Hiraeth

Chapitre 7 : Chapitre VII — La fin de l’innocence

6492 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/07/2022 15:14

Chapitre VII

La fin de l’innocence

 


Le vent fouettait, humide et froid, depuis le port de Vendeaume. Aemillia s’était longuement tenue là, enveloppée dans une cape afin de se protéger de la fraîcheur matinale, et avait guetté le départ de Rolasa. Cette dernière était arrivée à l’heure, ses quelques bagages sur le dos, et une bourse de cuir contenant la somme requise, au septim près, pendait le long de sa hanche en attendant d’être remise au capitaine. Lorsqu’elle aperçut l’Impériale, visiblement plus matinale qu’elle-même, un maigre sourire étira les lèvres de la Dunmer, gercées par la fatigue et les hivers vendeaumois qu’elle n’avait que trop connus. Cinq cent septims, et le capitaine de la Perle Ivre la conduirait jusqu’à Sombrejour. Elle y serait vers le début d’âtrefeu, à la fin de l’été ; le temps que le navire ne rentrât à Vendeaume, et que la lettre promise ne parvînt aux mains de l’Impériale, l’automne approcherait à grands pas.

Aemillia n’avait pas encore réfléchi à ce qu’elle ferait désormais. Mis à part la caravane de Ri’saad qui passerait dans les environs ponctuellement, elle n’avait plus aucune attache avec la ville. Vendeaume lui avait toujours paru terriblement austère, et cela n’allait pas en s’arrangeant. Peut-être était-il temps pour elle aussi de lever le camp, de découvrir de nouveaux horizons. Cela faisait cinq longues années, peut-être même six désormais, qu’elle s’était cachée des yeux des soldats de l’Empire ; son nom avait dû être oublié, désormais. Peut-être pourrait-elle alors quitter le territoire Sombrage, secoué comme la province toute entière par la guerre civile qui grondait çà et là. Depuis qu’Ulfric Sombrage, jarl de Vendeaume, avait assassiné le haut roi Torygg, le pays était plongé dans une révolte fratricide. Estemarche était épargnée par les affrontements, mais qui savait ce qui se passait de l’autre côté des postes de frontières ?

Les derniers adieux furent difficiles, plus pour Rolasa que pour Aemillia. La Dunmer quittait tout ce qu’elle avait connu durant le dernier siècle, ainsi que la dernière personne en qui elle avait pu placer sa confiance. L’Impériale vivait cela avec détachement. La vie était ainsi faite. Des rencontres, des séparations, parfois des retrouvailles. Elle avait plus essuyé de pertes qu’apprécié de nouvelles personnes, et il y avait bien longtemps que ses larmes s’étaient taries – quelque chose comme treize ans, elle n’était plus à un mois près. Et Rolasa était comme toutes les autres avant elle : une connaissance de passage, avec qui elle échangerait pendant un temps donné, avant que la vie ne les séparât et qu’elles ne se revissent plus jamais. Ainsi étaient faites les choses.

« Je suis heureuse d’avoir pu te rencontrer. J’espère sincèrement que tes dieux te guideront vers un glorieux avenir.

– Il en va de même pour toi, Rolasa. Naalia a eu de la chance de te connaître. Je te donnerai des nouvelles d’Aventus, lorsqu’il viendra reprendre le domaine de sa mère.

– Merci beaucoup, Aemillia. »

C’était encore et toujours une étrange sensation que d’entendre son prénom appelé par autrui. Elle s’était tant habituée au surnom de « M’Ahnia » que son véritable nom lui paraissait quelquefois étranger. Dire qu’elle avait pourtant haï ce nom khajiit, les premières semaines…

« À bord ! cria le capitaine du navire de marchand, hélant tous ses hommes afin qu’ils achevassent les préparatifs.

– Je crois bien que c’est l’heure, » murmura la Dunmer.

Les marins terminaient de charger quelques tonneaux de provisions diverses qu’ils consommeraient pendant le voyage. Toutes les marchandises prévues pour les échanges avec Sombrejour et les elfes noirs reposaient depuis un moment dans la cale, bien à l’abri de tout incident. Ne manquaient plus que les passagers, désormais.

Leurs adieux s’achevèrent ainsi. Rolasa tourna le dos à Aemillia, et embarqua. Le capitaine donna l’ordre de larguer les amarres, et la Perle Ivre débuta son long séjour sur les eaux. Remontant la rivière Yorgrim, qui bientôt rejoindrait la rivière Blanche avant de se jeter dans la mer des Fantômes, le navire se laisserait bercer par le courant et les vents. Les voiles furent rapidement étendues et, gonflées par la brise, le bateau s’éloigna peu à peu.

Aemillia attendit patiemment, debout au bout du ponton, de ne plus pouvoir distinguer le visage de Rolasa avant de tourner les talons. Emmitouflée dans sa cape, elle frissonna lorsqu’un léger coup de vent vint se glisser dans sa nuque, léchant froidement la peau et le duvet qui se hérissait. C’en était trop. Elle se hâta de regagner les hauts remparts de la ville, s’apprêtant à emprunter le chemin qui la ramènerait à l’auberge où elle profiterait encore un peu du feu de l’âtre, et peut-être d’un plat, avant d’aller chercher du travail. Ses économies lui avaient permis de tenir assez longtemps sans avoir à s’éloigner, mais bientôt sa bourse serait entièrement vide, et elle ne pourrait plus payer la chambre qu’elle occupait depuis qu’elle était arrivée dans cette ville maudite.

En plus de cela, un désagréable sentiment hantait son cœur. Elle était parvenue à le faire taire les premières fois, mais il revenait à l’assaut comme les intempéries ravageaient petit à petit, jour après jour, les hauts remparts. Une fissure s’était rapidement créée, laissant entrevoir un espoir de s’immiscer, et voilà qu’une fente permettait le passage à la pluie là où elle n’aurait jamais dû parvenir. Cette pensée était comparable à l’une de ces nombreuses gouttes. Elle avait permis à une mauvaise idée, un sale espoir, de germer, et il s’enracinait toujours plus. L’Impériale avait pourtant cru oublier tout cela. Elle l’avait, après tout, juré à Ri’saad.

Mais ce matin-là, en s’extirpant de sa couche que la fraîcheur s’apprêta à envahir sitôt les couettes tirées, la chaînette de son pendentif se brisa. Un maillon, plus fatigué que les autres, avait cédé. Et d’un simple mouvement, sans trop y prêter attention, elle avait emporté l’anneau qui logeait au creux de son cou depuis plus d’une décennie. La bague avait tinté d’un son clair, répétant sa belle mélodie à chaque rencontre qu’elle faisait avec le sol en parquet, jusqu’à terminer sa joyeuse chevauchée aérienne contre le mur, et de se taire. Elle n’avait subi aucun dommage, elle était intacte, comme au premier jour. Mais cela avait dérangé Aemillia. Sans en comprendre de suite la raison, elle avait enfoui son visage entre ses mains, et les larmes s’étaient rapidement mises à couler, ruisselant le long de sa peau, de ses joues, se mêlant parfois aux mèches un peu rebelles du réveil.

Cela ne concernait en rien le départ de Rolasa. À moins que si. Elle voulait croire que ça n’était qu’une séparation comme tant d’autres. Pourquoi pleurerait-elle pour cette Dunmer qu’elle n’avait connue que pendant cinq ans, alors qu’elle n’avait jamais versé la moindre larme en voyant la caravane lever le camp et repartir sur les routes. Elle connaissait pourtant Ri’saad et les autres depuis trois fois plus de temps. Non, Rolasa n’était qu’un prétexte pour ces larmes qui n’avaient cherché, pendant tout ce temps, qu’une opportunité de s’échapper.

Elle n’avait pas pleuré aussi sincèrement depuis treize ans. Le jour où elle avait réalisé, encore petite, qu’elle ne reverrait plus son entourage. On l’en avait éloignée le plus possible, comme pour la cacher des regards, pour rendre inatteignable ce rêve qu’elle nourrissait. Et jusqu’à ce matin du dix-huitième jour de vifazur, elle avait profondément cru que jamais plus elle ne pleurerait.

Aemillia se retourna, fixa une dernière fois de là où elle se trouvait les remous de la rivière, allant et venant, emportant avec eux les pensées des marins, celles des dockers contraints de rester sur les quais, et les désirs inaccomplis des autres allant et venant au gré des flots. Serait-elle éternellement cette écume, bercée par les vagues, amenée là où les vents et marées le voulaient ? Ou bien pourrait-elle prendre son envol, comme l’un de ces faucons volant haut dans le ciel, libres de décider s’ils poursuivaient leur voyage ou s’ils se stoppaient là pour la nuit ? Jusqu’à présent, elle ne s’était pas tellement posé la question. Aux côtés de Naalia, elle avait eu le sentiment d’avoir trouvé sa place. Finalement, être tailleuse n’était pas si mal. Le seul contact avec les lames se faisait lors de la découpe des tissus, et même si cela lui avait manqué les premiers mois, elle s’était rapidement faite à l’idée. Ne plus tuer ne l’avait plus dérangée.

Et elle s’y était tenue. Pas une fois n’avait-elle brandi son arme en direction d’un autre être vivant avec l’intention de tuer ou blesser. Elle n’avait agi que pour se défendre, et jamais cette petite dague achetée avec l’un de ses salaires n’avait goûté à du sang autre que le sien lorsqu’elle s’était blessée avec. La cicatrice était toujours là, sur le poignet, tout comme le souvenir revenait à chaque regard posé dessus. L’air paniqué de Naalia en constatant la plaie et le sang qui en coulait, et les paroles rassurantes de Rolasa tandis qu’elle diffusait son sort de guérison afin de la soigner. Elle n’avait pas pu aller jusqu’à complètement effacer la blessure, mais ce n’était pas un problème. Après tout, un agréable souvenir y était lié, et s’il y avait eu des oreilles pour l’écouter, Aemillia aurait raconté cette anecdote avec joie.

Mais cet incident, ce matin-là, avait tout changé. Comme si tous les sentiments refoulés, tout ce dégoût, cette rancœur, colère et tristesse, avaient rejailli, par la simple vision de ce petit anneau, seul fragment de mémoire auquel elle tenait plus que tout, qui s’était échappé. La maigre protestation qu’il avait émis en rencontrant le mur lui avait rappelé un appel, une voix qu’elle savait que jamais plus elle n’entendrait. Car la Famille n’était plus, elle le savait très bien. Sinon, pourquoi n’avaient-ils jamais tenté de la retrouver ? Ne valait-elle rien à leurs yeux ? Elle savait pertinemment qu’elle se trompait – au moins une personne, dans ce bas-monde, tenait à elle. Ou y avait tenu.

Le chemin jusqu’à l’auberge lui parut long, éreintant, fade. C’était un de ces jours gris, où le seul sentiment dominant était la morosité, où l’on attendait impatiemment de retourner se coucher en espérant que demain serait différent. Parfois, des petits instants de joie, de bonheur, teintaient ce gris de leurs couleurs. Des notes de rouge lui parvenaient, peut-être la chaleur de Rolasa. Mais effacées par cette domination anthracite, elles ne paraissaient que petites taches d’un rose pâle, discret et timide, qui se fondaient dans le reste. Cette journée ne s’annonçait pas aussi belle que certaines du passé révolu auquel elle rêvassait de temps à autre.

Elda l’accueillit dans un sourire. Penchée sur son comptoir, elle discutait avec un client visiblement affamé, mais plus intéressé par son décolleté que par l’assiette qu’elle lui avait servie. Ses yeux, ternis par de sombres événements qui remontaient à près de deux ans, pétillaient toujours lorsqu’ils se posaient sur la mine pâle de l’Impériale, qui savait pertinemment ce qui se cachait derrière cet air ravi. Elle lisait presque dans ses pensées.

« Enfin un rat de moins dans notre ville. Quel soulagement ! »

La Nordique devait se dire quelque chose qui ressemblait, de près ou de loin, à cela. Aemillia lui avait parlé du départ de Rolasa, plus par politesse que par réelle envie. Mais Elda était friande de potins, et cherchait avant tout ceux qui permettraient d’alimenter de plus bel ses fourneaux intérieurs, qui brûlaient bien mieux lorsqu’il y avait des ragots concernant les Dunmers à y jeter. Comme tous les Vendeaumois que la jeune femme avait côtoyés, cette aubergiste était raciste, vouant une haine sans gêne au peuple sombre. Cela avait été exacerbé par la perte de son fils, retrouvé sans vie deux ans plus tôt dans le Quartier Gris. Quelques coups et blessures parsemaient son corps, mais rien n’avait permis d’accuser formellement les elfes de ces bas-fonds ; la conclusion avait été tirée en toute hâte par sa simple présence dans les ruelles habitées par les réfugiés dunmeri. Suite à cela, Elda avait commencé à vouer une haine incomparable à ce peuple. Et rien ne saurait changer cela.

« Est-ce que tu sais s’il reste des contrats à remplir ? demanda nonchalamment Aemillia, sans donner satisfaction à l’aubergiste qui attendait la confirmation du départ de la Dunmer.

– Toujours pas de têtes mises à prix ? rit-elle doucement en se retournant afin de tirer les primes des simples requêtes entassées dans un coin du comptoir. Pourtant je n’ai que ça, le jarl ne demande pas à ce qu’on vienne lui livrer des légumes de Fort-Ivar.

– Tu n’as absolument rien ? Ni livraison, ni transport ? »

Le hochement de tête d’Elda confirma les craintes d’Aemillia. Si elle continuait à s’efforcer de tenir cette promesse faite à Ri’saad, alors elle finirait par mourir de faim très rapidement. Peut-être même plus tôt qu’elle ne le pensait. Et elle le refusait. Quitter Vendeaume devenait alors peu à peu un besoin pressant. Qu’attendait-elle ? D’être sans-le-sou ? Il fallait prendre une décision au plus vite.

« Merci quand même, souffla-t-elle en tournant les talons, poussant la lourde porte qui menait sur les rues vendeaumoises. Je te dirai si je change d’avis. »

La fraîcheur de la matinée laissait peu à peu la place à une douce chaleur enivrante. Les citoyens s’extirpaient les uns après les autres de leurs demeures, se rendant sur la place du marché, au temple, dans la boutique d’untel ou untel. Certains enfants, avec l’autorisation des adultes, jouaient au loup dans la rue proche de la maison des parents. Une petite, un panier de fleurs à la main, les regardait avec envie, avant de détourner les yeux et de retourner s’affairer. Une orpheline, ou alors la fille d’une pauvre femme qui peinait à joindre les deux bouts, et qui tentait de se faire un peu d’argent comme elle pouvait. Aemillia en avait souvent vu, des enfants comme cela. Certains finissaient dans des orphelinats – même s’il n’y en avait que très peu en Bordeciel, peut-être même qu’un, celui de Faillaise. D’autres n’avaient pas cette chance, et arpentaient les rues, survivant du mieux qu’ils pouvaient. Par chance ils étaient recueillis par des âmes charitables ou des religieux qui les traitaient du mieux qu’ils pouvaient. Les plus malheureux ne survivaient pas au premier hiver, et on les retrouvait, gelés par la neige et la peau bleutée par le froid, roulés en boule à même le sol, au petit matin.

Les pas de l’Impériale la menèrent là où son subconscient le souhaitait. Sans prendre de détour, empruntant la route la plus simple et directe, sa marche la dirigea jusqu’à une demeure qu’elle ne connaissait que trop bien. À cheval sur la rue, les vestiges de l’annexe complètement effacés, la demeure des Aretino – ou plutôt, du dernier Aretino encore en vie – se tenait là, fière comme à son habitude, mais néanmoins plus triste, maussade, que par le passé. La poussière avait dû s’accumuler depuis le temps, sans parler des toiles d’araignées. Par chance, peut-être avait-elle été épargnée par les nuisibles. Aemillia l’espérait profondément.

Deux silhouettes se tenaient sur le chemin pavé, et semblaient prises dans un début de discussion. Quelques mots parvinrent à l’Impériale, et se changèrent très vite en phrases alors qu’elle s’approchait, l’oreille tendue.

« Alors c’est vrai, ce que tout le monde dit ? »

Elle avait reconnu Grimvar Cruellemer, le fils des anciens employés de Rolasa, un gamin Nordique dont l’âge devait être sensiblement le même que celui d’Aventus. À ses côtés, sa nourrice, une Dunmer, Idesa Sadri si les souvenirs de la jeune femme étaient bons, qui gardait les bras croisés sur sa poitrine, froissant le tissu de sa robe. Ses yeux, déformés par les sourcils froncés, fixaient l’enfant. Rolasa avait déjà fait quelquefois mention d’elle. Elle avait semblé l’apprécier. Il était vrai que, malgré cet air austère, l’elfe paraissait sympathique.

« Aventus, il est en train de faire le Sacrement Noir ? Il veut appeler la Confrérie Noire ? »

Le nom fit trembler Aemillia, qui tentait tant bien que mal de dissimuler son écoute indiscrète. Aventus n’était-il pas à Faillaise, à l’Orphelinat Honorem comme il en avait été convenu ? Avait-il fui ? Non, la demeure était toujours verrouillée, aucune effraction n’avait été remarquée. C’était impossible. Et ce Sacrement…

« Oh, Grimvar, soupira la Dunmer, encore ces bêtises. »

Elle semblait lassée. Des rumeurs traînaient-elles en ville sans que l’Impériale n’en eût connaissance ?

« Non, non, bien sûr que non, renchérit-elle en posant ses poings grisâtres sur ses hanches. Ce ne sont que des histoires… »

Sa voix s’estompa dans un soupir. Peut-être ne pouvait-elle pas rivaliser face au fils de ses employeurs. Tout Dunmer installé à Vendeaume savait combien son emploi était précaire lorsqu’il était au service de Nordiques. Idesa voulait très certainement limiter les dégâts, afin de s’assurer que Grimvar ne la dénoncerait pas injustement pour la simple raison qu’elle démentait des rumeurs fantômes.

« Bon, lança le garnement aux cheveux blonds et au large sourire dont les dents, de travers, faisaient peine à voir, je vais lui demander de jouer avec moi. Il habite juste là, je vais frapper à sa porte…

– Non, mon garçon ! Attends ! ordonna de la manière la plus douce possible la nourrice en retenant du bout de ses doigts agrippés à l’épaule de l’enfant ce dernier, décidé à toquer contre l’épaisse porte de bois et de fer. Cet enfant, cette maison, ils sont maudits. »

L’inquiétude – à moins que ce ne fût une terreur prenante – était aisément perceptible dans le ton de l’elfe. Elle redoutait cette demeure sur laquelle elle posait à peine les yeux. À en voir son trépignement, ce balancement d’une jambe sur l’autre, elle était terriblement mal à l’aise. Il se devinait tout naturellement qu’elle voulait se trouver ailleurs que sous les épaisses charpentes renforcées.

« Ha, alors j’ai raison ! scanda Grimvar en haussant subitement le ton dans un cri de joie. Il essaie de faire tuer quelqu’un ! »

Idesa jeta un coup d’œil autour d’eux. Aemillia fit mine de contempler les ruelles du Quartier Gris que l’on devinait en contrebas, se penchant légèrement au-dessus des rambardes de pierre sur lesquelles s’accumulaient très vite les flocons de neige en hiver. En vifazur, en plein cœur de l’été, seules la mousse et quelques fleurs peu craintives y reposaient, poussant entre les failles que rien ne venait combler. Quelquefois, l’Impériale s’était demandé ce que cela ferait de sauter par-dessus ce muret, sans jamais oser tenter cette expérience.

« Bon, d’accord, concéda finalement l’elfe convaincue qu’on ne les entendait pas, je ne nierai pas, petit. Ce que tu as entendu est vrai. »

Vrai ? Mais jusqu’où ? Les pensées d’Aemillia semblaient s’être échappées, et avoir pris leur envol. Libérées de leurs chaînes, elles voletaient, emportées par le vent qui vint chatouiller les joues de la jeune femme, comme ces faucons aperçus un peu plus tôt.

« Mais Aventus Aretino est sur une mauvaise pente, tout ça ne peut que mal finir. »

Ainsi le fils de Naalia s’était échappé de l’orphelinat où il avait été placé, et était revenu dans la demeure familiale, pourtant condamnée. Comment y était-il rentré, difficile de le savoir, et Aemillia n’en avait pas grand-chose à faire. Non, ce qui la perturbait dans cette histoire était la présence de la Confrérie Noire. N’avait-elle pas été réduite à néant ? C’était ce qu’avaient répété les gens croisés sur sa route les dix dernières années. Les soldats de l’Empereur avaient mis à sac leurs dernières tanières, brûlé tous ce qu’ils y avaient trouvé, et exécuté chacun des membres débusqués, sous la crainte d’un attentat à la tête de l’Empire. Ne restait de la guilde d’assassins que des ruines, des cendres, et des souvenirs collectifs pour seule trace de leur existence en Tamriel.

« Assez maintenant. Ne parlons plus de cette histoire, trancha Idesa avant d’entraîner le garçon un peu plus loin dans la rue. Je suis la seule amie dont tu as besoin. »

Les deux silhouettes se firent discrètes, avalées par les ruelles et les bâtiments. Bientôt, il n’y eut plus que la jeune femme dans les environs, décontenancée par ce qu’elle avait appris et entendu. Pourquoi diable Aventus s’échinerait-il à contacter des gens qui ne vivaient plus ?

À moins qu’on ne lui eût menti.

Elle voulait en avoir le cœur net. Comme animée par une énergie nouvelle, celle de l’espoir ou quelque chose d’autre, Aemillia se rua sur la porte d’entrée – celle par laquelle elle avait pénétré pour la première fois, six ans plus tôt, dans la demeure de Naalia, celle-ci à ses côtés. Celle qui menait à cette maison dans laquelle elle avait retrouvé une nouvelle fois la chaleur d’un foyer, d’une famille, d’une mère aimante. Cette même demeure où elle avait tant adoré se rendre le soir, le temps d’un dîner, parfois veillant jusqu’à l’aurore près du feu de la cheminée. Impossible de croire qu’une telle chose se produisait là, entre ces mêmes murs, à son insu. Ces rumeurs devaient être infondées.

Bien qu’une part d’elle ne désirât terriblement que ce ne fût le contraire.

La porte était évidemment verrouillée, le contraire aurait été étonnant. Mais les serrures n’étaient plus des obstacles pour elle. Puisque certains de ses récents contrats impliquaient des entrées par effraction en pleine nuit dans la demeure d’autrui, Aemillia promenait toujours sur elle quelques crochets et un entraîneur. Cette fois-ci ne faisait pas exception ; le tout trouva rapidement sa place dans la serrure, et quelques secondes plus tard, la porte déverrouillée s’offrait à elle dans un grincement lugubre.

Aemillia adressa une prière silencieuse à destination de Naalia, où que son âme fût. Elle s’excusa longuement et sincèrement d’ainsi pénétrer dans sa demeure sans y avoir été invitée, espérant que l’esprit de sa défunte amie comprît ses intentions, et lui pardonnât. Une fois ceci fait, elle franchit le seuil d’un pas déterminé, quoiqu’un peu inquiet, et referma doucement la porte bruyante derrière elle.

L’endroit n’avait pas changé. Certes, quelques araignées avaient tissé leurs toiles çà et là, et la poussière s’était accumulée sur les marches et les boiseries des murs mais, quelque part, le parfum de Naalia perdurait. Pour peu, l’Impériale aurait cru l’entendre l’accueillir chaleureusement, comme toutes les fois précédentes. Mais il n’y avait désormais plus que du vide, de la saleté, et une maigre voix, perceptible bien que discrète. Elle se hâta de gravir les marches de l’escalier de bois, et se retrouva dans l’entrée de l’étage, dénuée de la plupart de ses meubles. Une commode de bois avait survécu, et faisait peine à voir, avec sa corbeille vide de fruits, et ses tiroirs entrouverts. Quelques bouteilles vides de vin alto gisaient pêle-mêle à-même le parquet. Et un chandelier fait à partir de cornes de mammouths éclairait faiblement l’endroit. Elle sentit son cœur se serrer.

Le salon ne se portait guère mieux. La cheminée, éteinte depuis des mois et encore couverte de suie et de cendres, semblait sur le point de s’affaisser. Plusieurs bûches sèches traînaient dans les environs, laissées là avant d’être consumées. Quelques paniers tressés tenaient encore bon, fièrement dressés et appuyés contre le mur voisin, tandis que d’autres, couchés, montraient qu’ils avaient déclaré forfait bien des lunes auparavant. Comment était-ce possible que tout se fût ainsi dégradé aussi vite ? C’était comme si Naalia était partie la veille, le mobilier n’aurait jamais pu s’abîmer autant en peu de temps. Cela ne faisait que sept mois !

Une voix frêle, fatiguée d’avoir répété inlassablement les mêmes paroles, la tira de ses pensées. Elle reconnut Aventus, qu’elle retrouva agenouillé dans la pièce voisine, sa chambre, toute aussi dévastée que le reste de la demeure. Penché au-dessus de quelque chose qu’elle distinguait difficilement, il entonna une nouvelle fois sa prière.

« Mère adorée, Mère adorée, envoyez-moi votre enfant, car les péchés des indignes doivent être lavés dans le sang et la peur. »

Il agitait inlassablement son bras de haut en bas, abattant une dague en direction du sol. Une fois suffisamment proche, l’Impériale comprit de quoi il s’agissait. Un squelette entier, intact, gisait devant l’enfant. Un cœur humain et quelques morceaux de chair, desquels émanait une odeur nauséabonde, se trouvaient à ses côtés. Cette effigie humaine était encerclée par d’innombrables bougies, toutes allumées et brûlant avec la même intensité. Enfin, sur un livre abîmé par les intempéries reposait un petit bouquet de fleurs – des obscurcines.

Aventus réalisait bel et bien le Sacrement Noir. Et il semblait plus que déterminé.

Il sembla s’effondrer, l’espace d’un instant, murmurant dans un soupir combien il était fatigué. Il parut prêt à arrêter, même temporairement, ce rituel qu’il avait visiblement réalisé des dizaines et dizaines de fois, encore et encore, dans l’attente de la venue de quelqu’un. Mais personne n’était venu. Personne, car la Confrérie n’était plus. Sinon, pourquoi attendait-il là ? Pourquoi nul n’avait répondu à ses appels ?

Aemillia fit un pas de plus – un pas de trop. Une latte de parquet craqua sous la semelle de sa botte. Le bruit fit immédiatement réagir le fils de Naalia, qui se tourna vers elle, les yeux pétillants de joie.

« Vous voilà enfin ! scanda-t-il, au comble du ravissement. Je savais que quelqu’un viendrait ! »

L’Impériale ne sut que répondre. Il ne l’avait pas reconnue. Il ne la reconnaissait pas. Elle qui l’avait pourtant vu grandir, jouer et rire, aux côtés de son adorable mère. Après toutes ces soirées passées ensemble, avec Rolasa, à dîner, rire et jouer. Aventus ignorait complètement qui était cette personne qui se tenait là, devant lui, à visage découvert.

« Ça a marché ! reprit l’enfant, comme s’il célébrait seul sa victoire. Je savais que quelqu’un viendrait, je le savais ! »

Commençait-il à devenir fou ? Poignarder cette effigie encore et encore, pendant des jours entiers, sans se sustenter suffisamment ni se reposer assez avait altéré ses capacités cognitives – Aemillia le craignait. Comment pourrait-elle s’adresser alors à Naalia dans ses pensées si elle ne parvenait à excuser ce qu’était devenu son fils ? Elle espérait que le petit pouvait encore être sauvé…

« J’ai fait le Sacrement Noir des centaines de fois, fit Aventus en se redressant, regardant Aemillia avec de grands yeux fatigués. Avec le corps, et les… machins. Et vous voilà ! »

Il exécuta un petit saut de joie, avant de reprendre un air plus sobre, trahissant toujours plus l’exténuation de son corps.

« Un assassin de la Confrérie Noire !

– Petit, interrompit l’Impériale, avançant sa main dans sa direction comme si un contact physique pouvait le ramener sur Nirn, ce n’est pas…

– Ça a pris tellement de temps, lâcha-t-il. Beaucoup trop de temps. Mais maintenant que vous êtes là, vous pouvez accepter mon contrat. »

Le sang d’Aemillia se figea dans ses veines. Son cœur battait, cognait, dans sa poitrine. Tout cela ne lui inspirait rien de bon…

« Ma maman, elle est… morte, annonça Aventus, une larme à l’œil. Je… je suis tout seul maintenant, alors ils m’ont envoyé dans cet horrible Orphelinat, Honorem. »

Mais je sais déjà tout ça, pensa la jeune femme. Tu ne me reconnais donc vraiment pas ?

« La directrice est un démon cruel. Ils l’appellent Grelod la Douce, mais elle n’est pas douce du tout. Elle est horrible avec nous. »

Maintenant qu’elle y pensait, Aemillia n’avait pas aperçu le petit chat domestique auquel Naalia tenait tant, et qu’Aventus câlinait sans relâche jusqu’à l’épuisement. Elle était pourtant certaine qu’il l’avait emmené avec lui à l’orphelinat, où on lui avait promis qu’il pourrait le garder…

« Je me suis enfui et je suis revenu à la maison. C’est là que j’ai fait le Sacrement Noir. Vous êtes là maintenant ! Vous allez tuer Grelod la Douce ! »

Sa demande était si pressante, son ton si déchirant… Quoi qu’il eût vécu là-bas, cela l’avait visiblement traumatisé. Elle avait toujours connu Aventus obéissant et docile – savoir qu’il avait fui, sans argent ni moyen de se défendre, ne lui inspirait rien de bon. Ce devait être horrible pour qu’il en vînt à une telle finalité…

Était-ce par respect envers Naalia, ou bien par pure envie d’ôter la vie d’autrui de ses propres mains ? Aemillia l’ignorait. Mais elle se retrouva à acquiescer, presque contre son gré.

« Je m’en occupe, j’irai la tuer, lui dit-elle d’un ton doux, presque maternel. Et tu n’auras plus rien à craindre.

– Faites vite, pitié, implora l’enfant, les yeux embués de larmes. Franchement, c’est un peu triste ici tout seul. Même si je déteste Honorem, mes amis me manquent…

– Une fois Grelod morte, tu me promets que tu retourneras à l’orphelinat, d’accord ? Là-bas, on s’occupera vraiment de toi, jusqu’à ce que tu puisses revenir ici pour de vrai, pas en douce. Tes amis seront heureux de te revoir. Tu veux bien me promettre ça ? »

Aventus acquiesça en reniflant, avant d’afficher un large sourire. Cela sembla lui redonner de l’espoir. Tant mieux. Mais un sentiment dérangeait Aemillia. Que deviendrait-il, le temps qu’elle exécutât la tâche et lui annonçât qu’il pouvait revenir ? Il ne pouvait s’occuper de lui-même, il n’avait ni argent ni nourrice. Avec Rolasa partie, plus personne ne semblait se soucier de lui. Même les autres Vendeaumois fermaient les yeux, ignorant le triste sort du fils de la tailleuse qu’ils avaient tous salué avec joie les années passées. C’était indécent.

La colère commençait à la gagner. Petit à petit, insidieusement, elle s’immisçait et se faufilait là où elle n’était pas la bienvenue. Elle briserait sa promesse, juste cette fois. Ri’saad n’en saurait rien – il ne se rendait jamais à Faillaise, et aucune rumeur ne parviendrait jusqu’à ses oreilles. Exceptionnellement, juste pour Aventus, pour Naalia, elle romprait le serment. Elle irait tuer cette femme, et tout redeviendrait comme avant.

Elle échangea encore quelques mots avec l’enfant, lui faisant promettre tout et rien – de se reposer, d’aller chercher de l’aide, de jeter cette effigie qui ne servait plus à rien. Il acquiesça, buvant chacune de ses paroles. Mais lorsqu’elle aborda le sujet du chat, sa mine se renfrogna. Les yeux se baignèrent à nouveau de larmes, qui se mirent à ruisseler. Et dans des gémissements déchirants, il lui expliqua tout. Comment il avait été reçu là-bas, par une vieille dame souriante et sympathique qui, dès que les soldats de l’escorte eurent tourné le dos, s’était changée en démon. Comment cette harfreuse à l’apparence humaine l’avait battu, humilié, du lever au coucher. Et surtout, comment elle avait ôté au chat sa vie, de ses propres mains, hurlant que ce genre de nuisibles n’avait pas sa place dans cet orphelinat. Aventus n’avait même pas pu offrir de décentes funérailles à son dernier héritage de sa mère – le corps du pauvre animal avait fini dans le canal, jeté par la fenêtre.

Aemillia ne sut comment réagir. Les seules paroles qui lui vinrent naturellement furent fades, impersonnelles. « Je suis désolée pour ta perte. Ça a dû être horrible. Il est mieux là où il est désormais. Il a été heureux à tes côtés. » En tapotant l’épaule de l’enfant en pleurs, elle répétait ces formules toutes faites entendues maintes et maintes fois, comme si cela allait sincèrement consoler le pauvre Aventus.

Elle le quitta une fois les larmes taries. Exténué, l’enfant prit tout juste la peine de fermer à double tour la porte derrière elle. N’ayant plus aucun impératif, elle retourna à l’auberge. L’heure du déjeuner approchait, Elda aurait alors peut-être plus de clients. Son auberge était une bonne adresse pour les âmes affamées, il n’était pas rare d’y retrouver parfois plus d’individus que de sièges. Mais ce jour-ci, la fréquentation était basse, et Elda semblait terriblement s’ennuyer. Ce fut tout naturellement qu’elle attira l’attention de l’Impériale afin de discuter. Et lorsque la jeune femme lui fit savoir qu’elle quittait Vendeaume, la Nordique écarquilla les yeux.

« Pour combien de temps tu partirais ? Ne me dis pas que tu t’en vas pour ne jamais revenir !

–  Une quinzaine de jours, tout au plus. Ce sera suffisant pour le contrat qu’on m’a confié.

– C’est rare que des contrats t’envoient loin aussi longtemps.

– Peut-être. Mais il faut bien gagner sa vie. »

La discussion se poursuivit sans trop d’intérêt. Fatiguée de tenir le crachoir de la Nordique, Aemillia se dirigea dans sa chambre, et la rangea rapidement, ne glissant dans son vieux sac de tissu rapiécé que le plus important. Sa dague, une tenue de rechange, son argent, quelques bijoux qu’elle revendrait à Faillaise ou sur son trajet. L’anneau pendait à son cou, de sa chaînette réparée de justesse. Il lui faudrait la faire décemment réajuster par un joaillier ou un forgeron, ou bien s’en procurer une nouvelle. Puis, une fois les préparatifs terminés et la porte verrouillée à double tour, elle redescendit les marches, s’arrêta face à Elda, et lui tendit l’équivalent de quinze jours de loyer – trois cent soixante-quinze septims.

« Si je pars plus longtemps, je comblerai le manque à mon retour. Si je ne suis pas revenue dans un mois, tu as l’autorisation d’enfoncer la porte et de revendre mes biens pour compenser. »

La Nordique acquiesça. Aemillia savait qu’elle donnerait tout de même la chambre à un voyageur en son absence. Les affaires étaient les affaires, et elle vivait de ses prix outrageusement élevés, mais qui trouvaient preneurs. En six ans, jamais elle n’avait fait de réduction à Aemillia. Il avait toujours fallu payer vingt-cinq septims par nuit. Et la jeune femme avait toujours payé, en temps et en heure.

Il lui resta assez pour acheter quelques provisions pour le voyage sur le marché, ainsi qu’un cheval qu’elle revendrait dès son retour auprès des écuries. Ses économies avaient pris un sacré coup, mais elle se referait assurément – il lui faudrait peut-être du temps pour cela cependant.

Cinq ou six jours de voyage la séparait de sa destination. Le cœur battant, elle enfourcha sa monture. Les Khajiits lui firent des mouvements de la main, lui souhaitant un bon départ. Elle avait omis la vérité – c’était bien un contrat qui l’emmenait à Faillaise, mais ils ignoraient le type de ce dernier. Ri’saad ne sembla même pas douter d’elle. C’était pour le mieux.

Le voyage s’annonçait terriblement long, avec la solitude et la brise pour seule compagnie…

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