiaux non plus. Un entre-deux dont il fallait se méfier, sans s’attarder plus longtemps sur les raisons d’une telle défiance.

Cela ne passa pas inaperçu aux oreilles des marchands. Mais depuis le temps, ils s’y étaient habitués. En-dehors de leur province natale, les individus semblaient nécessairement hostiles à leur égard. Comme si le simple fait de n’être ni un Mer, ni un Men, suffisait à être victime de préjugés et de discriminations. Les Argoniens, ces « hommes-lézards », aussi avaient droit à ce traitement. Rares étaient les individus suffisamment courageux pour se permettre de quitter la chaleur du foyer, et d’affronter le rejet et le mépris des autres dans les contrées voisines.

« C’est une humaine avec eux ? s’enquit une mère en s’adressant à une autre femme.

– Il semblerait. Elle n’a pas de queue, ni de fourrure sur les mains.

– C’est quoi sur son visage ? fit l’enfant qui se tenait debout devant la première. On dirait qu’elle a joué dans la boue !

– Des peintures ? Serait-ce un bandit ?

– Peut-être une mercenaire qu’ils ont engagée en tant que garde du corps ?

– Bizarre, elle n’a pas l’air d’avoir d’armes… Une mercenaire mage ? Tu penses que ça existe ?

– Oh, tu sais, de nos jours… » conclut la seconde femme en haussant les épaules

L’Impériale tourna sa tête vers ces personnes qui parlaient à voix haute sans se soucier d’être entendues par les étrangers. Ces femmes et elle partageaient la même ethnie, et pourtant elles ne semblaient pas le reconnaître. Décidément, le camouflage d’Ohme semblait fonctionner à merveille. Il lui fallait juste adopter l’accent khajiit, employer leurs tournures de phrase, utiliser les ta'agra'iss, les mots du peuples khajiit, et tout irait bien. Une fois en territoire Sombrage, elle serait tranquille, et pourrait à nouveau vivre sans se cacher.

L’espace d’une seconde, elle se prit à regretter de n’avoir jamais appris la magie d’illusion. Si elle s’était révélée douée en la matière, peut-être aurait-elle pu modifier son apparence aux yeux des autres, et ne plus à avoir à se peindre le visage de pigments et huiles. Un simple sort jeté, et elle pouvait devenir n’importe qui. Men. Mer. Betmer. Du plus hautain des Altmers au plus rustre des Orsimers, en passant par les plus bornés des Nordiques. Elle avait entendu parler de l’académie de magie de Fortdhiver ; si elle ne craignait rien là-bas, peut-être s’y rendrait-elle pour étudier les arts des sortilèges. Si elle en avait le temps.

Le convoi se stoppa près d’une auberge. Un abreuvoir permettait aux montures de boire en attendant que leurs propriétaires réglassent leurs affaires là-bas. Pour ceux qui comptaient y passer la nuit, une petite écurie leur offrait un confort supérieur, pour un prix plus élevé cependant.

Ma’dran descendit de l’attelage, et tendit les rênes à Khayla, lui ordonnant d’attendre, le temps de payer les frais auprès de l’aubergiste. Un écriteau, sur lequel avait été peint le nom de l’établissement, oscillait avec le vent. « À la vue de Jerall » disait-il. L’Impériale fronça les sourcils. Elle s’était déjà rendue dans une auberge du même nom, à Bruma, la veille de leur départ pour Bordeciel afin de commercer avec les voyageurs et les taverniers. C’était curieux. Peut-être les deux étaient-elles liées ? Après tout, le propriétaire, qu’elle avait aperçu lorsque Ma’dran avait poussé la porte, ressemblait fortement à un Impérial, lui aussi.

Après quelques instants, le Suthay-raht reparut, un large sourire écartant ses babines.

« Nous avons un toit pour la nuit ! annonça-t-il gaiement. Et ce bon vieux canasson aussi. Aidez-moi à le mettre là-bas, et on pourra aller se détendre autour d’un bon feu. »

Tous, à l’exception de Ri’saad à qui l’on ne pouvait demander de faire trop d’efforts, se hâtèrent. Bien que peu enclins à séjourner sous le toit d’une bâtisse impériale – les Khajiits étaient habitués au mode de vie itinérant, et une simple toile suffisait à les abriter pour la nuit –, ils devaient admettre que la perspective d’une nuit dans un lit douillet, au chaud, à l’abri du vent et de la pluie, charmait leurs cœurs.

À l’exception d’eux six, du propriétaire et de sa femme, l’auberge était vide. De taille moyenne, elle pouvait accueillir une petite douzaine de voyageurs, chaque chambre disposant de deux lits. Ils se séparèrent en trois binômes, mêlant ceux qui maîtrisaient l’art de se défendre avec ceux qui avaient plus de mal. Ma’dran et Khayla dans la première chambre, Ma’randru-jo et Atahbah dans la deuxième, et Ri’saad se retrouvait avec l’Impériale dans la dernière. Bien que l’apprenti mage grognât toujours autant à l’idée de devoir payer un partisan de l’Empereur pour pouvoir dormir, il se fit discret tout le reste de la soirée, trop occupé à dévorer les morceaux de viande préparés par le couple d’aubergistes, assis au coin du feu.

« Demain, nous repartirons vers l’est, annonça Ma’dran lors du dîner. En direction de la Brèche.

– Puis, lorsque nous passerons le lac Geir, nous longerons le fleuve Sombreflot et la rivière Blanche, jusqu’à Vendeaume, ajouta Khayla en repliant sa carte. Nous en avons encore pour plus d’un mois. Nous arriverons au début d’ondepluie. »

Tous acquiescèrent. Ils risqueraient d’avoir à subir d’autres journées comme celles-ci, où la pluie viendrait les tremper, et ils n’auraient malheureusement pas toujours la chance de pouvoir se réchauffer près d’un feu. Peut-être pourraient-ils profiter de la saison de semailles pour faire affaire avec les paysans qu’ils croiseraient sur leur route ? Cela ne leur ferait pas de mal de se procurer de nouvelles provisions pendant leur voyage.

« Une fois à Vendeaume, que ferons-nous ? demanda Atahbah, affichant un air quelque peu inquiet. Vers où irons-nous ? Markarth est à l’opposé, plein ouest, non ?

– La trajectoire de notre caravane est encore incertaine, mais je pense que nous suivrons mon idée première. »

La voix de Ri’saad s’éleva, résonnant à travers la pièce aux grandes poutres soutenant sa toiture, ainsi qu’à travers la cage thoracique de ses voisins. Il se racla la gorge, et expliqua ses pensées.

« Nous sommes venus ici pour faire affaire avec les Bordeciélois avant toute chose. Qu’ils soient du camp des Impériaux ou des Sombrages, on s’en moque. Un client est un client, nous n’allons pas en privilégier un plutôt qu’un autre juste pour son bord dans cette guerre civile qui ne nous concerne pas directement. Laissons les concernés s’exprimer, nous ne sommes que de simples marchands étrangers. »

Nul ne répondit. Difficile de rebondir sur les paroles pleines de sagesse de l’aîné de la caravane.

« La meilleure route, celle que nous comptions emprunter avec Bhisha et Sha’Kier à l’époque, et que seul Sha’Kier a parcourue avec moi, est celle liant Vendeaume à Markarth. Blancherive, Rorikbourg et Folpertuis se trouveront sur notre chemin, sans parler des auberges, hameaux et autres fermes. En proposant à l’ouest des spécialités de l’est et inversement, nous nous assurons un marché prometteur.

– Tant que le client a des pièces, le Khajiit a des marchandises, non ? sourit l’Impériale, récitant un adage que répétaient fréquemment les vendeurs itinérants lorsqu’ils s’adressaient aux chalands intrigués par leurs cargaisons.

– Exactement, M’Ahnia. »

L’ancien ferma les yeux, et se délecta de la chaleur du feu qui crépitait devant lui. Tendant ses mains en direction des flammes, il lâcha un petit soupir de satisfaction. Pour peu, ses compagnons auraient pu l’entendre ronronner.

« Combien de temps mettrez-vous à faire les trajets ? s’enquit la jeune fille, soudainement bavarde.

– À vue de nez, deux mois environ, répondit la Suthay-raht guerrière en jetant rapidement un coup d’œil à sa carte, mesurant les distances avec ses griffes et prenant en compte les dénivelés et montagnes. Selon le temps que nous passerons dans chaque cité, cela peut monter à trois mois juste pour faire l’aller jusqu’à Markarth. Nous passerions deux fois par an à Vendeaume, dans ce cas-là.

– Ce sera juste assez pour que je vous dégote de bonnes choses à emporter de l’autre côté de la province, s’exclama-t-elle, l’excitation faisant pétiller ses yeux. Vous vous ferez vite bien assez d’argent, et pourrez vendre encore plus de marchandises !

– Veille seulement à ce que ces « bonnes choses » ne soient pas volées, ja’khajiit. N’entretiens pas la sale réputation que nous donnent les Mers et Mens. »

L’avertissement de Ri’saad se voulait affectueux, et presque paternel. S’il avait été capable de montrer son attachement pour autrui par des gestes, peut-être lui aurait-il gentiment ébouriffé les cheveux. Mais il n’en fut rien. Il fallait se contenter de ces paroles moralisatrices, sur un ton dont on pouvait déceler une forme d’amertume.

« Ne t’en fais pas, M’Ahnia, lui souffla discrètement Atahbah. Nous te faisons confiance. »

L’Impériale resta muette, préférant réfléchir aux mots à employer avant de répondre. Et que dire ? Le sujet était clos.

La tranquillité du groupe fut interrompue par l’arrivée d’un autre voyageur de passage. Lorsqu’il entra dans l’auberge, un vent froid de l’extérieur s’engouffra, faisant vaciller les flammes du feu qui brûlait au cœur de la pièce, arrachant quelques tremblements aux Khajiits. Son épaisse cape avait protégé le reste de ses vêtements de la pluie drue qui tombait au-delà des murs de bois et de pierre, et les gouttes qui s’en échappaient venaient inonder le sol. Le temps en Bordeciel était peu clément, d’une manière différente de celui d’Elsweyr.

Il alla immédiatement saluer l’aubergiste, qui l’accueillit chaleureusement en lui tendant une chope d’hydromel, sans demander de frais en échange. Un cadeau de la maison, ou cadeau d’un ami, semblait-il. Ils devaient bien se connaître.

L’Impériale se leva, quittant le cercle fermé de la caravane, et alla rejoindre les deux hommes qui discutaient paisiblement, riant de bon cœur, comme deux vieilles connaissances ravies de se retrouver. Le nouveau venu, un barde, à en juger la vièle à archet qu’il transportait soigneusement, l’ignora, et poursuivit leur discussion sans se soucier de la jeune fille qui vint à eux.

Elle le détailla du regard. C’était un homme d’âge moyen, encore assez jeune pour espérer faire le tour des auberges et se permettre de culbuter avec les femmes s’y trouvant. Un Nordique, à en croire sa stature, ainsi que ses cheveux et yeux clairs. Une grande gueule, qui forçait son rire pour que l’on prêtât attention à sa petite personne. Le genre de personne qu’elle ne pouvait que détester.

« Excusez-moi, fit-elle d’une petite voix à l’attention de l’aubergiste, qui tourna son visage souriant dans sa direction. Y aurait-il des contrats à remplir pour la châtellerie ?

– Qu’est-ce qu’une demi-portion comme toi pourrait remplir comme contrat ? railla le barde avant d’avaler cul sec sa boisson, et de faire signe au tavernier de lui en resservir une. Le jarl demande d’éliminer des bandits, des géants, de retrouver des informations sur des voleurs ou des hors-la-loi, pas d’aller cueillir des fleurs ou tresser des paniers. »

Le regard que lui adressa l’Impériale sembla le désarçonner, car il perdit un instant sa prestance, et sembla hésiter, avant de se reprendre. Peut-être ne s’était-il pas attendu à déceler une telle envie de meurtre dans le regard d’une fille aussi chétive en apparence. Sans lui répondre, elle refit face à l’aubergiste.

« Ces derniers temps, c’est plutôt calme, admit-il. Il y a bien une personne recherchée, suspectée d’avoir fui Cyrodiil… Mince, c’était quoi déjà ?

– Si tu veux parler de la voleuse de pacotille qu’ils peinent à retrouver, l’affiche est juste derrière toi, lança en plaisantant le barde.

– Merci, Keld. Tiens, regarde. »

Il lui montra une feuille jaunie, qui avait été froissée et que l’on avait tenté d’aplanir de nouveau. Un visage grossièrement dessiné, une longue liste de crimes qui étaient reprochés, un nom écrit d’une manière plutôt hasardeuse. C’était, à quelques exceptions près, la même affiche que celle qu’elle avait aperçue dans le fort, après le meurtre du soldat véreux.

« Le jarl Siddgeir nous a fait passer ça il y a quelques jours. Sinon, c’est plutôt calme dans la châtellerie ces derniers temps. Quand les Sombrages ne viennent pas semer la pagaille pour tenter de prendre la ville. »

Elle lui rendit l’avis de recherche, justifiant qu’elle n’était pas qualifiée pour un tel contrat. Le barde ricana, l’air de dire qu’il s’en doutait à peine, que ce fût hors de ses compétences. L’ignorer commençait à devenir difficile.

« En même temps, qu’est-ce qu’une Impériale comme toi fait avec des Khajiits ? Tu ferais mieux de chercher la protection de vrais hommes, comme moi. »

La jeune fille resta interdite un instant. Près de l’âtre, Ri’saad avait tourné la tête dans leur direction. Atahbah semblait inquiète de voir que la couverture n’avait pas suffi. Et l’Impériale, lentement, tourna le visage vers le barde.

« Je vous remercie de vous inquiéter pour moi, sourit-elle. Je ne faisais qu’un bout de route avec eux, mais mon voyage touche à sa fin. »

L’aubergiste s’éloigna. Appelé par Ma’dran, il avança rapidement jusqu’à lui afin de savoir ce que lui voulait le visiteur. L’Impériale en profita pour se hisser sur la pointe des pieds, et murmurer à l’oreille du Nordique imbu de lui-même.

« Mais si vous y tenez, vous pourrez me montrer comment peut me protéger un vrai homme comme vous. »

Remettant un peu de distance entre eux, elle croisa à nouveau son regard. Il parut réfléchir un instant, la jauger du regard, scrutant son visage sur lequel la peinture s’écaillait, jusqu’à ses pieds, en s’arrêtant à quelques endroits précis de son corps. Elle ne lui laissa pas le temps de répondre, et reprit :

« Si cela vous tente, faites-moi signe. Je vous rejoindrai lorsque l’auberge sera endormie. Mais gardez cela pour vous. Je n’aime pas que l’on colporte des rumeurs à mon sujet. »

Puis elle tourna les talons, revenant s’asseoir innocemment près de ses compagnons de voyage. Leurs regards curieux se tournèrent tous vers elle, tandis que le tavernier repartait, la commande notée dans un coin de sa tête. Elle balaya machinalement quelques poussières venues se loger sur sa robe, posa ses mains sur ses genoux, et afficha un air ravi.

« Ne vous en faites pas pour moi. J’ai dissipé le malentendu, il a compris que j’étais une Ohme, et non une Impériale. Mais il faudra tout de même rapidement refaire cette peinture, ou d’autres personnes pourraient confondre. »

Atahbah, la plus nerveuse des Suthay-rahts, laissa s’échapper un véritable soupir de soulagement. La main sur le cœur, elle semblait à l’écoute de ses battements qui ralentissaient peu à peu, reprenant un rythme normal. Pauvre femme. Elle endurait tant de choses à cause de ces mensonges. La jeune fille avait hâte de les quitter, et ainsi de leur permettre un train de vie moins inquiétant. Car elle le savait plus que quiconque : le comportement agressif de Ma’randru-jo, et l’angoisse permanente ou presque d’Atahbah étaient uniquement dus à sa présence et aux crimes que lui reprochaient les soldats de l’Empire. Si elle ne faisait pas partie de leur caravane, il y aurait bien moins de choses dont ils se soucieraient.

L’aubergiste revint rapidement vers eux, apportant chopes d’hydromel et plats divers, que Ma’dran avait commandés. Chacun se servit, remerciant aussi bien l’hôte que le Khajiit, et dégusta, savourant les effluves originales de la cuisine bordecéleste. Du goût de la boisson ressortaient quelques effluves de genièvres très agréables en bouche, et des épices ajoutés sur la viande pendant sa préparation enflammaient les palais. Cela n’avait rien de comparable avec la cuisine qu’ils avaient eu l’habitude de goûter en Elsweyr et en Cyrodiil, et tous affichaient un air particulièrement ravi.

« Nous avons bien mérité une bonne nuit de sommeil, ainsi que des plats chauds et consistants, après tout ce que nous avons enduré dans les montagnes, déclara Ma’dran. Dès demain, lorsque nous repartirons sur la route, nous reprendrons ce mode de vie itinérant que vous connaissez si bien.

– Une nuit, c’est déjà trop, grogna Ma’randru-jo, toujours aussi irrité et opposé aux choix faits par la tête du groupe. Ils vont nous prendre pour des chats domestiques à la solde de cette gamine.

– Ne recommence pas, soupira Khayla, bras croisés sur son armure. Nous sommes tous fatigués. Rien ne t’empêche d’aller planter ta tente dehors et de dormir sous la pluie. Mais tu seras seul, et rien ne nous dit que les villageois ne vont pas t’en empêcher. »

Il grommela de nouveau quelques mots incompréhensibles dans son dialecte, et enfonça de nouveau son museau dans sa boisson. Rejetant la tête en arrière, il vida le contenu de la chope, avant de se relever et de l’apporter au tavernier. Enfin, il prit la direction des chambres, saluant rapidement tout le monde d’un simple geste. Même le barde lui répondit amicalement.

« Nous devrions y aller nous aussi, souffla Ri’saad. Plus tôt nous irons nous coucher et plus tôt nous repartirons. »

Il n’en fallut pas plus pour que le reste du groupe ne s’activât, rangeant chacun des plats, chacune des chopes, pour les ramener à l’homme qui guettait derrière son comptoir. Ma’dran lui glissa une bourse pleine de pièces, probablement le paiement intégral pour le gîte et le couvert, que l’aubergiste s’empressa de ranger sous son comptoir, entre plusieurs bouteilles d’hydromel et de vin.

L’Impériale fut la dernière à s’engouffrer dans le couloir qui menait aux chambres. Se retournant une dernière fois, elle chercha le regard du barde, qui lui répondit par un large sourire, et un signe de main. Satisfaite, elle rejoignit Ri’saad dans la chambre qu’ils partageaient. Lorsqu’il la vit refermer l’épaisse porte de bois derrière elle, il profita du fait que nul ne pouvait les entendre pour lui parler.

« Tu ne dois pas nous attirer de problèmes, ja’khajiit. J’ignore ce que tu comptes faire de ce Nordique, mais si son cadavre est retrouvé après notre départ, les soldats vont nous mettre une prime sur la tête.

– Ne t’en fais pas. Je sais exactement ce que je fais. Et vous ne serez pas en danger. Je vous l’ai promis. »

Il acquiesça, mais elle savait très bien qu’il n’accordait que peu de crédit à sa parole dans ces moments-là. Il se coucha sans mots supplémentaires, et elle l’imita. Le Khajiit souffla sur la flamme de la petite bougie qui éclairait faiblement la chambre, et tout devint noir.

Le confort du lit était incomparable aux couches vétustes qu’il étendaient lorsqu’ils dormaient. Rien ne valait la douceur du matelas de lin rembourré de paille, ou encore la chaleur de l’édredon. L’oreiller, lui aussi épais et moelleux à souhait, accueillait parfaitement la tête, lui offrant un support confortable et un repos de qualité.

Malgré cela, l’Impériale ne put fermer l’œil. Elle attendit d’entendre les ronflements de Ri’saad, qui succombait très facilement au sommeil, avant de tirer sa propre couverture, et de se lever. Posant ses pieds nus sur le sol de pierre gelée, elle frissonna, et attrapa à l’aveugle, à travers l’obscurité de la nuit et de la pièce, ses bottes de cuir doublées de laine, qu’elle enfila une fois sortie de la pièce.

À eux six, ils remplissaient toutes les chambres du rez-de-chaussée de l’auberge. À l’extrémité du couloir où elle se trouvait désormais pouvait-on distinguer l’escalier de bois menant à l’étage. Gravissant chaque marche avec précaution, veillant à ce qu’elles ne fissent aucun bruit sous son poids, elle se rendit à l’étage. Tout comme le rez-de-chaussée, on y trouvait trois chambres, chacune fermée par une porte en bois vernis qui brillait sous les rayons de la seule lune que laissaient entrevoir les carreaux sales de la fenêtre au bout du couloir. Près de l’une d’elles, assis sur un tabouret, attendait le barde.

Il leva le nez lorsque l’Impériale parvint sur le palier. Un sourire se dessina sur son visage, et il se releva, uniquement pour ouvrir la porte de sa chambre, et lui faire signe de s’y inviter. Sans dire le moindre mot, elle l’y suivit, et retint un tremblement désagréable lorsqu’il ferma à clé la porte derrière eux.

« Personne ne pourra nous déranger, souffla-t-il à son oreille en s’approchant d’elle. Et la pierre des murs est épaisse, nul ne nous entendra.

– Vous avez l’air de bien connaître les lieux.

– C’est la vie de barde itinérant, que veux-tu, petite ? »

Elle ne releva pas. Lorsqu’il entreprit de défaire les liens de sa robe, elle le laissa faire docilement. C’était clairement ce qu’il attendait d’elle, qu’elle restât passive. L’homme semblait prendre un malin plaisir à ôter les boutons, dénouer les plis, et tout autant impatient de pouvoir contempler la peau qui se cachait sous les épaisses couches de tissu encore un peu humide. Avant que le vêtement ne glissât le long de son corps pour s’affaisser au sol, elle le poussa gentiment, jusqu’à ce qu’il s’assît – non sans douceur – sur le bord d’un des deux lits dont disposait la chambre. Les yeux clairs du barde la fixaient, avides, pressés de découvrir et posséder cette chaire nue qui viendrait s’offrir à lui.

L’Impériale laissa choir sa robe, se retrouvant uniquement vêtue de ses sommaires sous-vêtements. Sur sa cuisse gauche était nouée une boucle de cuir, à laquelle elle avait accroché la dague de fer volée aux soldats de la frontière quelques jours plus tôt en quittant le fort. Et à son cou pendait l’anneau qu’elle gardait précieusement. Le regard de l’homme fut plus attiré par ce dernier que par l’arme reflétant faiblement les lueurs de la bougie brûlant dans un coin de la pièce.

« C’est un objet de valeur ? demanda-t-il lorsqu’elle se rapprocha enfin de lui, réduisant à quelques centimètres à peine l’écart entre eux.

– Sentimentale. Peut-être marchande, mais ce serait un prix dérisoire.

– Je n’aime pas les femmes mariées aux sentiments, sourit le Nordique. Je les préfère libres de céder à leurs pulsions lorsqu’elles sont en ma présence. »

La jeune fille écarquilla les yeux, surprise et ravie à la fois par cette confidence.

« Avec grande joie, » souffla-t-elle en lui rendant son sourire.

D’un geste rapide, efficace et professionnel, elle étendit son bras gauche jusqu’au pommeau de la dague reposant sur sa cuisse. L’instant d’après, un filet de sang s’écoulait de la gorge de l’homme. Ses yeux s’ouvrirent en grand sous la surprise, et même si ses lèvres s’écartèrent, aucun son ne s’en extirpa. Il tomba sur le dos, sa tête cognant le mur, et convulsa quelques instants tandis que s’échappait de lui la dernière étincelle de vie. L’Impériale le fixa intensément pendant la courte minute d’agonie qui suivit, de la même manière que lui l’avait avidement observée quelques instants plus tôt, avec fascination.

Lorsqu’elle s’assura que l’homme était bien mort, elle étendit son corps dans le lit, dissimulant le crime, veillant à ce que quiconque n’entrât dans la pièce ne se doutât pas au premier coup d’œil que l’occupant de la chambre était mort. Elle l’avait fait tant de fois, lorsqu’elle tuait ses proies dans leur sommeil, cela relevait plus de la routine que de la minutie. Veillant à ce qu’aucune goutte de sang n’eût giclé sur sa peau, elle essuya rapidement sa lame sur les vêtements du barde, avant de remettre les siens, et de quitter silencieusement la pièce, emportant la clé avec elle après avoir fermé la porte à double tour.

Nul n’entendit le bruit de ses pas sur l’escalier de bois, encore moins à travers l’auberge. Ri’saad dormait toujours à poings fermés lorsqu’elle se faufila de nouveau dans son lit. Son crime resterait insoupçonné pendant longtemps. D’ici leur départ le lendemain, ils n’auraient aucun problème. Ils ne seraient pas en danger. Elle l’avait promis. Et cette promesse, elle la tiendrait toujours.

 

Elle fut tirée d’un sommeil sans rêve par Ri’saad, qui la poussait gentiment. Par réflexe, elle se frotta les yeux après s’être étirée, avant de se maudire d’avoir un peu plus abîmé les peintures de son visage, sous l’air amusé du vieux Suthay-raht. Il lui désigna une bassine d’eau fraîche posée sur une petite table dans un coin de la chambre.

« Atahbah arrivera bientôt pour te refaire le visage, l’informa-t-il avant de quitter les lieux. Rejoins-nous dans la grande salle pour déjeuner avant le départ lorsque tu seras prête. »

Elle acquiesça, et s’empressa de s’exécuter. Comme si l’eau claire et le pain de savon qui allait avec lui permettaient de se laver de la souillure de la nuit précédente, elle frotta vigoureusement son visage, quitte à faire rougir la peau trop tiraillée par ce mauvais traitement. Les pigments de couleur, de nouveau humidifiés, se diluèrent dans la bassine, changeant l’eau translucide en une sorte de bouillon à la couleur peu séduisante. Une bande de tissu épais aux couleurs passées lui servit à s’essuyer le visage, juste avant qu’elle n’entendît frapper à la porte.

Atahbah entra timidement, ses ingrédients dans une main, un petit bol de bois dans l’autre. Elle alla s’asseoir sur l’une des couches en attendant que l’Impériale eût fini de s’apprêter. Une fois convenablement vêtue et un minimum coiffée – au moins de sorte à dégager son visage de possibles mèches rebelles –, elle tira le petit siège jusqu’à sa camarade de caravane, et s’installa face à elle, attendant qu’elle lui peignît de nouveau le visage.

« Je tente une nouvelle recette avec ce que j’ai trouvé au marché ce matin, annonça la Suthay-raht en mélangeant minutieusement les pigments et les huiles végétales à l’aide d’un pilon qu’elle abattait dans son mortier de fortune. Je pense que ça tiendra mieux que celles faites à la frontière.

– Comment tu as appris à faire ça ? demanda la jeune fille en l’observant faire. Tu es une Suthay-raht, tu n’as pas besoin de savoir faire des peintures pour faire comprendre que tu es une Khajiite et non pas une Mer ou une Men.

– Mon petit frère était un Ohme. Alors ma mère nous a appris à faire des peintures, au cas où, en attendant qu’il soit assez grand pour pouvoir se faire tatouer le visage, s’il le désirait. Je ne pensais pas que ça me servirait un jour ! »

Elle n’avait jamais entendu parler de la famille d’Atahbah, jusqu’à cet instant précis. Elle connaissait l’histoire de la défunte épouse de Ri’saad, mais sans plus. La jeune Khajiite était la seconde de leur caravane à lui dévoiler un peu ses précédents, après sept ans passés en leur compagnie. C’était une drôle de sensation.

« Qu’est-il devenu ?

– Il a quitté la litière en disant qu’il allait devenir diplomate, être un pont liant Elsweyr aux Mens et Mers. On n’a plus jamais entendu parler de lui. Peut-être a-t-il réussi ? Mais impossible de savoir où il se trouve à l’heure actuelle.

– Je vois… »

Elle attendit en silence que la Khajiite repeignît son visage, dissimulant sous les pigments colorés aux motifs divers ses traits d’Impériale. Elle avait hâte de se débarrasser pour de bon de cette couverture. Tant qu’elle resterait auprès de la caravane, à voyager en leur compagnie, elle devrait être une Ohme. Dès qu’ils atteindraient Vendeaume, loin des soldats de la légion qui la recherchaient, elle pourrait alors laisser tomber ce masque, et vivre telle qu’elle était vraiment.

Elles rejoignirent rapidement le reste de la caravane ; les quatre autres membres les attendaient autour du feu, un bol de soupe bien fumante dans les mains de chacun. Prenant place aux côtés de Khayla et Ma’dran, Atahbah invita l’Impériale à rejoindre le tabouret laissé vide entre Ri’saad et Ma’randru-jo, à son plus grand regret. Pourtant, le Khajiit au pelage clair ne pipa mot, trop concentré sur le repas chaud qu’il se permettait d’engloutir avant la reprise du voyage. Il était étonnamment calme, et elle ne s’en plaignait pas.

L’aubergiste était, comme la veille, à sa place. La nuit, il fermait à double tour la porte d’entrée, et la rouvrait une fois à son poste. Sa femme balayait distraitement la pièce, tandis que lui s’occupait de mettre de l’ordre sur son comptoir. Sous ce dernier, à distance raisonnable de la bourse dans laquelle il rangeait l’argent que lui donnaient les clients ainsi que des bouteilles d’hydromel fraîchement importées des hydromelleries de la Brèche, une petite boîte regroupait toutes les clés des chambres vacantes. Si quelqu’un venait demander un toit pour la journée ou la nuit, il n’avait qu’à se pencher, tendre la clé et empocher les septims qu’on lui donnait.

Lorsque, une fois son repas terminé, Ma’dran vint lui apporter son bol et les trois clés des chambres que le groupe avait occupées pour la nuit, le tavernier sembla un instant confus, en constatant le contenu de sa boîte. Toutes les clés avaient été rendues, bien qu’il n’eût aperçu Keld de la matinée. Il fronça les sourcils, plissant un peu plus la peau ridée de son front, et alla interroger sa femme.

« As-tu vu Keld partir ce matin ? lui demanda-t-il discrètement. Sa clé est dans la boîte.

– Je ne crois pas, non. Il a toujours été matinal, tu le sais bien. Peut-être est-il parti au marché après l’ouverture de l’auberge ? Il reviendra te saluer, j’en suis sûre. Ce ne serait pas la première fois. »

L’Impériale avait tendu l’oreille, et épié la discussion. Comme pour entretenir le mythe, elle s’approcha d’eux, et leur fit savoir, d’une voix discrète et d’un air timide, qu’elle avait entendu des bruits de pas dans l’escalier tôt ce matin-là, peut-être à la même heure que celle de l’ouverture. Puisqu’il n’y avait qu’un occupant à l’étage cette nuit-là, ce ne pouvait qu’être lui. Cette information sembla rassurer le tavernier, qui ne se posa plus de questions.

Lorsque tous furent prêts à repartir, ils remercièrent chaleureusement leur hôte, qui leur rendit un large sourire, satisfait d’avoir pu gagner son pain lui aussi. Il semblait sincère, et c’était pour le mieux. Il arrivait que des Mens s’amusassent à faire gonfler artificiellement les prix pour tout visiteur d’ethnie étrangère, surtout pour les Argoniens, Khajiits et Elfes. Mais, par chance, pas celui-ci.

Les Khajiits chargèrent de nouveau la charrette, et l’attelèrent au cheval qui paraissait bien heureux d’avoir pu bénéficier d’une vraie nuit de repos, de foin et d’eau fraîche. Une dernière vérification de l’état de ses sabots et fers, un passage de cure-pied afin d’ôter toute trace de boue séchée qui pourrait le gêner, et le convoi repartit, quittant Helgen, sur les routes bordecélestes. L’Impériale fixa longuement la petite ville fortifiée du regard, l’observant s’éloigner toujours plus à chaque pas rythmé du cheval. La charrette secouait à droite à gauche sous le pavé, faisant se cogner les corps contre le dossier des sièges improvisés à l’arrière.

Helgen disparut rapidement derrière les arbres et les sinuosités de la route qu’ils empruntaient. Au bout du voyage se trouverait Vendeaume, ses hauts remparts bien plus imposants que ceux qu’ils venaient de quitter, d’après Ri’saad, et son climat glacial de ville du nord. Ils arriveraient en ondepluie, d’après Khayla. L’ancien acquiesça.

« En ondepluie, à Vendeaume, il pleut beaucoup. Les plantes aiment ça, et le fleuve se plaît à déborder et à inonder les demeures. Nous verrons bien ce que nous trouverons là-bas. »

Dans un silence seulement entrecoupé par le bruit des sabots et des roues de la charrette, le convoi progressa lentement sur les routes de Bordeciel.

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