Hiraeth

Chapitre 9 : Chapitre IX — Un crime dans la nuit

8139 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/09/2022 17:39

Chapitre IX

Un crime dans la nuit

 


L’aura colorée du premier quartier de Masser filtrait tristement à travers l’espace séparant la porte du seuil, dessinant une faible ligne rosâtre quoiqu’un peu pâle. Aemillia avait attendu longuement, très longuement, que l’auberge fût endormie, ou au moins calme. Assez pour qu’elle pût se faufiler hors de sa chambre, sur la pointe des pieds ou presque, sa fidèle cape sombre nouée autour du cou, et quitter les lieux sans demander son reste.

Elle avait déjà réfléchi à tous les détails : si quelqu’un l’interrompait, qu’il s’agît d’un des deux aubergistes ou d’un client, elle prétexterait une insomnie et un besoin de se promener de nuit, de prendre l’air. D’une part, ça ne serait pas entièrement un mensonge, son devoir l’empêchait de fermer l’œil, tout comme d’autres choses qui pesaient sur sa conscience. Convaincue que nul ne saurait ce qui se passerait ce soir-là, elle quitta la bâtisse par la porte tournée vers le sud, comme si elle se rendait sur la place du marché alors qu’aucune marchandise ne décorait les étals, seuls quelques rats sortis de l’ombre et feuilles tombées des arbres amenées là par la brise nocturne.

Le bruit du clapotis de l’eau berçait la ville, le silence nocturne parfois entrecoupé par les bruissements des arbres, ou bien le croassement d’un corbeau venu surveiller son territoire, avant de prendre son envol et de disparaître dans la nuit. La silhouette de l’oiseau resta longuement visible. Ses plumes reflétaient la clarté de Masser, luisant comme l’éclat d’un rubis, tout comme la lame de l’Impériale lorsqu’elle la dévoilait aux yeux d’autrui une fois recouverte du sang de ses victimes.

Elle se prit à songer à Ri’saad et au reste de la caravane. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas vu Ma’dran, elle espérait que tout se passait bien de son côté. Mais elle se doutait aussi qu’un jour ou l’autre il lui faudrait affronter le regard de son aîné. Si par malheur Ri’saad apprenait ce qu’elle s’apprêtait à faire… Non, il ne fallait pas y penser. Il ne le saurait après tout jamais. Nul ne le saurait. Elle avait été entraînée à assassiner discrètement, dans l’ombre, c’était là le fruit de son apprentissage. Et il était temps de le mettre une fois de plus à exécution.

La porte d’entrée était assurément verrouillée, mais cela ne la freina pas pour autant. C’était là sa seule façon de pénétrer dans l’orphelinat maudit – quelques secondes de concentration suffirent à crocheter la serrure, seule barrière entre sa lame et la gorge de la vieille femme. Et en une inspiration, Aemillia se retrouva une fois de plus à l’intérieur de la bâtisse silencieuse, endormie, presque morte, comme les rêves et espoirs de ces enfants que l’on maltraitait en son sein.

Pour la première fois depuis qu’elle avait pris cette décision, la jeune femme hésita. La voix de sa conscience l’appelait, par-delà celle du devoir, et lui soufflait de désagréables murmures. Et si tout cela n’était qu’un piège qui se refermerait sur elle au moment où elle s’y attendrait le moins ? Balivernes, tentait-elle de se convaincre. Mais la brise qui sifflait à ses oreilles, vacarme incessant et assourdissant, étouffait ses certitudes. N’avait-elle pas fui pour sauver sa peau à force de s’être fait prendre par les autorités ?

La voix des gardes résonnait encore dans sa tête. « La prochaine fois sera votre dernière. » On le lui avait dit et répété partout où elle allait, alors qu’elle n’avait été retenue que pour des petits larcins, ou maigres actes de vandalisme. Ce fut lorsqu’on remonta ses traces pour la relier au meurtre du légat Justianus Quintius que Ri’saad prit la décision, quoique précipitée, de quitter Cyrodiil pour leur bien, et surtout le sien à elle, abandonnant leurs affaires à Chorrol pour se hâter vers la frontière bordecéleste, en passant par Bruma. Car en découvrant qui était celle qui avait tranché la gorge du soldat de la légion impériale, ainsi que célèbre auteur du non moins connu ouvrage sommairement titré La Grande Guerre que l’on distribuait sans compter afin d’enseigner l’histoire de ce conflit à la population – elle se souvenait en avoir vu un exemplaire dans la demeure familiale dans son enfance, mais s’était alors retrouvée incapable de le lire –, ils étaient remontés sur la piste de tous ces meurtres non-élucidés. Sa perfection l’avait trahie : rares étaient les bandits qui tuaient si soigneusement leurs victimes, et on ne comptait plus d’assassins de profession dans la province impériale.

Ainsi avaient-ils résolu les morts sauvages du centurion Vergilius, lui aussi membre de la Dixième Légion de l’Empire, et l’un des soldats rescapés de la Grande Guerre, que l’on avait retrouvé assassiné dans sa demeure de Bravil, où il avait pris quelques jours de congé durant l’été de l’an 190 – elle s’en souvenait, c’était le trente de mi-l'an – afin de renouer avec ses origines braviliennes ; celle du sergent Cassianus que l’on avait retrouvé plus mort qu’ivre dans une auberge de Kvatch lors du festival des Guerriers de l’an 192, sans qu’aucun témoin ne pût expliquer l’état de sa dépouille lorsqu’on le retrouva – de ce qu’elle avait entendu, on avait d’abord cru à quelques malins ayant profité de cette journée afin de provoquer une bagarre mortelle ; ou encore l’assassinat du préfet Seneca de la Dix-huitième Légion à Cheydinhal qui avait été déployé là avec plusieurs soldats afin de rétablir l’ordre dans la ville devenue le plus grand repaire de bandits du nord-est de la province, en plus d’être en proie à une insécurité croissante en primétoile de l’an 193.

À chaque fois que Ri’saad avait su qu’un crime de cette ampleur avait été commis dans la ville où il marchandait, il avait hâté les membres de la caravane pour quitter les lieux et migrer dans une autre ville, souvent à l’opposé de celle qu’ils abandonnaient, le temps que le crime fût oublié. Mais il dut rapidement se rendre à l’évidence : partout où ils se rendaient, Aemillia trouvait des clients qui payaient grassement pour le meurtre de ces soldats impériaux et autres individus hauts placés. Il n’avait jamais pris conscience de l’étendue de ses prouesses – bien qu’elle n’en fût qu’à moitié fière – et ce n’était finalement pas plus mal. Car l’Impériale le savait pertinemment : à chaque fois qu’elle acceptait ces contrats, elle jouait toujours plus avec le feu, et mettait en jeu sa relation avec le Khajiit. Et de toutes les personnes dont elle s’était prise d’affection, Ri’saad était la dernière qu’elle voulait voir souffrir par sa faute.

Le silence la rattrapa, la rappelant à sa tâche. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas tué – pas depuis ce maudit barde à Helgen – qu’elle s’interrogeait presque de savoir si elle savait toujours s’y prendre. Le bruit calme de la respiration des enfants lui parvenait depuis la pièce voisine ; tous semblaient se reposer paisiblement, en attendant de voir l’aube revenir et une nouvelle journée s’écouler. Quelle serait leur réaction lorsqu’ils découvriraient la vieille gisant dans son sang, sa gorge nettement tranchée en deux ? Sa dague de fer, affûtée à l’aide d’une pierre un peu plus tôt dans la journée, attendait patiemment qu’elle l’empoignât et s’en servît. Ce serait la première fois qu’elle tuerait quelqu’un avec celle-ci…

Le cuir du manche crissa lorsqu’elle resserra ses doigts dessus. Elle traversa discrètement la salle principale, où les enfants avaient déjeuné, atteignant la chambre où ils étaient tous couchés, les cinq d’entre eux, y compris la fillette au teint si pâle qu’elle avait aperçue plus tôt. Vêtus de guenilles, ils semblaient en piteux état – un bon bain, un repas chaud et de nouvelles tenues auraient été des plus appropriés en cet instant. Aemillia priait intérieurement pour que ce crime leur profitât, pour qu’une âme charitable reprît le flambeau et corrigeât le mal fait par cette harpie qui n’avait rien d’une gardienne. Peut-être cette femme entre deux âges, cette Impériale qu’elle avait aperçue du coin de l’œil, ferait l’affaire. Elle détournait le regard, mais une lueur brillait alors dans ses yeux – l’injustice la faisait frissonner, Aemillia l’avait bien remarqué. Ce devait par ailleurs être ses ronflements qu’elle entendait dans la pièce voisine. La chambre ne devait pas être des plus grandes, au vu de la structure du bâtiment, et celle de la vieille devait se trouver là-bas, au bout du dortoir. Lorsqu’elle se levait le matin, elle pouvait ainsi crier sur les enfants, les insulter, avant même qu’ils ne fussent totalement éveillés. Peut-être prenait-elle ainsi son pied. La ville ne s’en porterait que bien mieux une fois cette vermine éliminée.

Elle se glissa à travers la pièce, testant chacune des lattes de bois qui recouvrait le sol afin de trouver celles qui ne grinceraient pas. Un enfant remua dans son lit, son visage assoupi tourné dans sa direction. Aemillia songea que, si par malheur l’un d’eux ne dormait pas, sa cape dissimulerait son visage et la protégerait de toute poursuite. Elle hésita quelques secondes face aux deux portes qui se dressaient au fond, et opta pour ouvrir celle de droite. De l’autre côté du mur se dressaient les remparts, c’était alors à ses yeux l’endroit idéal pour établir une chambre. Mais ce qu’elle vit en poussant l’un des battants la figea le temps de quelques secondes. Une pièce minuscule, uniquement meublée de deux seaux et de paille salie, et dont chaque pan de mur était doté d’une paire de chaînes. Un cachot où elle enfermait les enfants rebelles, ceux qui méritaient d’être punis d’une manière plus violente. Combien de fois les enfants s’étaient-ils retrouvés là, et pour combien de temps ? Personne n’avait entendu, depuis l’extérieur, les pleurs et les plaintes des condamnés à l’isolement ? Cette ville la décevait de plus en plus à chaque découverte qu’elle faisait.

Ainsi l’autre porte était-elle la bonne. Et en effet, la vieille se trouvait là, couchée dans son lit, et dormait sur ses deux oreilles, le visage profondément enfoui dans un oreiller à l’air si moelleux qu’Aemillia se demandait si elle-même avait eu droit à un tel confort dans son enfance. Les couettes, épaisses, recouvraient son corps flétri. Si l’enveloppe corporelle était à l’image de la droiture d’un individu, alors quiconque rencontrait Grelod la Douce comprenait combien cette personne était odieuse et ne méritait pas sa place en ce lieu. Et elle était si paisible dans son sommeil ! Comment pouvait-elle dormir aussi bien en sachant tout ce qu’elle faisait subir à ces pauvres orphelins qui n’attendaient plus que de se reconstruire ?

Aemillia s’avança un peu plus, d’un pas assuré. Le calvaire de ces enfants prendrait fin en cet instant, elle le jurait. Brandissant sa lame, elle s’apprêta à la faire glisser le long de cette gorge qui n’appelait qu’elle. La jeune femme retint son souffle, guettant ce moment de bascule, où le corps agissait de lui-même, où elle n’avait plus rien à contrôler. Elle se rendait compte combien cela lui avait manqué. Le sang bouillonnait dans ses veines, battait aux tempes. Son cœur cognait dans sa poitrine, comme s’il voulait s’en arracher. Et ses mains tremblaient.

Il n’avait fallu qu’une seconde, un seul instant, pour que le coup fût porté. D’un geste sec, quoi qu’un peu rouillé, elle fit passer la lame sur la gorge qui tremblotait sous la respiration, et le sang vint éclabousser le mur voisin, quelques gouttes dessinant un arc de cercle écarlate sur le bois à la couleur passée. Pas un bruit, rien, juste le bruissement des tissus qui s’agitaient et la faible protestation de la vieille qui se vidait de son sang. Aemillia eut le temps de compter jusqu’à trente – la vie quitta le corps tremblant sous ses yeux tandis qu’elle observait, impassible, ce spectacle qui ne cessait de la captiver.

Une idée lui vint, soudainement. Les rumeurs disaient que la Confrérie n’était plus, mais Aventus avait prié, prié, convaincu que quelqu’un finirait par venir. Il fallait le faire savoir, que les assassins étaient toujours là, réinstaurer ce climat de terreur qui leur était si propice. Elle agissait pour eux par procuration, mais pouvait se le permettre, juste cette fois-ci.

Elle passa sa main droite le long de la gorge ruisselante de Grelod, laissant le sang chaud recouvrir sa peau, quitte à laisser couler quelques gouttes sur les draps qui jadis devaient être aussi immaculés que l’âme d’un nouveau-né. Puis elle se rapprocha du mur, là où les gouttes avaient giclé, et là où l’œil se poserait assurément lorsqu’on viendrait trouver le corps. Elle plaqua sa paume contre les boiseries, déposant l’empreinte de sa main. Un signe qui mettait clairement en garde. Et qui appelait, aussi. Mais elle n’espérait pas vraiment de réponse.

Il était temps de repartir, de retourner à l’auberge, et mettre un terme à cette mission, payer sa dette envers les Aretino et, une fois de retour à Vendeaume, reprendre la vie droite et honnête que Ri’saad lui avait souhaitée. Cette exaltation du meurtre ne la reprendrait plus, ce n’était qu’une affaire faillaisienne. Aucune prime ne serait mise sur sa tête, car aucun témoin n’avait assisté au meurtre…

Elle se retourna pour quitter les lieux, à commencer par cette pièce où déjà l’odeur de la mort commençait à gagner ses narines, ainsi que celle du sang. Gardant le poing serré, elle s’avisa de ne plus laisser d’autres traces, usant seulement de sa main gauche afin de se déplacer, pousser les portes et en ouvrir d’autres. Elle repassa ainsi par les dortoirs des enfants, où aucun ne s’était éveillé, ce qui était pour le mieux. Mais une lueur dans l’obscurité attira son attention. Là, sur la couchette où était étendue la fillette la plus malade, deux yeux reflétaient les faibles lumières de la nuit, et étaient tournés dans sa direction. Elle l’avait vue.

Aemillia réagit calmement. Elle leva l’index, le porta à ses lèvres – et remercia une fois de plus la capuche de sa cape de lui assombrir une partie du visage – en intimant silencieusement à l’enfant de garder le silence. Son aphasie fit office de réponse, mais les yeux ne cessèrent de la fixer, comme s’ils perçaient la nuit aussi naturellement que la lame de l’Impériale dans le corps de ses cibles. Elle ne pouvait se résoudre à tuer un enfant, encore moins si ce dernier n’était pas sur sa liste ; même si cette fillette pouvait témoigner contre elle, son visage n’avait été vu. Elle pouvait partir l’esprit tranquille.

De sa main propre, elle tourna la clé restée dans la serrure et actionna la poignée de la porte menant à la cour intérieure. La fraîcheur de la nuit la frappa, grisante. Elle inspira profondément, comme si elle avait dû retenir son souffle pendant d’interminables secondes. L’humidité imprégna ses poumons, si satisfaisante. Et la brise vint lui rappeler que sa main, humide, était encore imprégnée du sang de la vieille. La porte se referma derrière elle, juste à temps pour étouffer le cri de joie des enfants alors qu’une fillette – très certainement celle qui l’avait vue – annonçait avec triomphe :

« Grelod est morte ! Quelqu’un l’a tuée ! »

Comme pour célébrer leur libération soudaine du bourreau qui les terrorisait, les orphelins perçaient la nuit de leurs voix aiguës et frêles. Par-dessus des leurs, celle de l’assistante de la harpie, cette Impériale qui paraissait si gentille en comparaison de la directrice de l’établissement et qui, éveillée par les exclamations, s’était semblait-il précipitée au chevet de la vieille et hurlait à l’assassin. Mais d’ici à ce que n’arrivassent les gardes, Aemillia serait déjà bien loin, de retour dans l’auberge et son lit vétuste.

Elle escalada le muret en s’aidant de sa main gauche, la droite toujours fermement crispée, qu’elle resserra autour des barreaux du muret. Un petit saut, un appui sur la pierre, et voilà que l’orphelinat et sa sordide enceinte se trouvaient loin derrière elle. Elle se permit cependant un détour avant de retrouver sa chambre, empruntant les marches de bois qui menaient au pont, sur les bords du fleuve retenu par les écluses de la ville. Ce n’était pas très ragoûtant, ni des plus propres, mais il lui fallait laver ce sang qui ne lui appartenait pas et qui l’écœurait toujours un peu plus à chaque fois qu’elle le constatait sur sa peau. À chaque meurtre, à chaque contrat, elle souillait un peu plus son corps et son âme – mais qu’y pouvait-elle ? Cela faisait quatorze ans que son destin avait été scellé, pour le meilleur comme le pire. Elle s’estimait déjà chanceuse d’avoir survécu jusqu’alors sans trop de séquelles. Mis à part les cicatrices de quelques accidents, son corps restait inviolé des Hommes. Son âme, en revanche…

Le souffle de la brise nocturne amena à elle un nuage de brume, doux et humide, apaisant. Certains auraient pu y voir un signe de leurs défunts venus les conforter dans leurs actes, mais pas l’Impériale. Ses ancêtres la reniaient assurément – elle était la tache sur leur tableau parfait, indélébile, qui abîmait toujours plus la toile lorsque l’on frottait afin de la faire partir. Plus on avait tenté de la ralentir et plus elle avait ressenti cette rage de vaincre, de prouver sa valeur. Seulement, elle n’avait plus de famille vers qui se tourner. Elle ne se sentait plus capable de regarder Ri’saad dans les yeux. Que lui dirait-il ? Elle se l’imaginait retenant un soupir, détournant ses yeux azur sur le sol humide, et haussant les épaules. « Tu devais tenir ta promesse, ja’khajiit, » l’entendit-elle de sa voix rauque, abîmée par les voyages et le poids des années. Il ne le saurait pas, mais il s’en douterait. Il comprendrait bien assez vite que son absence de deux semaines de Vendeaume, maintenant qu’elle ne travaillait plus pour Naalia, n’était pas lié à un quelconque contrat anodin.

Mais au moins, désormais, l’honneur des Aretino était sauvé. Aventus avait obtenu ce qu’il voulait – la mort de Grelod en échange de tous les sévices qu’il avait dû subir sous son toit – et Naalia pouvait de nouveau trouver le repos, à présent que son fils était en sécurité. Il fallait encore qu’il revînt à l’orphelinat, ou qu’un tuteur vînt le prendre sous son aile, puisqu’il était impossible pour lui de vivre dans l’immense demeure sans quiconque pour veiller sur lui. Rolasa rentrée au pays, les rumeurs d’une malédiction de sa famille pesant aussi sur l’enfant, il se retrouvait à la merci de tous. Et le prendre sous son aile était impossible pour Aemillia ; elle condamnerait le pauvre gamin avec toutes ces primes sur sa tête. Tout ce qu’elle pourrait faire était de l’aider à prendre un nouveau départ, et encore… Difficile d’aider quelqu’un à aller de l’avant quand elle était elle-même figée dans un passé dont elle ne parvenait à se défaire, ou qui ne cessait de la rattraper.

L’anneau, gelé par la fraîcheur de la nuit, se faisait doucement savoir en remuant au creux de son cou sous son pas. Peut-être… Peut-être… Elle n’y croyait qu’à peine, mais un espoir prenait peu à peu, brûlant faiblement de ses flammèches chétives. Leurs chemins pourraient peut-être se croiser à nouveau. Que ferait-elle alors ? Il faudrait trouver les mots, s’expliquer, justifier cette disparition qui lui avait coûté. Mais c’était bien des années auparavant, elle n’avait probablement pas laissé de traces suffisantes de son passage pour qu’il se souvînt d’elle. Comment pouvait-elle croire avoir été aussi importante que lui, celui qui lui avait transmis cet anneau d’or, l’avait été pour elle durant toutes ces années ?

Ma’randru-jo avait peut-être raison – ce stupide chat des rues avait peut-être vu juste. L’anneau aurait pu être le symbole d’une envie de l’homme d’asservir la fillette qu’elle était. Elle était tout juste âgée de dix ans à l’époque, n’avait plus de famille connue dans les environs. L’Impériale s’était contentée de suivre cet homme étrange qui semblait déjà fatigué par les années alors qu’il n’était qu’au début de sa vie. Car, après tout, elle lui était redevable. Il l’avait sauvée de ces hommes, et de l’eau glaciale de laquelle elle parvenait tout juste à sortir la tête afin de respirer. Elle lui devait alors sa vie, et comptait bien repayer sa dette de toutes les manières dont une fillette de dix ans pouvait s’en acquitter. Peut-être avait-il lu dans ses intentions et s’était joué d’elle, lui offrant un anneau au sujet duquel il aurait entièrement inventé une histoire afin d’endormir sa vigilance pour, un jour, abuser de la confiance aveugle qu’elle lui vouait.

Le cri d’un corbeau – était-ce le même que plus tôt ? – résonna comme un rappel à la raison. « À quoi tu penses ? » semblait-il dire de sa voix qui se fondait en un écho. Un battement d’ailes lui parvenait tandis qu’il les étirait et projetait son ombre sur le chemin pavé qu’elle empruntait alors. « Tu crois vraiment que tout ça n’était qu’un mensonge ? » Elle voulut protester contre l’oiseau, lui dire tout ce qui lui passait par la tête. Qu’elle avait tant aimé cet adulte qui l’avait choyée comme si elle était sa fille ou sa petite sœur, alors que son propre cœur restait béant, lacéré par une perte qu’il ne pouvait oublier. Qu’elle avait toujours cru pouvoir le retrouver, cet homme qui lui avait fait comprendre qu’elle avait un endroit où retourner si elle se perdait, même après avoir été arrachée une nouvelle fois à la chaleur d’une demeure où elle s’était sentie chez elle. Qu’elle ne pouvait croire que tout cela fût un mensonge, une vaste tromperie, tandis qu’il lui partageait son savoir, et lui enseignait tout de ce qu’elle connaissait désormais. Qu’elle ne pouvait oublier celui qui lui avait redonné confiance en ce que l’on appelait famille tandis que la sienne tombait en lambeaux une fois les masques ôtés.

Combien de fois avait-elle supplié Ri’saad de revenir à Cheydinhal, et combien de fois avait-il refusé de s’approcher des remparts, bien trop inquiet à l’idée que les hors-la-loi qui y sévissaient les attaquassent ? Elle avait bien tenté de fuguer, mais Atahbah l’avait toujours remarqué suffisamment tôt pour que Ma’dran ou Khayla vinssent la récupérer sur les routes, à quelques minutes de marche à peine du campement. Et la seule fois où Ri’saad avait fait le choix de s’y arrêter afin de commercer, en primétoile 193, elle avait profité d’un contrat d’assassinat pour faire un détour par ses anciennes demeures. Le manoir appartenait à quelqu’un d’autre, désormais, elle n’avait même pas pu trouver la force de s’y glisser afin de tenter de récupérer quelques babioles de son enfance, comme ce vieux livre qu’elle avait lu de maintes fois. Quant à l’autre maison… Entièrement en ruines, elle n’avait retrouvé que l’entrée bloquée, comme si les derniers locataires s’y étaient barricadés, craignant que les derniers corsaires qui se plaisaient à saccager la ville s’infiltrassent là.

Elle avait alors reconnu son échec, mis de côté sa fierté, et avait cessé de demander à retourner à Cheydinhal. Ri’saad jugeait que les affaires n’y étaient pas bonnes, et avait semblé ravi de constater ce changement d’attitude de l’Impériale vis-à-vis de cette cité de l’est cyrodiilen. Et la vie avait suivi son cours. Aux côtés de la caravane, elle avait appris à marchander et, lorsque les Khajiits avaient le dos tourné, elle remplissait ici et là des contrats visant à assassiner quelqu’un. Elle n’était, après tout, bonne qu’à voler et revendre, et tuer. La conviction d’attirer l’attention en ôtant à ces gens de pouvoir leur vie l’animait. Naalia lui avait permis de voir un futur paisible où elle vivrait comme tout autre. Mais cet espoir n’était plus – il avait disparu en même temps que le dernier souffle de cette femme à qui elle devait beaucoup. Si la Confrérie Noire existait toujours, subsistait toujours, alors elle aurait vent de la mort de Grelod en leur nom. Et, Aemillia en était convaincue, cela ne pouvait que lui apporter du bon.

Les larmes la rattrapèrent et tentèrent de s’échapper en ruisselant le long de ses joues. Elle ne leur offrit pas ce plaisir. La jeune femme approchait de l’auberge, retrouvant peu à peu ce masque qu’elle usait afin de cacher son véritable visage. L’Argonien ne dormait pas, la salua silencieusement alors qu’elle passait de nouveau le pas de la porte. Et comme si cette promenade nocturne avait réellement fait des miracles, elle retourna se coucher et s’endormit, dans cette pièce minuscule et peu réconfortante. Grelottant sous les maigres tissus qui bordaient le lit, ce fut à peine si elle se reposa. Mais l’espoir que tout n’était pas vain, qu’elle avait bien agi pendant ces treize longues années, venait réchauffer le cœur battant dans sa poitrine.

 

Le bruit de soldats remuant l’auberge du parquet aux combles l’arracha à son sommeil dont elle pouvait à peine dire s’il était réellement réparateur. Elle entendait, à l’étage inférieur, la voix rocailleuse de Keerava tandis qu’elle protestait contre ces méthodes intrusives, et celle de Talen-Jei qui tentait tant bien que mal de la calmer et de laisser faire. Alors encore à demi endormie, Aemillia s’extirpa des couches de tissu et enfila ceux qui constituaient sa robe. Nouant le corset de cuir qui lui soutenait la poitrine et redressait le dos, elle manqua de faire un bond en entendant un bruit de verre brisé. Certaines réactions ne disparaissaient pas avec le temps, visiblement. Comprenant qu’elle ne courrait aucun danger, que ça n’était là qu’une technique d’intimidation employée par ces soldats, bien que répréhensible, elle se détendit et acheva de parfaire sa tenue. Cela lui manquait d’utiliser les outils de Naalia afin de s’en confectionner de nouvelles – elle s’en faisait la constatation à chaque fois qu’elle remarquait un trou se formant dans les étoffes, qu’elle raccommodait du mieux qu’elle pouvait avec ce qu’elle avait sous la main, comme autrefois.

Elle garda sur elle son sac, convaincue de pouvoir faire affaire avec quelques marchands ou acheteurs, et ainsi repartir avec un petit pactole. Un rapide coup d’œil à l’intérieur lui confirma que rien ne lui avait été volé, par chance. Elle devait en avoir pour plusieurs centaines de septims là-dedans, de quoi vivre paisiblement un mois ou deux. Et puisqu’il était difficile d’envisager avec quoi Aventus comptait la payer pour le contrat, elle préférait se préparer et partir du principe qu’il n’avait pas une seule pièce d’or à débourser. Un souvenir du temps où Naalia était encore en vie lui revint ; lors de promenades sur les bords de la rivière Blanche tous les quatre, il s’amusait à chercher des cailloux et des coquillages aux formes agréables à l’œil. Il en avait arraché un des bords vaseux du cours d’eau, et l’avait tendu à l’Impériale. Elle se remémorait encore sa petite voix lui demandant d’accepter ce cadeau qui, à ses yeux, semblait être d’une valeur inestimable.

Sitôt eût-elle posé le pied sur le sol du rez-de-chaussée qu’elle fut assaillie par l’un des deux soldats venus mettre l’auberge sens dessus dessous, qui la saisit au col, serrant le tissu de sa cape fermement entre les doigts de sa main droite. Talen-Jei protestait, répétait qu’ils allaient faire fuir leurs clients s’ils poursuivaient leurs agissements, mais le soldat, au visage soigneusement dissimulé sous son masque, l’ignora délibérément.

« Où étiez-vous cette nuit ?

– Dans ma chambre, à l’étage, répondit-elle calmement. Je me suis absentée au cours de la nuit car je n’arrivais pas à fermer l’œil, je suis allée me promener un peu autour du marché. »

Sa réponse semblait déplaire au soldat, qui insista.

« Vous êtes arrivée hier dans la ville, m’a-t-on dit. Que vouliez-vous faire ?

– Des affaires. Je vends des bijoux, comme ceux-ci – elle en tira un de son sac, un collier d’argent des plus simples – à droite à gauche et parcours les routes de l’est. Cela vous pose un problème ? Vous voulez que je quitte Faillaise dès aujourd’hui ? »

Elle l’entendit retenir un grognement. Cela semblait lui déplaire qu’une Impériale – une femme, de surcroît ! – lui tînt tête ainsi, et elle en tirait une satisfaction sans pareille. Peut-être sortirait-elle de cette altercation avec quelques bleus, au pire une douleur là où son corps heurterait le sol ou le mur d’une manière un peu trop brusque. Elle avait l’habitude, après tout. Lorsqu’elle avait été prise en flagrant délit de vol à la tire sur ce Bosmer à Leyawiin, les soldats avaient rapidement pris goût à lui mettre une claque par-ci, un coup de poing par-là. Elle en avait gardé les traces pendant plusieurs semaines, ses ecchymoses se teintant tour à tour de violet et de jaune, et la tiraillant énormément au moindre mouvement.

« Vos liens avec l’Empire ?

– Tout dépend du poing— du point de vue, sourit-elle en esquissant un mouvement en direction de la main gauche de l’homme, aux doigts serrés et prête à frapper. Ou alors est-ce une question rhétorique puisque vous insinuez, de par mon origine ethnique, que je suis à la solde de l’Empire et que je suis là en mission d’infiltration afin d’enrayer la rébellion des Sombrages avant même qu’elle n’explose totalement ? Parce que si c’est le cas, je suis navrée de vous dire que vous vous trompez, monsieur. Je ne suis qu’une simple marchande itinérante faisant son commerce de trouvailles et de trocs. Demandez donc aux témoins. »

Il relâcha la prise qu’il avait sur sa tenue, et ses pieds renouèrent le contact avec le parquet qui leur avait tant manqué – elle avait presque souffert d’uniquement se tenir sur la pointe des orteils – même si elle manqua de perdre l’équilibre et de s’effondrer sur les marches. Elle garda une attitude sereine, bien que soutenant silencieusement le regard du soldat, qui jura sous son casque en se permettant de l’insulter discrètement. Le sang d’Aemillia bouillonnait sous sa peau – si cet homme savait à qui il avait affaire, s’il avait su qu’il se tenait face à l’une des criminelles les plus recherchées par l’Empire, quelle tête aurait-il fait ? – mais elle s’abstint de réagir. Ses doigts la démangeaient, tout comme l’envie d’enserrer le manche de sa dague pour la planter dans la veine jugulaire, celle qui pulsait là, sous sa peau blanchâtre, entre le métal du casque et le tissu de sa tunique. Mais ce soldat n'était pas la cible de son contrat, non, et cela n’était en rien le moment pour agir de cette façon. Trop de témoins, elle n’aimait pas ça, elle ne voulait pas faire un carnage.

Elle devait rester calme et discrète. Certes, elle s’était un peu perdue en chemin, mais cela avait tout de même fonctionné. Le soldat s’était détourné d’elle, avait quitté l’auberge dans un vacarme, suivi par son acolyte qui ne daigna même pas s’excuser de la bousculer en plus de cela. Le silence domina la pièce pendant encore quelques instants, avant que quelqu’un ne se raclât la gorge, afin de dissiper le malaise collectif.

L’Impériale jeta un œil à l’assemblée qui n’avait bougé. Un échange silencieux détermina la marche à suivre : nul ne dirait rien, cet incident était clos. Elle ne s’attendait, de toute façon, pas à un quelconque soutien. Après tout, elle n’était qu’une étrangère pour eux, pas une citoyenne faillaisienne, et, pire encore, une Impériale en territoire sombrage. Cela lui convenait parfaitement, elle ne voulait pas de pitié ou de fausse sympathie ; elle était là pour les affaires, pas pour s’allier avec les premiers individus venus. Et ce fut justement pour remplir ses bourses de pièces sonnantes et trébuchantes qu’elle quitta l’auberge, ses vêtements réajustés et sa coiffure rapidement remise en place. Elle avait l’habitude de tresser ses cheveux lorsqu’elle travaillait, et ce jour-ci n’y fit aucunement exception. Quelques mèches s’échappaient çà et là, mais cela n’avait aucune importance à ses yeux.

Par chance, le reste de son séjour dans la capitale brèchoise se passa sans encombre. La majeure partie de ses bijoux s’était retrouvée dans les mains d’habitants et autres commerçants, dont elle ne se souviendrait probablement jamais des visages, en échange de septims qui remboursaient amplement les frais de son voyage. Avec cela, elle avait de quoi payer un mois de loyer chez Elda, et autant de repas pour manger à sa faim. C’était pour le mieux, en attendant de trouver de nouveaux contrats à remplir, et de poursuivre son petit quotidien. Elle avait cependant mis de côté un collier d’argent et de grenat de belle valeur, qu’elle offrirait à Ri’saad pour son petit commerce lorsqu’ils se reverraient. D’ici à ce qu’elle fût de retour, il y avait de grandes chances qu’eux aussi aient levé le camp, et elle ne pourrait alors qu’attendre impatiemment l’arrivée de clairciel pour revoir la caravane et ses occupants.

Le matin du vingt-sixième jour de vifazur, tandis qu’elle s’apprêtait à quitter la ville et retourner à Vendeaume, elle se heurta face à un événement déstabilisant. Elle était fin prête, vêtements enfilés et cheveux coiffés – une tresse était des plus adéquates pour chevaucher – et vérifiait, pour la énième fois, que rien ne lui avait été dérobé pendant son sommeil. Tout était là dans son sac, de l’or jusqu’aux petits accessoires qu’elle emportait par confort. Seulement, un objet inconnu s’y était glissé, et elle n’appréciait pas cela.

Une lettre cachetée de cire, sans qu’aucun tampon n’y eût laissé sa marque. Elle l’ouvrit et déplia la feuille jaunie, d’une main presque tremblante. Quelqu’un s’était faufilé dans sa chambre, dans son sommeil, pour venir glisser cette lettre dans son sac – cela la rassurait guère. Mais le plus troublant, encore, était son contenu, sommaire. Une empreinte de main droite, à l’encre noire, et trois mots, inscrits à la plume, finement calligraphiés.

« Nous savons tout. »

Le symbole de l’empreinte d’une main était une évidence. Mais ce qui dérangeait Aemillia était plutôt l’identité de la personne s’étant permis cette blague – bien qu’elle n’espérât, du plus profond de son cœur, que ce n’en fût pas une – et les liens qu’elle pouvait entretenir avec la fameuse Confrérie Noire, si toutefois elle en avait. Et si, par le plus grand des hasards, elle détenait en cette lettre un véritable avertissement de la famille d’assassins, alors peut-être avait-elle une chance. Tout n’était peut-être pas perdu. Et pour la première fois depuis qu’elle s’était installée à Vendeaume pour tenter d’y mener une existence ordinaire, son passé la rattrapait de la plus agréable des manières.

Elle ne cessa d’y repenser, de cogiter, tout le long de son voyage retour en Estemarche, au sujet de cette lettre et de son émissaire anonyme. Comment la nouvelle avait-elle pu se savoir aussi vite ? Cette Impériale au service de Grelod jouait-elle un double jeu ? Ou bien l’un des enfants l’avait rapporté ? Pire encore, Aventus clamait-il à qui voulait l’entendre qu’il avait fait appel à la Confrérie, et qu’un assassin – même si c’était à moitié un imposteur – se chargeait au plus vite de la vieille harpie ? Le fait qu’on retrouvât aussi aisément la trace de la jeune femme alors qu’elle avait joué des apparences afin de rester la plus discrète et anonyme possible la faisait frémir. Tout ce qu’elle espérait était qu’elle fût à l’abri à Vendeaume, et que jamais, au grand jamais, Ri’saad ne sût pour ce qui s’était passé à Faillaise.

Les six jours de voyage retour – la faute aux intempéries et à une monture têtue dont elle se débarrasserait dès son arrivée – furent des plus éprouvants. Quelle allure avait-elle alors, avec ses vêtements trempés d’eau et ses cheveux emmêlés, sa tresse défaite d’une manière des plus désagréables et laides ? Quiconque la croisait devait ressentir une méfiance des plus appropriées.

Elle prit tout de même le temps de faire un saut à l’auberge, où elle récupéra sa chambre auprès d’Elda. Contre toute attente, la pièce était restée telle qu’à son départ, la Nordique n’ayant, au choix, pas trouvé de client à qui la refourguer, ou bien n’ayant pas eu le cœur à la louer en son absence. C’était le milieu de journée, l’auberge du Candelâtre était silencieuse, à l’exception d’un barde accordant sa lyre en attendant de faire un tour sur la place du marché pour y gagner sa journée. Aemillia en profita pour se prélasser quelques instants dans les bains, mais impossible de rester calme et apaisée lorsque l’image de la lettre, qu’elle gardait pourtant dans son sac, lui revenait en mémoire. Combien de temps de sursis avait-elle avant que l’on vînt la chercher ? Elle ne voulait décemment pas reprendre la fuite, elle s’était enfin trouvé un semblant de confort et de quotidien… Mais voulait-elle seulement fuir ?

Et pourtant, tout semblait inchangé à Vendeaume. Elda était fidèle à elle-même pour le meilleur comme pour le pire, tout comme les clients qu’elle croisa ici et là. C’était comme si elle venait tout juste de s’éveiller d’un long rêve au cours duquel elle aurait imaginé son séjour à Faillaise et le meurtre de Grelod. Mais la lettre était toujours là, au fond de son sac, légèrement froissée par le bazar qui y régnait et gondolée par l’humidité et la pluie qui avait traversé son sac. Et l’angoisse ne la quittait pas. Elle enserrait son cœur de ses longs doigts fins et crochus et l’étouffait, retenant chacun des battements jusqu’à le laisser le plus statique possible. Même lorsque la fraîcheur de la brise qui l’accueillit au sortir de l’auberge vint effleurer son visage, elle ne se sentit pas en meilleur état.

D’un pas mal assuré, elle prit la direction de la demeure Aretino qui dominait toujours aussi bien le passage. Elle n’était partie qu’une quinzaine de jours, mais le soulagement qui se déversa dans tout son corps en apercevant la bâtisse toujours intacte semblait indiquer le contraire. Elle devinait, à travers les vitres salies par la poussière, la petite lueur d’une bougie. Aventus était là, et attendait de ses nouvelles.

Elle n’eut pas besoin de crocheter la serrure, elle était déjà déverrouillée. Peut-être était-il sorti afin de se ravitailler en nourriture et avait oublié de fermer. Par habitude, elle toqua brièvement sur le bois, pour signaler sa présence, et pénétra dans la petite entrée. Le bois des marches craqua sous son poids, comme il l’avait toujours fait. Pour peu, elle aurait entendu les rires de Naalia, Aventus et Rolasa, et peut-être même les miaulements du chat de compagnie. Mais à l’étage ne l’attendait plus que l’enfant, seul et aux cernes violacés, las d’avoir attendu que le contrat fût exécuté. Et en effet, il guettait là, debout, prêt à l’accueillir, dans la pièce de vie vidée de ses meubles dans sa majeure partie. Sa voix résonnait en écho en rebondissant sur les murs, de même que le bruit de leurs pas tandis qu’il la rejoignait à l’entrée de la pièce. S’il n’avait toujours pas reconnu cette employée au service de sa mère, il resituait au moins Aemillia comme étant la personne à qui il avait demandé de tuer Grelod. Même si ça n’était pas grand-chose, l’Impériale l’acceptait – c’était toujours mieux que rien.

« Alors ? s’enquit-il d’une petite voix. Grelod la Douce. Est-ce qu’elle est… vous savez ? »

La jeune femme acquiesça. Il semblait qu’Aventus avait du mal avec les termes, et l’idée de la mort. Surtout lorsqu’il était à l’origine, techniquement, de celle d’autrui.

« Oui, souffla-t-elle. Grelod est morte.

– Ha ! rit-il d’un ton soudainement enjoué. Je savais que vous le feriez ! Je le savais ! »

Il trépignait, ne parvenait à rester en place. Était-ce parce qu’il était réellement heureux de l’acte, ou bien parce qu’il en craignait désormais les retombées ?

« Je savais que la Confrérie Noire allait venir à mon secours ! »

C’était à moitié vrai, il fallait l’admettre. Mais Aemillia ne se sentait pas à l’aise avec l’idée d’avoir usurpé l’identité de cette guilde d’assassins sur le déclin – si elle n’était pas complètement éteinte – et regrettait son acte irréfléchi d’avoir dessiné l’empreinte de sa main sur le mur. La lettre qu’elle avait reçue pouvait être un faux, une imposture visant à dénoncer la sienne. Elle espérait secrètement qu’un membre de la Confrérie vînt à elle, pour qu’elle s’expliquât et justifiât ses actes, tout en priant n’importe quel Divin capable d’agir pour que cela n’arrivât jamais. Car qui savait de quoi était capable un assassin qui souhaitait se venger d’une usurpation telle que celle qu’elle avait commise ?

« Tenez, comme promis, fit Aventus en se dirigeant vers une étagère voisine, et d’en tirer une assiette de porcelaine de bonne facture. Vous devriez en tirer un bon prix. »

L’Impériale tendit les mains afin de recevoir le présent de l’enfant. Cette pièce faisait partie d’un service qui occupait une grande place dans le cœur de Naalia. Elle le tenait de sa mère, qui elle-même le tenait de sa mère, sur plusieurs générations, si ses souvenirs étaient bons. Un héritage qui s’était transmis durant des siècles des parents aux enfants. Aemillia ne s’y connaissait pas assez pour identifier l’origine de cette céramique, et encore moins sa valeur financière, mais elle était décidée à la remettre à son propriétaire légitime. Elle ne pouvait accepter un tel cadeau. Pas pour les actes qu’elle avait commis en contrepartie.

« Merci, souffla-t-il avec un grand sourire. Merci encore.

– Te souviens-tu de ta promesse ? demanda-t-elle en serrant entre ses doigts l’assiette. Tu dois retourner à l’orphelinat. Quelqu’un prendra la relève de Grelod, et s’occupera de vous – pour de vrai, cette fois. Alors s’il te plaît, honore ta part du contrat, et retourne là-bas jusqu’à être en âge de vivre seul. Tu le veux bien ? »

Il acquiesça, les yeux embués de larmes. Y retourner semblait au-dessus de ses forces, mais il gardait la face. Tandis qu’elle tournait les talons, il lui assurait faire en sorte de partir de Vendeaume au plus vite, et de respecter l’ordre du jarl d’attendre jusqu’à ses seize ans. Six ans à écouler là-bas, à Faillaise. Cela paraissait faisable, si la guerre ne décimait pas les villes d’ici là.

Lorsqu’elle quitta la demeure, elle prit soin de replacer l’assiette dans l’étagère. Elle n’en avait pas besoin, et ne pouvait se résoudre à la vendre. Aventus apprendrait un jour la richesse sentimentale de cet héritage, et éprouverait une forme de reconnaissance lorsqu’il comprendrait qu’elle la lui avait laissée malgré tout.

Le reste de la journée fut fade, insipide, comme tous ces jours qu’elle avait perdus à errer depuis que Naalia n’était plus. Elle eut beau faire un détour pour se recueillir sur la tombe de la Nordique, son cœur n’en était pas plus apaisé. Quelque part grondait la menace de représailles de la part de la Confrérie Noire. Et jusqu’à ce qu’elle ne se couchât dans son lit, sous le toit de l’auberge du Candelâtre, cette sensation ne la quitta pas une seconde. Même la présence réconfortante de l’anneau au creux de sa poitrine ne suffisait plus. Elle ignorait combien son sursis serait long, si toutefois elle en avait seulement un. Quoi qu’il arrivât, il fallait qu’elle se fît discrète, désormais.

C’était pour son bien, et pour celui de tous.


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