Hiraeth

Chapitre 8 : Chapitre VIII — La harpie de l’orphelinat Honorem

6858 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 17/08/2022 22:06

Chapitre VIII

La harpie de l’orphelinat Honorem

 


Passés les six jours de chevauchée à travers les zones montagneuses de l’est de Bordeciel, Aemillia parvint exténuée à Faillaise – peut-être même plus que sa monture, un hongre bai cerise auquel elle n’avait pas jugé donner de nom ou de surnom. Malgré l’étude consciencieuse de la carte qu’elle s’était procurée, elle ne s’était aucunement attendue à affronter autant de montées et descentes, le terrain terriblement pentu des premiers jours ayant douloureusement fait travailler son corps entier. D’autant plus qu’il lui avait fallu ruser afin d’éviter les quelques ours et loups qu’elle avait aperçus à travers les bois, et qui pouvaient à tout moment décider de l’attaquer afin d’en faire un dîner.

À terme, apercevoir les abords du bourg de Pierre-de-Shor lui avait assuré au moins une nuit de repos – bien que l’auberge qui jadis abritait les gens de passage eût été détruite bien des années auparavant ; un couple de mineurs, incapable de poursuivre ses activités à cause d’une invasion de la mine par des givrépeires, lui avait agréablement offert le gîte et le couvert, sans rien demander en retour. N’était-ce que le temps d’une nuit, elle avait pu décemment se ressourcer, et le reste du voyage se fit sans encombre. Certes, il lui avait fallu quitter la route pavée et traverser les sous-bois de la Brèche lorsqu’elle s’approcha d’un fort – on lui apprit par la suite qu’il s’agissait du fort Tiremuraille, qui fut autrefois un village à ce qu’on racontait – peuplé par des bandits, mais elle parvint sans plus de détour aux écuries faillaisiennes.

Ces dernières faisaient de la peine à voir, et témoignaient du piteux état dans lequel se trouvait la ville dans son ensemble. D’après les rumeurs, Faillaise n’était rien de plus qu’un amalgame de corruptions, mensonges et traîtrises, aussi bien par les souverains que par les habitants eux-mêmes. Le cadre était idéal pour les affaires de la guilde qui y œuvrait, celle des Voleurs, et l’Impériale tâchait de veiller sur ses biens, par peur de les voir dérobés par l’un de ces rats. S’aventuraient-ils hors des remparts, ou bien préféraient-ils y rester enfermés, sous la sécurité de pierres délimitant leur périmètre d’action ? Elle l’ignorait, mais savait pertinemment que ça n’était qu’une question de temps avant de le découvrir.

Une demeure de bois et de tuiles se dressait péniblement tout juste sur la droite de la porte d’entrée vers la ville maudite où il lui faudrait tôt ou tard mettre les pieds. Quelques trous dans la toiture montraient le degré de pauvreté dans laquelle se traînaient les habitants des environs – un comble, pour la capitale de la châtellerie. Et un vieux Nordique, aux cheveux poivre et sel, à l’air renfrogné et à la corpulence trahissant la force brute qu’elle pouvait contenir, la dévisageait d’un sale regard. Comme s’il analysait le moindre comportement, le moindre mouvement, il gardait son dos collé à la poutre de l’écurie mitoyenne à la demeure, et fixait Aemillia et sa monture. Devinait-il le poids des faits qui lui étaient reprochés, et dont elle avait fui la sentence ? Quelque part, elle commençait à croire que oui.

« Bonjour, salua-t-elle malgré tout, stoppant son cheval à distance de l’homme. Êtes-vous en charge de ces écuries ?

– Vous voulez laisser vot’ cheval, c’est ça ? »

Il allait droit au but, et c’était pour le mieux. Elle n’aurait ainsi pas à s’embarrasser de paroles superflues. Sans trop de cérémonies, elle expliqua brièvement qu’elle resterait à Faillaise quelques jours, et souhaitait laisser son cheval en pension le temps de son séjour. L’homme, qui se présenta sous le nom peu commun de Hofgrir Casse-Monture, ne posa pas plus de questions, et mena le hongre à sa nouvelle demeure, une fois qu’Aemillia en fut descendue. Elle paya une avance, non sans grimacer en constatant le prix que réclamait le Nordique, et fit ses adieux à l’équidé qui la dévisagea d’un air hautain en tirant légèrement sur le licol, renâclant bruyamment.

Contournant alors la charrette sur laquelle un homme guettait de possibles clients – y avoir recours lui aurait épargné un voyage fatiguant et coûteux, mais les convois prenaient nettement plus de temps pour se rendre à destination –, l’Impériale se retrouva face à une grande porte de bois encastrée dans une tour de guet de pierre. À son pied, deux gardes surveillaient le passage des voyageurs qui entraient et sortaient de Faillaise. L’un d’eux, voyant qu’elle avançait d’un pas décidé jusqu’à eux, lui fit un signe afin qu’elle se stoppât. Son casque de métal reflétait les timides rayons du soleil qui perçait la brume planant au-dessus de leurs têtes.

« Avant de vous laisser entrer à Faillaise, vous devez payer une taxe de voyageur, lança le soldat d’une voix rauque, les bras croisés sur son torse.

– Une taxe de voyageur ? répéta Aemillia, sur la défensive. À quoi elle sert ?

– À vous octroyer le privilège d’entrer dans la ville. Ça vous va, comme réponse ?

– Parce que vous faites payer l’entrée de votre ville aux visiteurs ? répliqua la jeune femme en croisant à son tour ses avant-bras sur sa poitrine, exprimant clairement sa réserve face à cette annonce.

– Avec tous les brigands, nous préférons ne pas prendre de risque.

– Si vous voulez mon avis, ça ressemble plus à une escroquerie. Votre solde ne vous suffit pas, vous extorquez les honnêtes gens que le travail envoie dans la cité ? Vous devriez avoir honte. »

Elle croisa le regard mauvais du soldat. Ses yeux roulèrent en direction de son acolyte qui ne pipa mot, et détourna presque le visage. Il lâcha un soupir, puis se pencha légèrement dans sa direction, lui intimant de baisser le ton, probablement par crainte d’être entendu par des supérieurs quant à ses actions d’escroquerie à peine dissimulées et cautionnées par son camarade.

« D’accord, d’accord, je vous ferai passer, souffla-t-il, sa voix trahissant son irritation. Mais vous ne vous en tirerez pas aussi bien la prochaine fois. »

Il tourna les talons, le temps d’ouvrir la porte verrouillée, et lui permit de traverser la porte tout juste ouverte pour qu’elle se glissât entre les battants. Aemillia sentit la main du soldat esquisser un mouvement près d’elle et manquer de la toucher – un pas de côté lui permit d’esquiver et de s’engouffrer. Était-ce une maladresse de l’homme ou bien une réelle volonté d’abuser de la situation, elle l’ignorait, et préférait croire à la première supposition, bien qu’une part d’elle insistât que c’était plutôt le cas de la seconde. Quoi qu’il en fût, son réflexe lui évita une énième mésaventure. Que serait-elle devenue si elle avait fait du raffut dès son arrivée dans la ville ? Même si, à y réfléchir, en refusant de payer la « taxe » et en tenant tête au soldat, elle aurait pu être remarquée bien assez vite.

Heureusement que la Brèche se situait du côté des Sombrages dans cette guerre civile ; les soldats ne mèneraient pas leurs recherches – les avis ne devaient pas même y être transmis – et ne pourraient l’y trouver. Tant mieux pour elle, tant pis pour eux. Tant qu’elle restait cachée, hors de leurs frontières, tout irait pour le mieux. Ne venait-elle pas de vivre pendant cinq ans hors de leur portée ? Cette constatation la rassurait quelque peu.

Il était difficile de décrire la ville qui s’étendait sous ses yeux sans employer de mots à connotation péjorative. Dès l’entrée, l’air était lourd, pesant, et la brume n’y était pour rien. De larges maisons aux structures boisées consolidées par de la pierre au rez-de-chaussée et de la chaux pour l’étage – bien que certaines autres eussent été placardées de lattes de bois sombre sur leur façade supérieure – écrasaient l’Impériale, et le regard d’un homme vêtu d’une armure lourde en fer, et dans le dos duquel trônait une hache d’armes, accolé à l’un des piliers soutenant les balcons des demeures n’arrangeait rien. Un chemin de pierres pavées s’étendait jusqu’à un ponton et un pont de bois, plus bas dans la rue, et sur les bords quelques herbes et plantes vivaces perçaient la terre sèche pour s’y faire une place.

Elle traversa cette première rue, qui faisait un pitoyable accueil aux nouveaux venus qui mettaient le pied à Faillaise, et parvint jusqu’au ponton en faisant de son mieux pour ignorer les regards des riverains qui scrutaient cette Impériale fraîchement arrivée sur leur territoire. Était-ce son sac rapiécé de toutes parts comportant son peu d’affaires de rechange, ou bien juste son accoutrement de civile dénuée d’armes et armures qui les intriguait autant ? Elle préférait ne pas obtenir de réponse à cette question.

Quoi qu’il en fût, le pont lui permit de traverser le canal, retenu par deux écluses, qui scindait la ville en deux, et elle constata, juste en face d’elle, une auberge, facilement identifiable grâce à l’enseigne de bois qui pendait au-dessus de la porte d’entrée. Le chemin se poursuivait autant sur la gauche que sur la droite ; d’un côté distinguait-elle ce qui ressemblait à une place du marché, où étals et commerçants remplissaient l’espace, tandis que l’autre se terminait visiblement dans un cul-de-sac, où seules quelques demeures se dressaient. Elle choisit, au lieu de poursuivre son exploration, de pénétrer dans la taverne, où elle espérait pouvoir se procurer une chambre le temps de son séjour. Aemillia avait eu tout le temps de réfléchir à la marche à suivre, et elle n’aurait besoin que de trois jours pour mener à bien sa mission. Observer, agir, brouiller les pistes et repartir. Un véritable jeu d’enfant.

« Bienvenue au Dard de l’abeille, » accueillit une voix grinçante qui provenait de la gorge d’un Argonien aux écailles vert foncé, et dont les yeux jaunes fixaient l’Impériale.

Le commerçant se trouvait non loin de l’entrée, et n’avait pas manqué de remarquer la porte s’ouvrant, et une nouvelle tête pénétrant au sein de son établissement. Aemillia se sentit tout autant oppressée à l’intérieur qu’à l’extérieur, convaincue que quelqu’un ici savait qui elle était et ce qu’elle était venue faire. Refusant de se laisser gagner par la paranoïa, elle hocha la tête afin de rendre cette salutation à son hôte, et avança jusqu’au comptoir, où patientait une Argonienne dont le corps, recouvert d’écailles blanchâtres, était parsemé de noir ici et là.

Tout le long de sa traversée de l’entrée du bâtiment, elle sentit les regards des habitués qui y rôdaient. Une femme vêtue d’une armure de cuir sombre et légère adoptait un air mauvais tandis qu’elle la fixait. Un duo déjeunait tranquillement à une table – lui portait des vêtements de bonne facture, et elle revêtait une armure de métal doublée de peaux, de même qu’un marteau de guerre reposait à portée de main, près d’elle. Enfin, un vieux noble à en juger la prestance de sa tenue et la brillance de l’épée de verre qu’il gardait à sa ceinture, buvait paisiblement une choppe d’hydromel – Aemillia avait entendu dire que Faillaise était réputée pour la qualité de sa production – en l’agrémentant d’amuse-gueules. Tous étaient de race humaine ; Nordiques, pour la plupart, mais elle devinait à certains des origines brétonnes ou impériales, à en distinguer leurs traits et leur complexion.

« Que voulez-vous ? »

L’Argonienne aux écailles blanches tira l’Impériale de ses pensées, la ramenant en un instant au lieu où elle se tenait. Sur le comptoir traînaient un fût d’hydromel, quelques choppes et marchandises. Une meule de fromage entamée gardait jalousement son couteau près d’elle, tandis que d’autres l’enviaient juste à côté. Les aubergistes devaient sûrement casser un peu la croûte ainsi, pendant leur service.

« Je souhaiterais louer une chambre, s’il vous plaît. Je reste deux nuits dans les environs, est-ce que vous avez de la place pour moi ?

– C’est dix septims la nuit, annonça l’aubergiste en posant ses coudes sur le comptoir, et en se penchant légèrement dans sa direction. Payez, et la chambre est à vous. »

Aemillia resta un instant immobile. C’était quinze septims de moins que ce qu’elle payait à Elda. Et dire que rien ne justifiait une telle différence de prix… La Nordique n’échapperait pas à une confrontation, à son retour.

« Voilà pour vous. Merci beaucoup, » sourit la jeune femme en déposant la somme demandée sur le comptoir.

La tavernière empocha l’argent, fit un signe à son acolyte, très certainement pour le prévenir qu’elle emmenait la cliente dans sa chambre, et contourna le comptoir, sans se presser. Aemillia la suivit, retournant sur ses pas, jusqu’à emprunter un escalier dissimulé derrière un mur, non loin de la porte par laquelle elle était entrée dans l’auberge. Par chance, cette fois-ci, aucun visage ne se tourna dans sa direction – tout du moins, elle en eut l’impression. Dans l’interstice qui séparait chaque marche de l’escalier de bois – qui relevait plus de l’échelle couchée que de l’escalier, pour être honnête – elle distingua un autre, similaire, dans le sens opposé et qui donnait accès à la cave. Enfin, quelques tonneaux probablement remplis de légumes ou condiments patientaient là, avant que leur contenu ne fût consommé.

Le palier était sommaire, morne. Les murs de chaux, vaguement décorés de lattes de bois jusqu’à la hauteur du genou, délimitaient les quatre remparts du bâtiment ; ceux qui cloisonnaient les pièces étaient uniquement faits de bois, aussi soigné pût-il être. Un chandelier en défenses de mammouth éclairait timidement les environs, et un tapis aux couleurs passées invitait passivement les clients à se rendre dans leurs chambres. L’accès à la pièce centrale de l’étage se faisait en passant sous une arche aux épaisses poutres boisées, visiblement la partie la plus résistante de cette demeure. Et depuis cette salle où gisait sur le sol une peau de bête et quelques chandeliers, en plus de décorations murales d’un goût douteux et d’une vue imprenable sur les combles, pouvait-on accéder à quatre autres pièces, chacune à la porte fermée. L’une devait assurément être celle des propriétaires, si bien qu’Aemillia réalisa combien elle avait de la chance d’être tombée sur la dernière chambre vide en constatant deux individus qui quittaient les autres pièces pour se rendre à l’étage inférieur, et peut-être quitter l’auberge.

« Voilà, c’est celle-là, l’informa l’Argonienne en tirant une clé de son trousseau, et en déverrouillant la porte grâce à celle-ci, avant de la tendre à l’Impériale. Si vous avez besoin d’autre chose, faites-moi signe, ou bien demandez à Talen-Jei.

– Merci, madame.

– Appelez-moi Keerava. Sauf si ça vous répugne de prononcer un nom argonien. »

Sans plus de cérémonies ni même attendre une réponse, et sur cette pique acerbe, la femme tourna les talons et retourna à son poste, laissant une Aemillia déstabilisée seule dans cette pièce ridiculement petite. Pour toute décoration trônait une guirlande de houx tressé, au-dessus du lit. Mais au mieux, la pièce mesurait dans les six mètres carrés, et cet espace au sol permettait tout juste de disposer d’un lit en piètre état, et d’une chaise qui n’avait rien à lui envier. De la paille de la couche, qui faisait office de matelas, s’était échappée du cadre, et jonchait le sol. Au moins, cela cachait quelque peu les trous dans le parquet, à travers lesquels pouvait-on distinguer la lumière et les bruits de l’étage inférieur. Le lit devait, à peu de choses près, se trouver juste au-dessus du comptoir. Il grinça d’ailleurs lorsque la jeune femme vint s’y asseoir afin d’en estimer le confort – manque de chance, ce devait être une des pires couches sur lesquelles il lui faudrait dormir.

Surplombant sa tête, d’épaisses poutres de bois permettaient au toit de tenir. Elle en distinguait la structure, étonamment robuste, malgré la vétusté de l’auberge. Parce que les propriétaires étaient un couple d’Argoniens – étaient-ils frère et sœur ? mari et femme ? – leur clientèle devait être rare. Et dans cette ville de voleurs, il devait être courant de voir des affaires disparaître, comme de l’argent ou des bijoux. En parlant de ça, elle se souvint qu’il lui en restait plusieurs à revendre. Quelqu’un avait proposé une belle somme contre deux bagues à Pierre-de-Shor, probablement un amant préparant ses fiançailles, et cela lui avait permis de remplir un peu mieux sa bourse. Mais il valait mieux être prudente, et se faire rapidement de l’argent avec ce qu’elle avait, au moins pour se nourrir, et rentrer chez elle. Car entre la chambre d’auberge, les écuries pour le cheval et les repas qu’elle aurait à ingurgiter pour rester en forme, elle serait rapidement sans le sou. Et cela lui déplaisait.

Elle n’avait plus qu’à se mettre au travail, alors. D’abord observer sa cible et ses environs, afin de pouvoir agir en toute discrétion. Puis passer à l’acte. Un jour lui suffisait amplement, mais elle voulait prévoir large, et ne pas adopter de conduite suspecte. Les soldats auraient tôt fait de comprendre que cette voyageuse de passage était celle ayant assassiné la directrice de l’orphelinat. Elle ne voulait pas prendre le risque que les Sombrages affichassent son portrait chez eux aussi. Et si un contrat devait la mener dans la Brèche, elle préférait ne pas avoir à esquiver les gardes et points de contrôle telle une criminelle – certes, elle en était une, mais tout de même.

La petite clé de métal, au toucher froid et irrégulier, gisait dans sa main, attendait de lui devenir utile. Aemillia savait très bien que dans cette ville où rôdaient voleurs et criminels, les serrures n’étaient pas un frein. Même si elle verrouillait sa porte, des mains habiles viendraient l’ouvrir avec leurs outils. Elle le savait bien, elle le pratiquait elle aussi, après tout.

Elle garda sur elle toutes ses affaires, bien au chaud dans son baluchon abîmé, et ferma malgré tout la chambre. L’escalier grinça sous son pied mal assuré, et elle se faufila hors de l’auberge sans attirer plus l’attention. La fraîcheur humide l’assaillit sitôt eut-elle posé le pied hors du bâtiment, et cela n’était pas pour lui déplaire. Il y avait, pour elle, quelque chose de satisfaisant à inspirer un air frais après être restée trop longtemps confinée dans un espace hostile. Malgré le bel été, Faillaise semblait recouverte d’un voile automnal apportant avec lui les températures et le temps qui allait avec. Sentir ce froid se glisser en elle, ruisseler le long des parois nasales puis couler dans la gorge jusqu’à atteindre les poumons – tel était un de ces plaisirs apportés par la saison des pluies que l’été avait momentanément laissée s’installer pour quelques jours.

La sortie sud de l’auberge débouchait sur une place du marché délaissée par les potentiels acheteurs, probablement peu enclins à quitter leurs demeures par ce temps morose. Les vendeurs, chacun à son échoppe, patientaient, sans grande conviction. L’auvent boisé de leurs étals s’étirait comme pour les protéger de toute averse impromptue, ainsi que leur marchandise, que certains surveillaient avec plus de vigilance que d’autres. Une vendeuse de viande, un marchand de légumes, un bijoutier… Il y avait de tout, pour toutes les races. Aemillia constata, dans le même temps, que les Argoniens étaient bel et bien autorisés à vivre dans la ville et ses remparts, contrairement à Vendeaume. Mais il fallait encore qu’on lui prouvât qu’ils étaient reçus comme n’importe quel Men où qu’ils allassent, ce qui était moins sûr.

Évitant de se mêler au marché délimité par un muret de pierre de forme circulaire, donnant cette forme singulière à l’espace de commerçants, l’Impériale le longea par la droite, et resta un instant saisie par la chaleur s’échappant de la fournaise du forgeron, lequel battait le fer encore chaud juste à côté sur une enclume qui devait peser au moins le quintuple du Nordique au vu de son épaisseur. Happée par le travail de l’homme sur le métal, elle le fixait du regard, figée sur place. Les flammes de la forge éclaboussaient son visage de lumière dorée, couleur rare qui dénotait de ce paysage aux tons sombres et froids. Comme ensorcelée par ce spectacle dont elle ne pouvait se lasser, elle esquissa un geste, tendant légèrement sa main vers les braises rougeoyantes et les feux ondulants qui avaient toujours attisé sa curiosité étant enfant, et continuait de la fasciner bien des années plus tard. Le feu purificateur, le feu salvateur. Si elle le tenait au creux de sa main, plus rien ne pourrait l’entraver, elle s’extirperait de cette cage où elle se sentait retenue, et retrouverait un foyer pouvant nourrir la passion qui croissait en elle…

« Vous êtes là pour admirer Balimund réaliser des miracles avec l’acier, hein ? »

La voix rieuse du forgeron l’extirpa de cette rêverie diurne, à son plus grand regret. Elle cligna plusieurs fois des yeux, secoua légèrement la tête, comme pour se reprendre, avant de réaliser qu’elle s’était complètement abandonnée à ses pensées, et devait se reprendre. Elle était en territoire inconnu et, bien que sous dominance sombrage, n’était à l’abri de rien ni personne. Rien ne l’assurait que l’un de ces marchands là-bas – prenons ce Nordique aux longs cheveux tirant sur le roux et sa barbe finement taillée qui semblait l’observer – n’était pas en réalité un voleur sous ses vêtements de bonne facture, ni que ce forgeron n’était pas un criminel recherché par l’Empire pour crimes contre des dignitaires. Non, pour ce dernier point, ce serait plutôt elle-même. Quoi qu’il en fût, elle ne devait en aucun cas se perdre dans ces choses futiles, et atteindre son objectif. Au plus vite, au plus direct, sans fioritures.

« Je suis désolée, vous disiez ? répondit-elle en haussant légèrement la voix pour se faire entendre par-delà le vacarme du fer battu.

– La forge vous intéresse ? sourit le Nordique – dont le nom devait sans aucun doute être Balimund – en plongeant l’objet de métal encore brûlant qu’il façonnait dans une cuve d’eau, de laquelle s’échappèrent plusieurs volutes de fumée.

– Plutôt le métier de forgeron. En voyant ceux qui, comme vous, battent le fer pour lui donner l’aspect désiré, je ne peux que les admirer. Que serions-nous si vous n’étiez pas là pour façonner tout cela ?

– J’aime votre manière de penser, ma petite ! Vous n’êtes pas d’ici, je me trompe ? »

Aemillia secoua la tête. S’en tenir à la version la plus simple.

« À vrai dire, je suis marchande, à mes temps perdus. Je suis de passage à Faillaise pour affaires, et espère pouvoir y revendre quelques-uns de mes objets. Est-ce que vous seriez intéressé pour me racheter un anneau doré serti de diamant ? Il n’est pas enchanté, n’a jamais été retravaillé depuis qu’il a été façonné.

– Combien ? »

L’homme avait posé son matériel, mais néanmoins gardé sur lui son tablier de cuir, et avait réduit l’écart entre eux en deux ou trois pas à peine. Au vu de son âge, sa retraite devait l’attendre au coin de sa demeure. Ses mains, usées par le travail et les années, se tendirent en direction d’Aemillia pour qu’elle lui montrât l’anneau.

« Neuf cent cinquante septims, annonça-t-elle. Je veux bien vous faire une ristourne parce que j’admire votre travail de forgeron, mais je ne descendrai pas en-dessous de neuf cent. C’est mon prix.

– Il a l’air de bonne qualité.

– La meilleure. Fait par Oengul Durenclume, sûrement votre plus grand rival à Vendeaume.

– C’est bien ma veine. De tout ce qu’il est possible de forger, les bijoux sont vraiment ma bête noire. »

Sans perdre ce sourire qui creusait ses rides, il tendit à Aemillia le paiement. Comptant rapidement chacune des pièces que contenait la bourse qu’il venait de lui donner, elle remarqua qu’il y avait là plus que son prix « initial » – mille cinq septims, une belle marge pour un objet qui en valait cent cinq de moins. Non seulement elle était parvenue à le truander, mais en plus elle s’était fait une marge peu négligeable.

« Merci beaucoup, Balimund. Grâce à vous, mon séjour à Faillaise n’aura pas été vain, même si nul autre ne m’achète mes marchandises. Vous aurez fait une heureuse ! »

Il la salua, avant de retourner à ses affaires, reprenant son travail en plongeant de nouveau le métal dans la forge rougeoyante, pour ensuite le façonner à coups de marteau. Aemillia reprit sa route, longeant deux maigres bouleaux qui peinaient à pousser dans cette atmosphère humide, et emprunta un autre pont de bois surplombant le cours d’eau, jusqu’à faire face à un immense bâtiment. Des remparts encerclaient l’endroit, auquel on accédait en escaladant une poignée de marches de pierres. Elle devina facilement qu’il s’agissait là d’un édifice de noble – très certainement le château d'Embruine, demeure du jarl de la châtellerie – et put ainsi facilement retrouver son chemin. Elle avait bien reçu des indications de la part d’Aventus, entre deux sanglots, pour se repérer une fois à Faillaise, mais force était de constater que la ville était plus simple à arpenter qu’elle ne l’aurait cru. Finalement, Vendeaume et ses marches innombrables était bien pire à découvrir – elle avait bien mis du temps avant de retrouver facilement son chemin là-bas après son arrivée.

L’orphelinat, réelle destination de ce voyage, n’était plus qu’à quelques pas. Sur la droite du château, lorsqu’on faisait face à son entrée, se présentait une bâtisse qui avait probablement vu, elle aussi, de meilleurs jours. Un balai, abandonné près de la porte d’entrée, n’attendait plus qu’une paire de mains pour ôter du seuil les feuilles mortes qui y avaient échoué. À l’intérieur, des orphelins abandonnés par leurs parents disparus ou morts guettaient le moment où une âme charitable viendrait les extirper de cet endroit où ils avaient fini. Lequel du balai ou des enfants quitterait sa place le premier ? L’Impériale ne voulait pas lancer de paris, mais elle était prête à miser ses septims sur le premier, dont la présence était assurément désirée en ces lieux.

De l’intérieur du bâtiment, dont la porte d’entrée était mise en valeur par des lettres de métal incrustées sur le bois – Orphelinat Honorem –, se dégageait la même allure austère et peu accueillante que celle que l’on percevait lorsque l’on contemplait les murs de bois et le toit de tuiles depuis les rues de Faillaise. Et qui avait donné ce nom à cet endroit ? Honorem, dans les vieilles racines du tamrielique, était un mot relatif à l’honneur – d’après ce qu’Aemillia savait de la harpie qui le dirigeait, il y avait bien longtemps qu’elle avait rejeté tout honneur. Même si elle avait poussé la porte d’entrée dans un grincement macabre, personne ne vint accueillir la jeune femme, ou la saluer. Elle aurait pu être candidate potentielle pour une adoption – était-ce une manière de recevoir des familles ? Assurément pas.

L’Impériale eut tout juste le temps de constater l’entrée vétuste. Une peau de bête trônait sur le sol de bois, lui-même vaguement éclairé par un chandelier suspendu au milieu du plafond, et un banc usé par les utilisations permettait aux visiteurs de patienter, d’attendre qu’on les reçût. Quelques bouteilles de vin alto, identifiables par leur forme arrondie, et assez de choppes pour répartir équitablement la boisson entre quatre personnes, attendaient d’être bues depuis le dessus de la commode voisine au siège. Aemillia aurait bien aimé s’en servir une gorgée ou deux, mais l’état de propreté douteux des verres lui fit écarter cette idée. Elle avait toujours une décence, tout de même.

Et avant même qu’elle ne songeât à prendre place sur le banc, une voix de vieille dame, probablement en âge d’être arrière-grand-mère à l’écoute de son timbre désagréable, attira son attention. Il lui fut très aisé de deviner qui était la femme qu’elle entendait là.

« Tous ceux qui manquent à leurs obligations recevront des coups de fouet supplémentaires, menaça Grelod depuis une pièce voisine. Me suis-je bien fait comprendre ? »

Aemillia avança discrètement, intriguée par cette sanction qui n’avait rien de pédagogique, jusqu’à parvenir à une pièce de vie qui ne donnait pas envie d’y rester plus longtemps. Deux tables de bois, ainsi que leurs bancs, se juxtaposaient, et un repas qui avait été interrompu fumait encore dans les assiettes. Un plateau de fromage, à peine entamé, attendait que l’on vînt le libérer de quelques grammes, et les soupes, extrêmement liquides, guettaient l’instant où une cuillère de bois viendrait troubler leur tranquillité. Une tête de cerf empaillée guettait sur la scène, comme gardien du repas pendant l’absence de celles et ceux qui devaient déjeuner à cette table.

« Oui, Grelod, » répondirent presque à l’unisson les enfants.

Elle devinait, de la provenance des voix, que la vieille et les orphelins se trouvaient dans la pièce voisine, que rien ne séparait de la pièce de vie si ce n’était une arche de bois dénuée de porte ou de rideau. Les enfants vivaient, mangeaient et dormaient dans la même pièce, alors qu’elle trouva, à côté des dortoirs – tel qu’elle le comprit lorsqu’elle y risqua un coup d’œil plus tard –, une chambre fermée par une porte que l’on n’avait pas jugé nécessaire de fermer à clé. Elle s’y faufila, au moins pour y risquer un coup d’œil, et y constata une chambre toute en long, au fond de laquelle avait-on disposé un lit sommaire, une table de nuit, une chaise et une commode.

« Une dernière chose ! reprit la vieille femme d’un ton sec, autoritaire et terriblement désagréable. Je ne veux plus entendre parler d’adoptions ! »

Aemillia se figea. Qu’est-ce que c’était que ça, maintenant ?

« Aucun de vous ne sera jamais adopté. Personne n’a besoin de vous, et personne n’a envie de vous. »

Ce n’était en aucun cas des paroles à prononcer en face d’enfants ! La rage commençait à gronder en elle, et une envie pressait de plus en plus. L’Impériale serra le poing, se mordit la lèvre, et ravala sa colère. Pas maintenant. Elle devait seulement observer les environs, pour agir une fois la nuit venue… Mais elle ne supportait pas qu’une harpie fût aussi haineuse à l’égard d’enfants, surtout lorsque ces derniers avaient fait face à un si grand malheur, et peut-être même quelques traumatismes en plus de cela. Comment pouvaient-ils se construire décemment en étant abreuvés de telles paroles chaque jour ? Finalement, le sort du chat des Aretino n’avait peut-être pas été si mal, en comparaison des blessures qui saigneraient dans les cœurs de ces orphelins.

« Voilà pourquoi vous êtes ici, mes chéris, poursuivit-elle d’une voix mielleuse, qui n’allait ni avec ses propos, ni avec son caractère qu’Aemillia savait enclin à la violence d’après les informations glanées çà et là. Voilà pourquoi vous serez toujours ici, jusqu’au jour où vous serez en âge d’être jetés dans le terrible et vaste monde. »

La jeune femme s’extirpa de la chambre, refermant soigneusement la porte derrière elle, et resta cachée dans l’ombre, sur le seuil de l’arche ou presque. Elle ignorait combien de personnes se tenaient là dans le dortoir ; au moins trois enfants, ainsi que Grelod, c’était certain. La vieille femme était-elle seule à gérer cet orphelinat, ou bien avait-elle une assistante ? Et de combien de jeunes avait-elle la garde qu’elle ne méritait aucunement ?

« Alors, que dites-vous ?

– Nous vous aimons, Grelod. Merci de votre gentillesse. »

Cinq voix enfantines, trois garçons et deux filles, avaient répondu d’un ton fade, épuisé, écrasé par le chagrin. Il n’y avait aucun rire, aucune joie, dans cet endroit pourtant peuplé de jeunes dont elle devinait l’âge par leurs timbres. Ils devaient avoir dix ans, peut-être un peu moins, pour la majeure partie d’entre eux, et devaient rester là jusqu’à leurs seize ans. Pour certains, cela relèverait du miracle s’ils y parvenaient en un seul morceau tant la maltraitance morale de leur « gardienne » laissait ses traces.

« J’aime mieux ça, ricana la harpie. Maintenant, déguerpissez, mes petits mioches. Finissez-moi ce repas que votre ami Samuel a interrompu avec ses bêtises ! »

Le bruit des pas des orphelins s’approchant sonna comme un ordre pour Aemillia, qui se hâta de regagner l’entrée de la pièce, faisant mine de tout juste y entrer. Les enfants, au teint pâle et presque malade, s’asseyaient sans un bruit, enfournant leur dîner dans leurs bouches sans conviction. Mais l’une des fillettes attira l’attention d’Aemillia – son visage était bien plus clair que celui des autres, bien trop, même pour une Nordique, et ses yeux ne paraissaient pas être dans le meilleur de leur état. Elle mangeait sans appétit, réfrénant une mine de dégoût à chaque bouchée avalée, évitant de peu de rendre son repas. L’heure était grave, il lui fallait agir vite, au moins pour que ces enfants pussent recevoir des soins adéquats. Grelod pénétra à son tour dans la pièce de vie, à la suite des enfants qui s’étaient attablés pour déguster leur pitance refroidie, et son air désagréable surprit à peine Aemillia tant la réalité correspondait à l’image qu’elle s’était créée d’elle d’après ce qu’on lui avait raconté, et ce qu’elle avait surpris.

La femme devait avoisiner la soixantaine, au moins, en témoignaient sa chevelure blanche et les rides qui creusaient son visage comme autant de fossés qui jamais ne seraient rebouchés. La peau de sa gorge, détendue par l’âge et la santé défaillant avec celui-ci, dessinait parfaitement les os de la clavicule et le sternum, et laissait même entrevoir les veines qui pulsaient sous la chair. Il en allait de même pour ses mains, dont chacun des reliefs se distinguait, lorsqu’elles n’étaient pas cachées par les bras croisés que gardait la vieille sur sa poitrine. Ses yeux, entournés de cernes violacés, témoignaient autant de son âge que de la pénibilité de sa vie – était-ce pour cette raison qu’elle était aussi odieuse envers les enfants ? Non, Aemillia ne pouvait croire que toute cette méchanceté et cette haine découlaient simplement d’un passé sordide et d’une existence détestable.

« Que voulez-vous ? salua Grelod sans aucune douceur, d’un ton sec qui laissait clairement comprendre à la jeune femme que sa présence était indésirée.

– Bonjour, répondit Aemillia sans broncher, en gardant un sourire cordial sur ses lèvres même si la vieille ne le méritait aucunement. Je viens voir un enfant qui a été envoyé ici il y a quelques mois. Je voulais l’informer que quelqu’un souhaiterait l’adopter.

– Les enfants d’ici ne peuvent pas être adoptés, ils sont inaptes à vivre dans notre société, répliqua aussitôt la directrice de l’orphelinat. Qui que soit cet enfant, je vous prierai de ne pas lui mettre ce genre d’idées en tête. »

Que craignait-elle ? Qu’une fois hors de sa portée, l’orphelin témoignât des sévices qu’elle lui avait fait subir dans ce maudit endroit ? Ce serait le cas même une fois en âge de vivre par lui-même, à moins qu’elle ne prévît de les tuer à la tâche avant qu’ils ne devinssent adultes aux yeux de la loi bordecéleste ?

Aemillia ne riposta pas. Cela ne lui servirait à rien, elle n’était là que pour observer les lieux, le personnage. Et elle en avait vu assez. La femme était inhumaine, détruisait petit à petit les pensionnaires et leur estime d’eux-mêmes. Dire qu’en plus de cela, elle avait tordu le cou du pauvre chat des Aretino, à qui aucune sépulture décente n’avait pu être offerte. Pour l’Impériale, qui avait à cœur d’honorer les défunts quelle que fût leur race ou espèce, hormis les sous-hommes qui lui causaient du tort ou qu’elle se devait de tuer, ce crime était intolérable.

« Très bien. Je transmettrai le message, dans ce cas. Merci à vous pour cette réponse claire. »

Dans une formule toute faite, elle salua la harpie, et quitta les lieux sans faire d’histoire. Ce fut à peine si Grelod lui dit au revoir en retour, mais elle s’en moquait grandement.

Car après tout, sa décision avait déjà été prise, bien avant d’arriver à Faillaise, et sa visite dans ce lieu abject n’avait fait que confirmer que ce choix était le bon, le plus juste. Ce soir-là, dans la nuit, alors que tous dormiraient et que nul ne l’entendrait, elle viendrait ôter sa vie misérable à cette femme, comme elle avait appris à le faire, et comme elle savait si bien le faire.

Alors qu’elle prenait le chemin inverse, rentrant sans se presser à l’auberge, elle revit l’espace d’un instant le visage de son mentor, de celui qui lui avait transmis ce savoir interdit. Qu’était-il devenu depuis le temps ? La nostalgie d’une époque révolue lui serra le cœur tandis que ses doigts se resserraient sur l’anneau qui pendait à son cou.

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