Hiraeth

Chapitre 14 : Chapitre XIV — Premiers contrats — Première partie

7213 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/02/2023 16:10

Chapitre XIV

Premiers contrats

Première partie



« Nazir ? »

La voix de l’Impériale attira l’attention du Rougegarde, qui leva le nez de l’âtre devant lequel il se réchauffait, tournant lentement son visage vers elle.

« Qu’est-ce que tu veux, petite ?

– Je vais aller remplir les contrats que tu m’as transmis, annonça-t-elle. Y a-t-il quoi que ce soit que je devrais savoir avant de m’y rendre ?

– Ce sont lesquels, déjà ? »

L’homme massa ses paupières, visiblement un peu perdu, avant de masser sa barbe. Il paraissait davantage aimable que la veille. Aemillia l’avait longuement observé, penché au-dessus des flammes, avant de se décider à venir lui parler. Vêtue de son armure d’assassin, la jeune femme voyait son inexpérience la trahir tandis qu’elle s’exprimait dans le tremblement de sa jambe. Elle peinait à empêcher son talon droit de cogner le sol. Priant pour qu’il ne le remarquât pas, elle tentait de se perdre dans la conversation, et d’ingurgiter le plus d’informations possibles. Mais tout portait à croire que Nazir aussi était ailleurs, pris par des pensées qui ne concernaient pas la Famille.

« Alors… Nous avons un mendiant du nom de Narfi, un ancien menuisier qui s’appelle Ennodius Papius, ainsi qu’une patronne de mine à Aubétoile, Beitild.

– Oh, oui. Je te les avais gardés de côté pour que tu puisses découvrir un peu les châtelleries. Ça t’envoie dans l’est, surtout, et un peu au nord. Astrid a laissé entendre que tu n’étais pas de Bordeciel, à l’origine, et que tu n’avais probablement que très peu de connaissances de la province.

– Elle n’a pas tort… »

Aemillia toucha nerveusement sa petite dague, qui pendait à sa ceinture. Elle l’avait faite affûter le matin-même, peu de temps après s’être préparée, et étonamment cela n’avait pas spécialement déplu à Arnbjorn, bien au contraire. Il semblait s’ennuyer, et avait paru ravi d’avoir de quoi s’occuper pour une fois. Il l’avait même gratifiée d’un sourire lorsqu’il lui avait rendu son arme. L’Impériale avait frémi, convaincue qu’il cherchait à lui faire baisser sa garde afin de s’assurer avoir une ration de chair fraîche pour sa prochaine transformation en créature bestiale.

« Moi-même viens de loin. Je suis un fils de Martelfell, comme tu peux t’en douter. Je ne m’attarderai pas sur mon passé ennuyeux, compliqué, et guère reluisant. Mais tout comme d’autres ici, la Confrérie Noire m’a sauvé de moi-même. Et je n’ai jamais regardé derrière moi. »

Il se racla la gorge. Comme s’il s’était un peu trop livré à son goût, probablement plus que ce qu’il aurait désiré dans un premier temps, il rattrapa la conversation du mieux qu’il lui était possible.

« À mon arrivée ici, j’étais ravi de pouvoir remplir des contrats qui me permettaient dans le même temps de découvrir mon nouveau territoire. Donc je pense que tu t’en tireras très bien. Prends juste garde à ne pas te faire prendre. Si une prime est mise sur ta tête dans les autres provinces, cela pourrait te causer des problèmes à l’avenir. »

Elle acquiesça. Que pouvait-elle faire de plus ? Elle le savait déjà, tout cela. Et pourtant, jusqu’à présent cela n’avait pas été un frein pour ses déplacements. Aux côtés de Naalia, elle s’était rendue à Aubétoile, Fordhiver et Blancherive – la Nordique avait toujours refusé de l’emmener davantage à l’ouest, et encore moins en direction de Faillaise – et, que le jarl de la province fût un allié de l’Empire ou non, les vieilles mises à prix n’avaient jamais reparu. Peut-être en aurait-elle trouvé si elle était retournée dans ce maudit fort à la frontière – non pas qu’elle désirât y remettre les pieds, loin de là. Si le monde oubliait ses crimes, peut-être pourrait-elle vivre tranquillement…

« Faut-il que je fasse quoi que ce soit de spécial, au nom de la Confrérie ? Il faut que les gens sachent que nous sommes derrière ces morts, non ? Sans quoi, jamais ils ne nous craindront.

– Petite, petite. »

Nazir se releva, et vint gentiment poser sa main sur son épaule. Ses yeux riaient, bien que ses sombres lèvres fussent crispées dans un étrange rictus.

« Fais de ton mieux, ne fais pas de zèle. Nous devons survivre, avant de nous faire savoir. Tout viendra à point à qui sait attendre, comme dit le dicton. »

Elle voulut sourire, mais ses lèvres ne réagirent pas. Tant pis. Prenant tout de même le temps de remercier convenablement son mentor au sein du sanctuaire d’Épervine, Aemillia se hâta d’achever ses préparatifs. Nazir l’autorisa tout de même à emporter quelques provisions afin de tenir sur la route jusqu’à destination, et elle eut tout le loisir de remplir son sac de délicieuses pommes vertes, ses préférées, et eut même la permission de prendre l’une des gourdes en cuir finement taillé et de la remplir d’eau fraîche. Jusqu’alors, elle avait dû improviser sur les routes, n’ayant pas l’immense chance d’avoir un objet si précieux dans sa besace – elle avait enfin remédié à ce manque qui se faisait rapidement savoir lorsque le soleil cognait fort depuis son perchoir, dans le ciel.

Astrid lui adressa un sourire satisfait lorsqu’elle la croisa afin de l’avertir de son départ. Penchée sur la carte de Bordeciel fixée à la table par des dagues plantées dedans – par quelle sorcellerie était-elle parvenue à perforer la pierre grâce à ces lames, l’Impériale n’osait trouver réponse à ses questions –, la Nordique préparait sérieusement la suite de ses opérations, bien qu’Aemillia n’en sût pas le moindre détail. En tant que nouvelle dans ce foyer, peut-être devait-elle attendre de gagner sa confiance afin d’être mise dans la confidence. À moins que nul autre ici ne sût ce sur quoi elle travaillait. Mais avec la Mère et son Gardien qui arrivaient bientôt, peut-être rendrait-elle tout cela public ? Une part de la jeune femme trépignait d’impatience, incapable de tenir en place.

« Va, petite, l’encouragea-t-elle. Montre-leur ce dont tu es réellement capable.

– Je ne vous décevrai pas, Astrid. Je vous le promets.

– Reviens-nous en vie, et indemne. Nous aurons besoin de toi pour la suite des événements, c’est indéniable. »

Incapable de demander plus de précisions quant à ces paroles énigmatiques, qui n’avaient pour seul effet que d’attiser sa curiosité et de ranimer son impatience, l’Impériale lui demanda sommairement où avait été menée la monture avec laquelle elle était arrivée la veille. Astrid le lui indiqua d’une façon toute aussi sobre, sans fioritures, et, après avoir équipé et sellé le cheval, Aemillia l’enfourcha et quitta les terres du Sanctuaire, non sans jeter un dernier regard derrière elle en direction de la porte rougeoyante et du tambour qui résonnait dans sa poitrine.

Elle avait longuement réfléchi, à chaque instant d’éveil depuis que le sommeil l’avait quittée, quant à la route à suivre. Au terme de ce remue-méninges, elle se décida à galoper vers l’est, retrouvant avec un brin de nostalgie les chemins empruntés en compagnie de la caravane Khajiits quelques six ans plus tôt. Peu de choses avaient changé d’après ses souvenirs ; les bois étaient toujours aussi denses, avec leurs arbres immenses aux troncs épais et aux cimes feuillues, et les fleurs et buissons habillaient toujours aussi bien les bords de route pavée. Elle prit un doux plaisir à s’étendre dans l’herbe, à l’abri des regards, tandis que son dîner cuisait le premier soir. En bas de la colline rocailleuse où elle avait érigé son camp, elle scrutait les remparts de Helgen tandis que ses dents arrachaient la délicieuse viande de lapin qu’elle avait cuite en broche.

La ville était méconnaissable.

Ainsi, les rumeurs étaient bel et bien fondées.

Une destruction de cette intensité ne pouvait être le fait de l’homme, ou de toute autre créature qui rôdait dans ces bois. Ce ne pouvait être qu’un de ces dragons de légende. La terreur lui noua le ventre en constatant les ruines de cette ville qu’elle avait trouvé fort belle, malgré les événements liés à son passage en son sein autrefois. Le barde avait dû être enterré dans le cimetière voisin, où probablement toutes les dépouilles des personnes mortes durant l’attaque s’étaient à leur tour retrouvées. Combien de survivants, pour combien de défunts ? Leur nombre devait être dérisoire. Qui pouvait survivre à une catastrophe pareille, après tout ?

Elle avait surpris des ombres, des silhouettes, dans les vestiges des demeures de la ville fortifiée. Les drapeaux impériaux avaient disparu, les mâts restaient vides, pour ceux qui avaient survécu après tout ce temps. Des bandits avaient fait de Helgen leur repaire, mais elle n’avait trouvé la force de purger cet endroit. Ce n’était pas sa mission. Si bien qu’elle s’était contentée de l’observer au loin, rognant les os jusqu’à ne plus en laisser le moindre bout de viande, et permettant à sa monture de brouter l’herbe alentours et de s’abreuver dans les réserves naturelles d’eau qu’elle trouvait. Bien que son sommeil fût erratique, elle partit dès l’aube, sans le moindre regret pour la ville réduite en cendres qui ne saurait retrouver sa dignité d’autrefois.

La jeune femme se remémorait si bien les bons moments passés en compagnie de Ri’saad, Ma’dran, Atahbah et Khayla, tandis qu’ils longeaient les montagnes de Jerall par le nord. Ma’randru-jo était toujours aussi imbuvable, et il ne lui manquait guère. Ils devaient encore se trouver sur la route pour Blancherive ; peut-être pourraient-ils se croiser lors de son voyage, si la chance était de son côté. Mais le désirait-elle vraiment ? C’était une toute autre question. Elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer l’air déçu de Ri’saad. Convaincue que le vieux Suthay-raht savait, elle n’osait lui faire face.

Bien qu’il fût encore loin, l’automne approchait à grands pas. Près des cols montagneux, les cèdres perdaient déjà de leur verdure, et les cimes se teintaient de doré et de pourpre, tandis que les premières feuilles hâtives à choir pourrissaient dans une sombre couleur de terre, humidifiant les pavés et les sous-bois. Le cycle de la vie se poursuivait. Elle incitait sa monture à poursuivre la route, ralentissant lorsqu’elle la sentait fatiguer sans pourtant lui permettre de s’arrêter. Après tout, voilà qu’elle apercevait le pont qui menait jusqu’à Fort-Ivar. La petite bourgade, située au pied de la plus haute montagne de Bordeciel, et peut-être même de tout Tamriel, ne permettait son accès que grâce à cette bâtisse permettant de traverser le lac Geir. Celui-ci naissait d’un cours d’eau issu de la montagne, alimenté par le lac Honrich voisin de Faillaise, et s’étirait par la suite vers le nord, devenant alors le fleuve Sombreflot.

Fort-Ivar était un petit village, tout au plus un hameau. Certes, il était doté d’une auberge, mais cela venait uniquement du fait qu’il était un lieu de passage obligatoire pour tout pèlerin souhaitant se rendre à la Gorge du Monde, et à son sommet où résidaient des vieux sages, d’après les rumeurs et les légendes. Un vieux tertre, vestige d’une époque révolue où les Nordiques avaient bâti bon nombre de lieux de culte, se faisait savoir un peu plus loin, tout juste éloigné du village et ses habitants. Pourtant, malgré la pauvreté qui régnait en ces lieux, les Hommes l’accueillirent chaleureusement. Ignorant que sous sa robe elle avait revêtu l’armure d’assassin caractéristique de sa famille, tous voyaient en elle une humble voyageuse venue découvrir les environs. Elle se permit même de faire affaire auprès d’un aimable Nordique du nom de Klimmek en lui revendant une bague – l’une des dernières qu’il lui restait.

« Vous rendez-vous au Haut Hrothgar ? lui demanda-t-il en glissant dans sa paume les pièces du paiement. Les Grises-Barbes attendent que je leur livre leurs provisions, mais je ne suis plus en état de faire ce voyage…

– Je suis navrée, souffla-t-elle en baissant la tête, passablement gênée de devoir refuser une tâche dont elle ne souhaitait guère s’acquitter. Je doute pouvoir en être moi-même capable, la route jusque là-haut est bien trop périlleuse pour une femme comme moi.

– Ça ne coûtait rien de demander, soupira-t-il alors, son visage pâle prenant une teinte encore plus maladive. Merci tout de même, madame. Si vous souhaitez vous reposer, n’hésitez pas à demander à Wilhelm, à l’auberge. Il a toujours des chambres disponibles pour les personnes aimables comme vous. »

Feignant des sentiments agréables, elle remercia Klimmek d’un large sourire faussement amical, et prit la direction de cette auberge qu’il lui pointait du doigt. L’auberge de Vilemyr était un établissement modeste, mais toutefois confortable, et elle n’eut aucun problème pour réserver une chambre, contre une vingtaine de septims – elle était parvenue à jouer de son éloquence digne des plus grands marchands et faire diminuer le prix de moitié. Le tavernier, un Nordique chauve qui semblait résigné de ne voir guère plus de visiteurs que de pèlerins, l’interrogeait sur les raisons qui l’avaient menée jusqu’en ce lieu sordide où nul ne souhaitait s’installer plus d’une nuit – ce qu’elle comprenait, étant donné l’inactivité de l’endroit. Elle élabora un mensonge, prétextant de visiter les villes et les bourgades du sud afin d’y vendre les quelques bijoux qu’elle troquait et façonnait de ses mains, dissimulant tout de ses actes criminels qui lui valaient d’être recherchée par les soldats impériaux dont elle avait aperçu un camp un peu plus au sud.

« Dans ce cas, vous pourriez faire affaire avec chacun des habitants de Fort-Ivar, je suppose. Ne vous attendez pas à ce qu’ils achètent vos bijoux pour cher, la vie est rude par ici. Mais quoi qu’il arrive, n’allez surtout pas sur la rive gauche. Narfi pourrait être dangereux.

– Il y a un problème, avec ce Narfi ? fit-elle, cette fois-ci réellement intéressée par la tournure que prenait la conversation.

– Ce pauvre garçon n’avait déjà pas toute sa tête, mais ça a empiré quand sa sœur Reyda a disparu. Ils vivaient seuls sur l’autre rive, depuis la mort de leurs parents. »

Il s’accouda sur le comptoir, et approcha davantage son visage de l’Impériale, baissant peu à peu le son de sa voix, dans un murmure qu’elle peinait à comprendre par-delà les mélodies interprétées par une barde nordique à l’aide d’une lyre.

« Je lui répète qu’elle va rentrer, qu’elle va bien, et lui apporte de quoi manger pour qu’il survive. Mais il refuse de quitter ces ruines. Pour être honnête, elle est sûrement morte et enterrée quelque part. Elle avait l’habitude de récolter des ingrédients alchimiques de l’autre côté de la rivière. Si on ne la voit plus, c’est qu’il a dû lui arriver quelque chose. Mais en attendant… Narfi est seul, et délire complètement.

– Le pauvre…

– Vous l’avez dit. Si vous voulez l’aider, allez le voir. Mais vous feriez mieux de rester à l’abri, de ce côté de la rivière, croyez-moi. »

La conversation se poursuivit, bien que le sujet changeât à quelques reprises, et après avoir appris diverses informations qui ne sauraient guère lui être utiles à l’avenir, Aemillia prit congé du tavernier. Elle était épuisée, et bien que le soleil fût encore confortablement installé dans le ciel pour une poignée d’heures, elle s’autorisa un début de repos bien mérité. Elle irait assassiner Narfi dans la nuit, sans que nul ne la vît, ou bien à l’aube, si elle ne parvenait à s’éveiller à temps. Mais son rapide tour dans le village lui avait bien montré que les ruines, qu’elle avait aperçues sans savoir qu’elles étaient habitées par sa cible, étaient difficile d’accès. Soit elle traversait la rivière à sa cascade en sautant de rocher en rocher, priant pour ne pas glisser ou bien tomber à l’eau, soit elle empruntait le pont, un peu plus loin, qui permettait d’entamer le long pèlerinage jusqu’au Haut Hrothgar, avant de se glisser entre les falaises et les rochers jusqu’à parvenir à destination. Les lunes gibbeuses croissantes de la veille le seraient encore largement cette nuit-là, et elle pourrait s’aider de leur clarté pour se repérer. Si l’Impériale ne se lassait jamais d’observer les cieux nocturnes, c’était en partie car ils guidaient ses pas lorsque la lumière lui faisait défaut.

Et si Masser et Secunda se levèrent bien avant qu’elle ne sortît de sa torpeur, l’Impériale les remercia secrètement de lui offrir une aide aussi précieuse. S’extirpant des couettes confortables, bien qu’à l’odeur désagréable, la jeune femme ôta sa robe, et glissa son visage sous la coule noire qui ne laissait entrevoir que ses yeux émeraude brillant dans l’obscurité. Elle avait eu la chance de se voir offrir une chambre au rez-de-chaussée faisant face à la rivière, d’un côté duquel personne ne pouvait la voir se glisser par la fenêtre. Aussi silencieusement que la brise portait les parfums humides de la nuit, elle longea le fleuve jusqu’à se rapprocher de la demeure délabrée de sa victime.

Bien qu’elle aimât l’adrénaline qui insufflait son corps en situation de stress ou de danger, elle préféra se préserver d’une mort certaine par noyade ou bien en se brisant la nuque sur les rochers, et prit malgré tout de longues minutes afin de rejoindre les ruines de la maison de Narfi et de sa défunte famille. Elle trouva un homme, un Nordique, assis sur une couche posée à-même le sol de bois humide, face à une cheminée dans laquelle ne brûlait pas la moindre bûche. Noircie par la cendre, elle semblait pourtant ne pas avoir été utilisée depuis une paire d’années. Prostré sur lui-même, il se parlait à voix haute, inconscient d’être observé.

« Tu me manques, Reyda. Narfi est triste de ne pas pouvoir être avec toi… »

Il enfouit son visage entre ses paumes, désespéré. Des sanglots lui échappèrent.

« À Père, j’ai dit au revoir. À Mère, j’ai dit au revoir. Reyda part et Narfi ne peut pas dire au revoir. Narfi est très, très triste… Narfi veut dire au revoir à Reyda, Narfi a besoin de dire au revoir… »

Aemillia resta un instant cachée, à l’observer et l’écouter. Sa compassion pour le pauvre homme brisé la fit hésiter, un bref moment. Sa sœur l’avait-elle abandonné car elle ne supportait plus d’avoir à s’occuper de quelqu’un comme lui. Avait-il perdu la tête à son départ, ou bien était-il déjà dérangé à ce moment-là ? Difficile de le dire, tout comme elle était incapable de deviner depuis combien de temps la demeure s’était effondrée de la sorte.

Narfi étouffa sa voix dans une longue plainte, et ne s’interrompit que lorsqu’il sentit la lame froide de la dague de l’Impériale collée contre sa gorge.

« Ton âme sera accueillie par notre Père, Narfi.

– Par les Dieux, couina-t-il sans retenir ses larmes, ne me tuez pas… Narfi veut juste être seul…

– C’est ce que ta sœur aurait voulu. »

Elle devina que ses mots de trop eurent un effet dévastateur sur l’homme, qui se laissa faire sans protester plus. Le visage affaissé, pressant un peu plus la lame contre sa jugulaire, il semblait la supplier de l’achever, alors que quelques secondes plus tôt il réclamait l’inverse. Ses bras ballant le long du corps se parsemèrent de sursauts tandis qu’il se vidait de son sang ; le parquet de bois se teintait d’un rouge que les pluies ne sauraient effacer. Le corps tomba, raide, le visage s’enfonça dans les lattes dans un craquement ; la vie quitta Narfi aussi silencieusement qu’il avait vécu.

Aemillia ne put s’empêcher de recommencer son petit rituel, comme à Faillaise. Elle ôta son gantelet et trempa sa main dans le sang chaud, fraîchement déversé, et vint apposer l’empreinte de sa main sur la tunique débraillée de l’homme, dans son dos. Ainsi, ceux qui trouveront le corps sauront que la Confrérie était derrière ce meurtre. C’aurait pu être un geste altruiste, libérant l’âme de ce pauvre homme qui n’aurait jamais pu trouver le repos. En offrant au Père une âme aussi tourmentée et torturée, Aemillia s’assurait de sa satisfaction. Et en laissant une trace de son passage, elle contribuait à la gloire nouvelle de sa Famille.

Mais le plaisir de tuer n’était que faible, ce meurtre n’avait aucune saveur. Ce n’était pas un crime par plaisir, mais par obligation. Elle ne parvenait à se faire à cette sensation étrange qui la gagnait ; la satisfaction de mettre fin prématurément à la vie de quelqu’un lui ayant causé du tort était sans pareille, et le dégoût de soi qui naissait de cet acte qu’elle venait de commettre l’irritait, comme une tenue rendue trop collante par la pluie. Et ce sang qui recouvrait sa paume puait comme la pourriture d’un corps abandonné dans une pièce close. Par Sithis, elle devait se laver.

L’Impériale se rua sur les bancs de la rivière, et trempa sa main dans l’eau claire, qui se teignit alors légèrement. Il n’y avait rien à y faire, elle ne pouvait accepter de faire cela indéfiniment. Elle tuait de sang froid, mais détestait le faire si cela ne la concernait aucunement. Accomplir les deux autres contrats dont elle avait la charge s’annonçait terriblement compliqué.

 

Aemillia quitta Fort-Ivar dès le lendemain, affirmant n’avoir plus rien à faire dans la bourgade, mais remerciant néanmoins les locaux pour les affaires qu’elle avait conclues avec eux. Nul ne l’avait surprise à son retour dans l’auberge après sa virée nocturne, et elle en était ravie. Elle ne put cependant réprimer le sourire qui se dessina sur ses lèvres lorsqu’elle entendit les cris d’horreur d’un homme découvrant le cadavre froid et rigide de Narfi, de l’autre côté de la rive, tandis qu’elle repartait en direction de l’est vers sa prochaine destination.

Bien qu’il n’eût que peu d’occasions de s’entraîner, le cheval commençait à s’habituer à son rythme de voyage. Lorsque le terrain le permettait, elle le lançait au trot, voire au galop, ce qu’elle sentait comme toujours plus efficace que de rester au pas. Elle lui laissait quelquefois les rênes lâches, et profitait de la promenade pour apprécier le paysage qu’elle connaissait d’ores et déjà. En se référant à sa carte, elle nota qu’elle se rapprochait pas à pas de Faillaise, mais elle n’avait guère envie d’y remettre les pieds. Par chance, aucun de ses contrats ne l’y menait, si bien qu’elle savoura ce petit plaisir. Peut-être avait-elle été dénoncée par les enfants de l’orphelinat – auquel cas son visage figurait sur la liste des criminels recherchés dans la Brèche. Mieux valait ne pas s’attarder plus que raison ; l’Impériale prit la décision de pousser sa monture afin d’ériger un campement de l’autre côté de la frontière qui séparait la châtellerie de celle de Vendeaume.

L’écoulement de l’eau dans la rivière Tréva était apaisant, et si la jeune femme ne s’était pas sentie aussi mal à l’aise en restant là, elle aurait bien profité de l’occasion pour y piquer une tête, ou au moins y tremper les pieds. Elle se remémorait les leçons de nage inculquées par ses précepteurs lorsque, dépités, ils réalisaient qu’ils ne pouvaient tenir la gamine en laisse indéfiniment. Contraints de suivre les envies de la fillette qui voulait à tout prix savoir se déplacer dans la rivière Corbolo, ils avaient cédé et le lui avaient enseigné. Et dire que cela lui avait été fort utile par la suite ! Elle se félicitait d’avoir été aussi bornée à l’époque.

Le seul ennemi auquel elle n’avait su se confronter était sa mère, à ce moment-là. La baronne désirait que sa fille suivît la même route qu’elle ; parfaite en tous points, désirable pour les autres nobles aux fils desquels elle serait présentée en vue d’une union, rien ne devait être laissé au hasard. La jeune Aemillia ne voulait rien de tout cela, elle souhaitait seulement s’amuser, se divertir, lire ses histoires préférées et passer du temps avec sa nourrice. Mais même Octavia ne pouvait s’opposer aux désirs de la baronne. Alors l’enfant devait obéir, porter ces affreuses robes, subir ces longues heures passées à la préparer, à la sublimer, et se taire lorsqu’elle entendait ces hommes d’au moins deux fois son âge affirmer à ses parents qu’ils seraient intéressés par l’union car ils la trouvaient à son goût. Cela la répugnait, mais elle devait rester cette petite poupée parfaite que sa mère désirait.

Aveuglée par une vieille prophétie qu’on lui avait partagée, la baronne n’avait jamais réalisé le malheur qu’éprouvait sa fille.

Mais aujourd’hui, cette époque était révolue. Et son passé ne saurait la rattraper. Car la baronne avait été assassinée, alors qu’Aemillia venait de fêter ses dix ans, et jamais plus elle ne reviendrait la hanter. Quant à son père… Elle ignorait ce qu’il était devenu, mais il y avait fort à parier qu’il avait rejoint son épouse dans la tombe. Jamais elle n’avait vu d’homme aussi entiché de sa femme, bien qu’il eût passé tant de temps loin d’elle, à la capitale, afin de servir l’Empereur, de son vivant.

Le cheval renâcla, comme pour rappeler sa cavalière à l’ordre. Un rapide regard jeté aux alentours informa l’Impériale qu’ils approchaient d’un campement – de nomades, de chasseurs ou bien de bandits, elle l’ignorait. Les traces de pas dans le sol meuble, les arbres aux troncs coupés, ainsi que le parfum d’un feu de camp, tout cela trahissait ces individus. Aux aguets, elle laissa sa monture aller au pas. Si elle restait sur ses gardes, elle pouvait agir rapidement et se sauver en cas de besoin. Mais ce n’était pas avec une dague aussi courte qu’elle pouvait se défendre. Il lui fallait une arme à distance.

L’odeur devenait plus forte, agressait son nez et rendait ses poumons terriblement douloureux. Au brûlé se mêla une effluve répugnante, qui lui secoua le cœur et les intestins. L’odeur de la mort, de la putréfaction. Il ne lui fallut guère plus de temps pour le remarquer : le campement était dénué de vie, les corps rongés par les bêtes et la saleté étaient étendus là, massacrés par quelque chose ou quelqu’un. Elle préférait ignorer la cause de leur mort prématurée ; défigurés, les individus étaient méconnaissables. S’agissait-il d’hommes, de femmes, et à quelle race appartenaient-ils ? Impossible de le deviner.

L’un d’eux gardait néanmoins, fermement serré entre ses mains grossièrement gonflées par la dégradation naturelle des chairs, un arc de bois. À ce qui était autrefois sa taille, située un peu plus loin et probablement arrachée au tronc par une bête affamée, un carquois aux flèches dispersées. Aemillia retint un haut-le-cœur tant bien que mal, et mit pied à terre, dans le seul but de mettre la main sur cette arme dont elle aurait davantage besoin que le corps. Les chairs s’arrachèrent mollement lorsqu’elle tira sur l’arc, et elle le secoua avec vigueur pour décoller les derniers morceaux qui refusaient de s’en aller. Le bois se retrouvait taché là où les doigts et la paume l’avaient longuement frotté et, préférant s’épargner de revêtir un carquois sali par l’odeur de la putréfaction, l’Impériale trancha la sangle qui le liait au corps, se contentant d’en bricoler sommairement une avec des lanières qu’elle gardait dans son sac de toile. Sans accorder le moindre respect aux dépouilles, ni leur offrir de sépulture décente – en avaient-ils réellement besoin ? – elle enfourcha de nouveau son cheval, et quitta la scène dans un début de trot, avec empressement.

Elle n’avait pas tiré à l’arc depuis une paire d’années, si ce n’était plus. Elle se souvenait des entraînements, au sanctuaire de Cheydinhal, mais ce n’était pas la même rigidité du bois – c’était à peine si elle pouvait savoir si la corde était en bon état. Mais faute de mieux, elle n’aurait qu’à l’essayer lorsque viendrait l’heure de chasser. Entourant le ventre de l’arc de bandelettes de tissu afin de s’épargner le contact du bois souillé, Aemillia se perdit une énième fois dans ses pensées. Que dirait-il s’il la voyait tuer ses victimes à distance d’une telle façon, lui qui ne jurait que par la fiabilité de sa lame d’ébonite ? Peut-être rirait-il de la voir ainsi. La distance ne la mettait guère à l’aise. Mais en cas de besoin, c’était nécessaire de pouvoir se défendre ou attaquer d’une telle façon. Encore fallait-il qu’elle parvinsse à s’en sortir en archerie.

Jusqu’à parvenir à Vendeaume, elle s’octroyait quelques tentatives tandis que le cheval se reposait, reprenant difficilement ses marques et se remémorant les poses à adopter pour mieux viser, mieux tirer. La corde avait tenu bon, et malgré le manque de soin apporté au bois, il était suffisamment robuste pour tirer de belles flèches qui allaient fièrement se planter dans l’écorce des chênes. Elle n’en cassa qu’une ou deux, qu’elle garda néanmoins sur elle ; leurs pointes pouvaient toujours s’avérer utiles, bien qu’elle imaginât difficilement les conditions requises à leur utilisation.

Au terme de ce long voyage, qui dura quatre jours, elle aperçut les hauts remparts de Vendeaume, toujours aussi oppressants et peu rassurants. Beaucoup de choses avaient changé en une si courte période, pour l’Impériale. Mais la ville, elle, restait toujours la même. Remplie de Nordiques racistes et imbus d’eux-mêmes, ainsi que de Dunmers opprimés qui ne pouvaient se défendre convenablement, la capitale d’Estemarche lui donnait froid dans le dos. Pourtant, elle décida d’y faire un saut, au moins pour la nuit, quitte à dormir sous les ponts. Le garçon d’écurie ne sembla pas la reconnaître, et resta formel en récupérant sa monture. Les gardes ne firent aucun commentaire. C’était comme si elle n’était jamais venue, avant ce jour-là. Cette sensation était particulièrement étrange, à la fois plaisante et désagréable. Elle ne savait guère quoi penser de cela.

Il était hors de question de trouver refuge chez Elda. Pas après son départ précipité de son auberge aux prix indécents. Plutôt que de passer le seuil de sa bâtisse, Aemillia préféra longer les remparts, et ses pas la menèrent jusqu’au Quartier Gris. Elle n’y croyait pas trop, mais peut-être pouvait-elle louer une chambre au Club de la Nouvelle Gnisis. Les couleurs chatoyantes des drapeaux étendus contrastaient avec l’austérité de la rue et de l’architecture vendeaumoise, et c’était l’un de ces détails qui plaisaient le plus à l’Impériale. Elle poussa la lourde porte de bois renforcée – probablement afin de prémunir les résidents des attaques des voisins nordiques – et se laissa envelopper par la chaleur de la pièce, ainsi que par la douceur du parfum d’encens qui embaumait l’air.

Le Dunmer qui tenait le comptoir, Ambarys Rendar, la dévisagea, et s’apprêta à lui proposer de faire demi-tour, avant de s’abstenir soudainement. Pour quelle raison, elle l’ignorait, mais préférait ne pas le savoir. Elle marcha jusqu’à lui d’un pas assuré, convaincue que cela jouerait en sa faveur.

« Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? lâcha-t-il lorsqu’elle se faufila entre deux sièges pour lui faire face.

– Je souhaiterais une chambre pour la nuit, s’il vous plaît.

– L’auberge du Candelâtre serait plus appropriée pour quelqu’un comme vous, non ?

– J’ai eu des différents avec la gérante, à cause de sa haine infondée des Dunmers, notamment. Je suis une amie de Rolasa, j’espérais que cela puisse vous convaincre.

– Oh. Il fallait le dire tout de suite. Aemillia, je présume ? »

Elle acquiesça. Demander comment avait-il eu connaissance de son prénom était futile – Rolasa en avait probablement déjà fait mention du temps où elle louait chez lui, après tout. Ambarys disparut un instant sous son comptoir, et reparut rapidement, une petite enveloppe entre ses doigts gris.

« Elle a fait parvenir ça, pour vous. Elle disait dans sa lettre que je devais vous l’apporter si je passais voir Elda, mais je préférais l’éviter. Ça m’arrange que vous soyez venue à moi à la place.

– Je vous remercie d’avoir pris soin de la lettre de Rolasa.

– Vous aurez la chambre à l’étage, pour dix septims. Et la possibilité de prendre un bon repas chaud pour le dîner.

– C’est très aimable. Merci beaucoup, monsieur. »

Il secoua les épaules. Les affaires restaient les affaires, après tout. Elle lui tendit l’argent qu’il réclamait, et s’éclipsa tant bien qu’assez vite à l’étage afin d’y lire le courrier que Rolasa lui avait adressé. Cela signifiait que son voyage s’était déroulé comme prévu, et qu’elle était parvenue à Sombrejour. À cette pensée, Aemillia sentit son cœur se gonfler de joie, et les larmes monter. Elle ne se permit de craquer qu’une fois enfermée à double tour dans la pièce qu’on lui avait permis d’investir pour la nuit. Prenant tout juste le temps de souffler, elle s’installa sur une chaise abandonnée dans un coin, et décacheta la lettre. L’écriture de Rolasa, douce et soignée, acheva de faire chavirer son cœur.

Chère Aemillia,

Ses lèvres se serrèrent, sa vue se brouilla. Elle épongea rapidement ses yeux d’un revers de manche.

Comme tu peux le comprendre en lisant ces mots, je suis parvenue à Sombrejour. J’y ai retrouvé mon père et mon frère, ainsi que l’épouse de ce dernier et leur premier enfant. Je ne regrette aucunement ma décision. J’espère toutefois que tu vas bien et que la vie est clémente avec toi désormais.

Il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à toi et à ton devenir…

La gentillesse de Rolasa et sa chaleur transparaissait dans ses tournures affectueuses, bien que retenues. Les lignes défilaient les unes après les autres sous les yeux d’Aemillia, captivée par la courbure des lettres, la rondeur de ses « a » et de ses « o » et, au contraire, la rigidité des « l » et des « t » ; elle lut avec une attention particulière les longues pages, dans lesquelles la Dunmer lui confiait ses sentiments avec timidité, ses regrets avec tristesse, et ressassait des souvenirs nostalgiques de l’époque où tout allait bien pour elles, du temps où Naalia était encore en vie, et où Aventus souriait et riait innocemment comme tout autre enfant choyé et aimé.

Les aurevoirs et leurs formules de politesse, qui sonnaient comme un adieu définitif, eurent raison de l’Impériale. Posant délicatement la longue lettre sur le guéridon voisin, elle fixa longuement le sol, avant de laisser ses émotions s’exprimer sans retenue. La colère de n’avoir pu protéger ce qui lui était cher toutes ces années durant, la tristesse d’avoir perdu les personnes qu’elle affectionnait tant, la haine envers les événements et les individus qui s’étaient mis en travers de sa route et l’avaient privée de son bonheur, aussi fugace pût-il être. Dans un hurlement muet, ses mains resserrées en un poing appuyant sur sa poitrine, le visage d’Aemillia se tordit de douleur. Le corps traversé par des tremblements, elle ne pouvait bouger le moindre muscle.

Combien de temps resta-t-elle ainsi, dans cette position ? Elle eut tout juste la force de se mouvoir jusqu’au lit, où elle s’endormit sans le moindre effort, exténuée. Dans un sommeil où seuls les cauchemars se sentaient bien, elle vit chacun de ces visages qu’elle avait aimés se détourner du sien ; les silhouettes s’effaçaient les unes après les autres, la laissant seule sans aucune épaule sur laquelle pleurer, sur laquelle se reposer. Même lui, qui pourtant avait toujours été là pour la soutenir lorsqu’elle se laissait gagner par la douleur ou la tristesse, n’était plus à ses côtés. Ses yeux ambrés qui la regardaient avec autant d’affection que de nostalgie ne reflétaient plus rien, semblaient ne plus la reconnaître. Puis, comme tous les autres avant lui, son visage s’effaça dans la pénombre.

Aemillia s’éveilla en sursaut. Son cœur avait raté un battement. Secouée par un tremblement qu’elle ne pouvait réprimer, elle contempla la pièce dans laquelle elle avait à peine pris le temps de s’installer. La lettre patientait toujours sur le guéridon, sa dague était tombée au sol durant son repos. Elle rangea le tout et, décidée à reprendre la route jusqu’à sa réelle destination, descendit les marches qui la conduisirent au rez-de-chaussée, où Ambarys guettait la clientèle nocturne. Quelques Dunmers étaient venus boire un coup et discutaient bruyamment ; on la dévisagea à peine lorsqu’elle pénétra. Elle avait jugé bon de dissimuler son visage sous sa cape, ce qui la fit passer pour n’importe qui, un individu anonyme dans la foule. Elle eut droit à un bol de soupe à la viande et aux légumes, accompagnée par du pain frais du matin bien qu’un peu durci, et quitta les lieux sans demander son reste.

Le seul détour qu’elle s’autorisa, sans même prendre la peine de rencontrer un forgeron afin d’arranger ou de retravailler l’arc qu’elle avait dérobé au cadavre – quel mensonge aurait-elle pu formuler pour se dédouaner de son acte moralement répréhensible ? –, fut au cimetière. La tombe de Naalia se trouvait là, comme elle l’avait laissée la dernière fois qu’elle lui avait rendu visite. Pas une fleur, rien d’autre que de la mousse s’accumulant peu à peu, gagnant du terrain un peu plus chaque jour sur la pierre. Naalia était délaissée, plus personne ne venait lui rendre visite. Quelle tristesse.

Aemillia eut beau lui adresser quelques paroles, le poids écrasant son cœur ne s’envola pas pour autant. Quelque part, elle se sentait responsable de cet abandon. Après tout, si elle n’avait pas accepté ce contrat, si elle ne l’avait pas réalisé, et si elle n’avait pas décidé de rejoindre la Confrérie Noire à Épervine, elle aurait été toujours là, à Vendeaume, aux côtés de ce qui restait d’elle, à entretenir sa mémoire et sa dépouille. L’Impériale savait parfaitement que tôt ou tard le souvenir de Naalia s’estomperait, comme celui de toutes les personnes que l’on avait enterrées à ses côtés. N’était-ce pas là la finalité de tout un chacun, après tout ? Tout en se disant cela, la jeune femme arracha les mauvaises herbes qui étiraient leurs brins comme tout autant de racines avides, avant de se relever. Accordant à la tombe un dernier regard embué d’émotions, elle tourna les talons et reprit sa route.

Quitter Vendeaume fut, comme ce à quoi elle s’attendait, un réel soulagement. Une fois de nouveau à dos de cheval elle sentit la liberté la gagner. Oppressée dans la cité, elle retrouvait alors tout le plaisir d’être elle-même.

Abandonnant ses regrets et ses inquiétudes dans son sillage, Aemillia prit la direction de son prochain objectif.

Après tout, sa victime l'attendait.

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