Tiré à quatre épingles

Chapitre 4 : Préjudice

8838 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 25/02/2025 09:28

                     Chapitre 4

 

 

Le soleil pâle du retour des beaux jours approchait de son zénith lorsque les singuliers partenaires arrivèrent au fameux carrefour du Paon. Ils avaient chevauché plus d’une heure sur la Grand-Voie à un rythme soutenu, depuis la porte Est de Kagen.

Kaehl avait découvert que le marchand était en fait un cavalier émérite en cela qu’il n’avait eu aucun mal à suivre sa cadence.

Le trajet s’était passé dans le silence du au trot accéléré qu’ils avaient adopté, ne croisant que quelques badauds et une pathétique caravane paysanne.

 

Le carrefour du Paon se trouvait être une patte d’oie divisant la Grand-voie en deux chemins plus modestes. La piste de droite descendait vers une destination non désignée tandis que celle de gauche, Zarzecze, était signifiée par un simple panneau de bois. Bartolo leur avait indiqué qu’ils apercevraient la maison de Zerca depuis cette position.

Malgré son excellente vision Kaehl n’apercevait rien d’autre que les immenses champs de blé et les platanes qui bordait la piste en terre battue.

 

Ils suivirent la direction du Duché espérant tomber rapidement sur la demeure du client de Kaehl. Une ou deux lieux plus tard, ils tombèrent sur un large panneau de bois en bordure de route.

En langue commune finement calligraphiée on pouvait lire : « Bienvenue à Zarzecze, terre de bois et de fruits. »

Voilà qui marquait clairement la frontière entre le territoire de Kagen et le Duché. Au grand étonnement du Sorceleur aucun poste de garde ni aucun homme en arme ne veillait sur les lieux. En regardant bien on pouvait distinguer au loin une longue toiture en bardeau gris clair. Il devait s’agir de la demeure de Zerca. Kaehl pointa du doigt en direction du toit pour Iliak puis ils commencèrent à trotter dans cette direction.

 

Plus ils s’approchaient plus le sorceleur s’apercevait que la bâtisse n’avait absolument rien d’une modeste mansarde. Des quelques centaines de pas qui les séparaient de l’entrée, on pouvait voir le domaine ceinturé de haies de conifères assez haut pour cacher ses occupants mais laissant deviner une large propriété.

 

Posté maintenant devant un portail à double portique en fer de mauvaise qualité, Kaehl et Iliak faisaient face à un grand corps de ferme en deux parties. La bâtisse en forme de L, semblait avoir été rénové récemment et à la hâte. Le blanc cassé des murs apparaissait immaculé tandis que bois et métaux étaient nettement plus défraîchis.

Si ça c’est une modeste mansarde, ma piaule à Kaer Seren c’est le palais de Beauclair pensa le sorceleur tout en s’interrogeant sur les raisons de cette sous-estimation. Peut-être que le coquin s’attendait à une inflation du prix du contrat si Kaehl avait découvert qu’il n’était pas un petit vassal désargenté mais un grand bourgeois agricole.

 

Sur leur gauche s’étendait en carré, un riche et vert potager en pleine croissance en ce début d’estivation, où les cucurbitacées régnaient sans partage.

Entre le royaume des courges et le bâtiment étaient étendu des fils à linge. Beaucoup de fil à linge, d’où pendaient draps, chausses, culottes, chemises et différentes sortes de nappes. Le petit vent d’ouest créait dans cet océan de tissu des remous semblables aux ressac d’un océan calme. Au bord de cette mer de toile se tenait une femme, que Kaehl devinait jeune, accroupie les genoux sur un oreiller.

A l’aide d’un grand battoir elle frappait délicatement un long tapis de lin. Leur tournant le dos elle ne remarqua pas de suite la présence des deux hommes. Eux pouvait admirer sa longue chevelure auburn qui semblait prête à s’embraser sous les assauts du soleil éclatant.

 

Comme si elle s’était sentie épié, elle tourna son buste vers eux sans se relever.

Surprise, elle les dévisagea longuement laissant à Kaehl le temps d’admirer son visage gracieux au teint opalin, aux pommettes hautes et à la fine bouche. Le genre de beauté diaphane dont le sorceleur était particulièrement friand.

Sa position et sa fine robe laissait entrevoir des cuisses blanches et fermes ainsi qu’une croupe galbée des plus attirantes.

La belle finie par poser son instrument au sol et se leva sur ses jambes, qu’elle avait graciles et fortes à la fois. Sa robe blanche à motifs floraux était légèrement échancrée au niveau du buste et dévoilait innocemment une généreuse poitrine.

 

La scène impulsa une irrésistible poussé de désir chez Kaehl. Une pulsion à peine contrôlée. Cela faisait plus d’un an qu’il n’avait pas connu de femme. Un an qu’il avait rompu avec...Elle.

Depuis il n’avait laissé aucune place dans sa vie pour la bagatelle. Mais la fraiche lingère avait fait sauter les digues.

Il lui fallut un petit moment pour remporter le combat contre cette violente vague d’appétit sexuel.

Le sorceleur s’ébroua intérieurement, concentrant son esprit sur sa mission...le vieux Vespert est malade...il faut le sauver ! Pas le temps de badiner !

Ce faisant il sentit le retour bref de l’inconfortable sensation de picotement dans les extrémités, sensation déjà expérimentés la veille au soir. De fait la pulsion charnelle se dissipa rapidement laissant place à une brève angoisse.

 

A la suite de cette victorieuse diversion de l’esprit, Kaehl, regardât sur sa droite. Il put constater qu’Iliak appréciait également le spectacle offert par l’inconnue.

A leur grande surprise, la jeune femme s’avança au plus proche de la clôture et leur dit avec un air mutin :

« Je peux vous aider messires ? »

Elle s’était penchée pour leur parler au-dessus de la barrière dévoilant encore un peu plus ses forts joli attributs.

Iliak restant mutique c’est Kaehl qui lui répondit lentement :

« Nous menons une enquête pour le compte de Zerca, le maitre de ces lieux si je ne me trompe. Auriez-vous l’amabilité de le faire chercher si cela ne vous dérange pas jeune dame ? « 

La damoiselle piqua un léger fard tout en répliquant à mi-voix :

« Je crains que mon oncle soit absent tout comme ma tante et comme le travail a cessé aux champs les ouvriers sont resté chez eux. »

 

Kaehl, qui retrouvait peu à peu sa contenance marqua un temps d’arrêt avant de répondre. Une jeune fille de cette beauté laissée seule...Légèrement inconscient le client se dit-il.

Il jeta un coup d’œil à Iliak qui lui restait subjugué par la sublime nièce de Zerca. Se voulant sérieux, il rétorqua :

« Permettez que je vous explique. Pour les besoins de notre enquête il nous faut inspecter le champ où se trouve une grange bleue. J’aurais donc besoin de deux informations de votre part.

Sauriez-vous nous indiquer sa direction ?

Et...me donner votre prénom ? » 

 

Loin d’être désarçonnée, la belle esquissa un sourire espiègle.

« Concernant les champs de la grange vous n’avez qu’à suivre le chemin de trait le long des haies sur la gauche. A moins de deux lieux le chemin montera sur une colline. De l’autre côté se trouve ce champ maudit. La jeune femme frissonna, imperceptiblement pour le commun des mortels.

Quant à votre seconde question...eh bien mon nom est Violetta »

Elle avait répondu candidement, réajustant sa robe et joignant ses mains derrière son dos.

 

« Je me nomme Kaehl et voici Iliak. Je vous remercie pour votre coopération et vous souhaite une agréable journée. » conclu rapidement le sorceleur afin d’abréger les souffrances d’Iliak (et les siennes) tous deux groggy par les charmes de Violetta.

« Bonne journée à vous messires, que Melitele vous garde et que le Destin vous protège et aide à vos recherches. » conclue la jeune femme.

Les deux hommes firent un geste de la main, Iliak un salut emprunté et Kaehl un mouvement vague rappelant un début de révérence.

 

Après avoir salué la voluptueuse Violetta, nos deux compères se mirent à suivre la piste indiquée par cette dernière. Le long de la futaie, du côté gauche de la propriété, se trouvait effectivement un chemin labouré un nombre incalculable de fois par des bêtes de somme tout au long des siècles.

 

Abordant le sentier dans un trot amorphe, comme si les chevaux avaient eux aussi été envoutés par le charme de Violetta, Kaehl sentit qu’Iliak avait envie de parler. Encore tout émoustillé par leur enchanteresse rencontre, le marchand pris la parole dans une excitation palpable :

« Elle était tout à fait charmante cette petite ! Voyez-vous c’est le genre de beauté dont ma chère Zérikanie manque cruellement.

Sa mère doit être d’une grande beauté. Ne vous y trompez pas, les femmes du Désert sont de pures merveilles.

Disons simplement qu’elles sont dépourvues de la prévenance et de la délicatesse des femmes du Continent. N’avez-vous pas été vous aussi ébloui par sa grâce sorceleur ? »

 

Kaehl aurait pu lui répondre avec l’indifférence courtoise que l’on sert aux curieux pour écarter leurs questions indiscrètes ou gênantes. D’autant qu’il était coutumier du fait.

Néanmoins quelque chose dans l’humeur joviale du marchand le poussa à faire preuve d’honnêteté.

« C’est une très belle jeune femme, tout à fait à mon gout à vrai dire. Seul un aveugle ou un abstinent la trouverait repoussante. Difficile de croire qu’elle soit de la famille de mon commanditaire tant un fossé de prestance physique les séparent. »

Iliak eu l’air surpris et fixa l’horizon. Peut-être est-il en train de se souvenir d’une parenté à la beauté aussi diamétralement opposée parmi ses connaissances supposa Kaehl avant de poursuivre :

« Si elles manquent de prévenance et de délicatesse, de quoi les femmes zerikaniennes ne manquent-elles pas ? »

En tant que sorceleur Aigle en ayant lui-même croisé quelques-unes, il pensait connaitre la réponse tant la renommée de ces femmes avait depuis bien longtemps traversé le désert du Korath.

La reine Selema, sa garde prétorienne entièrement féminine et les guerrières amazones en étaient les plus illustre exemples.

 

Iliak eu un sourire crispé suivi d’un regard craintif comme s’il redoutait que quelqu’un ne l’espionne.

« Je serai puni si l’une d’elle venait à m’entendre voyez-vous. Mais de vous à moi sorceleur, les femmes au pays sont...de puissantes castratrices. Nos traditions ne laissent guère place aux galants jeux de séduction, c’est le moins que l’on puisse dire...

Vous savez peut-être que ce sont elles qui exercent le pouvoir sur le Royaume, en premier lieu notre reine, la douzième fille du soleil Selema la Grande. Elles ont également la charge de la justice et de l’armée voyez-vous.

Tandis que nous, masculins, dédions nos vies au commerce, à l’éducation, à l’architecture et aux beaux-arts. Pour les taches les plus basses nous utilisons des esclaves. Vous comprendrez alors que ce sont les femmes qui choisissent leur mari et pourquoi les affaires maritales sont souvent traitées de manières expéditives. J’ajoute pour information complète qu’un mari reconnu coupable d’adultère est irrémédiablement puni de mort... »

Si Kaehl avait eu vent, de façon parcellaire, de l’organisation sociale de la société en Zerikanie, il s’amusa du fait qu’en rentrant plus en détail on pouvait constater que la structure sociale de l’autre côté du Korath se trouvait être le parfait miroir inversé de ce qui avait court sur le Continent.

Il en fit part à Iliak qui lui rétorqua qu’il s’agissait là d’une analyse parfaitement exacte.

 

Leurs montures finissaient de grimper, d‘un pas monotone, la petite colline qui devait les mener au champ de la Grange bleue. Le soleil clair de ce début d’après-midi tapait fort et chauffait de manière inattendue. En se retournant Kaehl pouvait voir les gouttes de sueurs dans le cou d’Iliak.

Ils arrivèrent en haut d’une petite butte pour découvrir une vaste étendue de blé baignée de lumière et piquetée de coquelicots qui formaient comme des monocles rouges sur la plaine.

Au loin, sur les hauteurs, de sombres pruniers se détachaient en grappe formant un jeu de clair-obscur digne des plus grands maitres artistes peintre de Toussaint.

Au centre du tableau, une grange miteuse au toit bleu défigurait le paysage comme l’apparition soudaine d’une verrue sur le minois d’un jeune éphèbe à la mode.

 

La large piste descendait à la fameuse grange autour de laquelle s’étendaient les andins formés par la fauche du blé. Grace à sa vision, la plus fine et la plus précise du règne animal, exception faite des vampires supérieurs, Kaehl aperçu immédiatement la scène où se tint le massacre des bourricots.

Il mit pied à terre et caressa l’encolure de Léon tandis qu’Iliak descendait maladroitement de son canasson.

« Je vais voir s’il est possible d’en apprendre plus. Vous pouvez m’assister si cela vous sied. Dans le cas contraire mettez-vous à l’ombre au pied de cet arbre. » dit Kaehl en désignant un marronnier, le plus ombragé des feuillus alentour. Le marchand semblait peu emballé par la première option et assura à Kaehl qu’il était préférable qu’il suive l’enquête du sorceleur à bonne distance.

 

Des marques de brulure, typique des apparitions de spectre, formaient de petits cercles irréguliers sur le sol. Kaehl pouvait sentir les résidus ferreux que la glèbe régurgitait, réminiscence des litres de sang d’équidés que l’ectoplasme y avait versé.

Kaehl fit le tour de la scène de crime mais cette dernière semblait ne pouvoir lui révéler aucun indice pertinent sur l’identité même du spectre. La violence de l’attaque, tout à fait courante dans ce genre de cas, ne démontrait rien d’autre qu’une rage incontrôlée, commune aux revenants maudits et aux bannis du repos Éternel.

Il concentra donc toute son attention sur les différentes odeurs qui se mêlaient en ce lieu. Blé surin brulé, orge, panache de céréales diverses et terre meuble récemment gorgée de liquide vitaux, sang, urines et matière fécales. Une autre fragrance, plus lointaine et bien plus agréable, se camouflait dans ce mélange nauséabond.

Kaehl la connaissait bien, et pour cause la Liqueur de cerise comptait parmi les alcools les plus populaires sur le Continent. Cependant sa perception des effluves du célèbre breuvage était minime, vaporeuse et ne provenait assurément pas de la scène de crime ni de ses alentours proches.

Une des prouesses des sorceleurs est leur capacité, non seulement de repérer précisément mais également d’isoler les arômes, parfums et autres émanations afin de remonter leurs traces.

Ce que fit notre sorceleur dans un effort manifeste, sous l’œil curieux d’Iliak, assis en tailleur à l’ombre de son marronnier.

 

Des souvenirs vinrent se mêler à sa tentative de pister l’odeur.

La mémoire d’un sorceleur qu’il avait connu jadis. Un tueur de monstre implacable, grand amateur de liqueur de cerise. Un frère à la réputation légendaire, tant parmi ses pairs que dans la populace.

Dauros, aussi appelé le Loup doré était un mutant de l’école du Loup qui avait servi les bonnes gens pendant des décennies. Il faisait littéralement parti des tout premiers sorceleurs à avoir foulé le Continent. Kaehl l’avait croisé dans une auberge d’Ard Carraigh en Kaedwen il y’a de cela une vingtaine d’année.

 

Cela ne lui demandait aucun effort de se remémorer le parfum de l’alcool de griottes sur le charismatique barbu qui avait poussé le vice à en faire son eau de toilette. Kaehl et lui avaient échangé quelques histoires et autant de verres. A son réveil et alors que sa tête bourdonnait des vapeurs du spiritueux, le Loup s’était fait la malle.

A l’époque le vieux canidé approchait les quatre-vingt-dix ans mais son mythique levé de coude pouvait encore tenir en respect les plus vigoureux soulards. Une paire d’année plus tard on apprenait la mort du Loup doré tombé dans une embuscade dont l’identité des assaillants variaient en fonction de l’interlocuteur.

Repoussant ce souvenir intrusif, Kaehl se focalisa sur le présent. Le gazouillis des oiseaux lointains et le vent sur son visage devinrent peu à peu imperceptibles, lui permettant de visualiser clairement les traces olfactives.

 

Les résidus du parfum éthylique sucré formaient une trace brumeuse, visible uniquement du Sorceleur, en direction du nord où l’on pouvait apercevoir la lisière d’un sous-bois relativement proche.

Kaehl sortit de sa concentration avancée et s’adressa au marchand qui jouait distraitement avec les plis de sa tunique.

« J’hume une légère odeur d’alcool de cerise. Je peux en quelque sorte visualiser sa trace.

Elle provient d’un sous-bois non loin d’ici. Nous allons la suivre, il se pourrait qu’elle nous mène à une jolie découverte » dit-il en pointant du doigt le sombre entrelacs de breuils et de taillis.

Iliak opina du chef et se leva d’un bond aussi athlétique qu’inattendu.

 

Il quitta son coin d’ombre naturel et s’exclama tout en époussetant son cafetan au dorure éclatante : « Quel nez prodigieux ! Voyez-vous, je ne sens rien d’autre que les odeurs champêtres dont j’ai l’habitude quand je traverse ce genre de contrée. En revanche je ne vois aucun bois ou forêts à l’horizon ! »

Rien d’étonnant à cela analysa Kaehl. N’ayant pas les capacités visuelles d’un Aigle, il n’était pas étonnant que le marchand ne pût rien distinguer.

« Ayez confiance, l’endroit ne se trouve qu’a quelques lieux. »

« Vos yeux sont donc bien à la hauteur de votre nez ! » conclu Iliak, amusé.

Décision fut prise d’attacher les chevaux aux rambardes encerclant la grange, à portée d’un abreuvoir à moitié rempli.

 

Plus ils avançaient vers le sous-bois plus l’enivrant parfum du spiritueux devenait palpable pour le Sorceleur.

On avait dû boire et/ou renverser de grande quantité de la boisson dans un rayon proche. L’entrée du boqueteau était suffisamment clairsemée pour y pénétrer sans trop d’encombre. Kaehl s’y engouffra et avançait maintenant avec une agilité féline toujours suivi d’Iliak qui lui, commençait à peiner. Ses bottines, du plus bel effet en ville ou sur les étals, constituaient ici un véritable handicap pour une randonnée à travers arbrisseaux rétifs, ronces et autres broussailles piégeuses. La piste olfactive remontait désormais direction nord-nord-ouest prolongeant le périple forestier un court instant jusqu’à arriver à l’orée d’une modeste clairière.

 

À mesure qu’ils s’étaient approchés de la trouée, l’odeur de liqueur atteignait son paroxysme. Elle était maintenant accompagnée d’une autre exhalaison beaucoup moins réjouissante. Kaehl reconnu qu’il s’agissait sans conteste de chair en début de putréfaction mêlée de reste de bois brulé.

La première était courante en milieu sauvage où chasseurs et proies se livraient à la plus ancienne et impitoyable des danses. La seconde, définitivement d’origine humaine. La clairière formait comme une arène que le soleil nimbait de vives raies de lumière perçant aisément l’éparse frondaison. Iliak avait les mains sur les hanches et tentait difficilement de reprendre son souffle. On avait beau être un marchand itinérant rompu à de longues traversées du désert et du Continent, crapahuter parmi les souches cachées et les buissons épineux était une tout autre paire de manche. Kaehl le regarda avec un œil mi moqueur mi compatissant.

Il faut avouer que la fraicheur du lieu rend la pause agréable pensa-t-il tout en détaillant la scène. Le Sorceleur, qui l’avait senti depuis un moment déjà, vit les traces d’un feu de camp sur la droite à l’abris d’un groupe d’imposants hêtres.

 

Les effluves de cerises fermentées s’échappaient très nettement du même endroit. Ils s’approchèrent prudemment de ce qui semblait avoir été un bivouac qu’on avait voulu dissimuler avec empressement.

Kaehl s’accroupit :

« On a campé ici il y’a un, ou deux jours au plus, on a bu et renversé de grandes quantités d’alcool de cerise. On a dormi aussi. »

Se relevant d’un geste souple il fit le tour du propriétaire. Chiendent et graminées hirsutes avaient été gaiement piétiné et aplati à divers endroits. Autour de l’herbage roussi, des marques étirées certainement laissées par de sommaires paillasses, formaient un rectangle. Kaehl en déduit qu’il s’agissait là des vestiges d’une nuit arrosée au clair de lune.

Il s’adressa encore une fois à Iliak qui l’observait religieusement :

« A-t-il plu ces derniers jours sur la Région ? »

« Pour sûr ! Il est tombé des cordes le soir de mon arrivée jusqu’au lendemain après-midi. J’espère que Zab’ir a trouvé un refuge. Il déteste la pluie voyez-vous ! »

Dans un mouvement lent, le sorceleur se mit à genou et posa ses mains sur le sol. D’agiles tâtonnements tout autour du dortoir de fortune lui indiquèrent que quatre personnes avaient séjourné ici. Deux d’entre eux pesaient leur poids, les deux autres de corpulence plus modeste.

Le Sorceleur se retourna pensant avoir à faire à un regard circonspect d’Iliak mais il n’en fut rien puisque le marchand avait tout bonnement disparu. Kaehl se redressa, plus vif qu’un félin, près à partir à sa recherche lorsqu’il entendit Iliak le héler de son accent guttural.

« Là aussi il y’a des traces ! Venez sorceleur ! Venez voir ça ! »

Non content d’avoir échappé à sa vigilance voilà que le zerikannien se mettait à beugler, risquant ainsi d’attirer sur eux l’attention de toute la faune environnante ou d’éventuels malandrins. D’un pas rapide le Sorceleur rejoignit le grand chêne d’où Iliak avait crié sa découverte. Ce dernier se trouvait derrière l’énorme tronc et fixait les racines tentaculaires du géant. Entre deux nœuds on pouvait voir de nombreuses mottes de terre qui entouraient un petit espace, pas plus large que deux pieds, où un humain semblait s’être récemment enfoncé jusqu’à mi bottes.

« Ne bêlez plus jamais de la sorte en pleine nature !

Cela risque de nous valoir un trait d’arbalète dans les côtes ou pire, un face à face avec un Lechen » gronda Kaehl sachant pertinemment que si un Lechen les avait repérés la balade aurait déjà pris une tout autre tournure.

« Vous m’en voyez désolé, j’ai cru qu’il fallait vite vous prévenir » répondit Iliak tout penaud.

 

Après examen de l’écorce et de la terre labourée une seule conclusion venait à l’esprit du Sorceleur. On avait solidement attaché quelqu’un au tronc de l’arbre, quelqu’un qui s’était vaillamment débattu marquant l’écorce du frottement de la corde et binant le sol profondément. Alors qu’il s’apprêtait à en faire la remarque au marchand une soudaine odeur morbide, porté par le vent, lui arriva aux narines. Les mêmes relents qu’il avait sentis un peu plus tôt, désormais bien plus intense émanait d’un talus à quelques pas de là.

Le scénario qui émergeait à présent dans l’esprit de Kaehl n’augurait rien de bon. Les restes d’un campement sauvage, d’évidents indices de séquestration et l’odeur de la mort qui rodait formait une trame qui semblait devoir révéler une fin tragique. Comme ces pièces de théâtre populaires où tous les personnages meurent à la fin.

Il tapota le bras d’Iliak et lui fit un ample geste de la main qui signifiait « suivez-moi » et tous deux marchèrent vers la butte suspecte.

Une odeur de charogne s’effaçait puis revenait chatouiller le nez de Kaehl. Une fois au sommet du petit talus Kaehl repéra immédiatement un tas artificiel d’humus et de terre. De ce monceau émanait une odeur de putréfaction légère rehaussée par la chaleur de cette mi-journée, sans toutefois que l’on puisse apercevoir de cadavre. Le Sorceleur fixa la petite étendu de terre. Il y remarqua la présence d’une poudre blanche dont il soupçonna qu’il s’agissait des restes de chaux. Après un massacre ou en temps de guerre on en recouvre les charniers afin de dissimuler la pestilence des corps entassés. Le ou les tueurs avait appliqué ce principe.

Iliak arriva à hauteur du Sorceleur et interrogea ce dernier :

« Vous pensez qu’il y’a quelque chose ici ? »

« J’en suis certain » répondit le Sorceleur.

« Que pensez-vous que cela soit ? »

« Un corps...Un corps humain. »

 

Le marchand resta coi pendant un long moment que Kaehl mit à profit pour réfléchir à un moyen de déterrer le corps. Ne disposant d’aucun outil valable il décida de creuser à la main ou éventuellement de s’aider de son épée en fer. Aard, le signe de protection pouvait être canalisé pour créer une onde de choc qui aurait pu dégager le monticule cependant il estima qu’il serait préférable de ne pas gaspiller de force avant un éventuel combat contre le Spectre.

« Comment ça un corps humain ?

Qui viendrait enterrer quelqu’un ici en pleine foret ? » interrogea Iliak.

« Premièrement nous ne sommes pas en pleine forêt mais dans un modeste sous-bois. Deuxièmement nous avons croisé tantôt ce qui fut, en toute probabilité, un campement de braconniers ou d’aigrefins portés sur la bouteille. Troisièmement nous avons vu qu’une personne a été attaché au chêne contre son gré, c’est vous même qui l’avez découvert.

Et pour finir, le staroste a mentionné des attaques dans la région depuis quelques semaines. Le faisceau d’indice est assez épais pour conclure qu’en dessous de cette grande motte se trouve le malheureux jadis retenu prisonnier. » Le sorceleur s’était trouvé un poil trop cassant et professoral mais le marchand avait écouté le déroulé de l’explication avec grand intérêt, puis comme s’il avait lu dans les pensées de Kaehl il s’exclama :

« En l’absence d’outils nous n’avons pas d’autre choix que de creuser à la main et aux gants, voyez-vous ! Alors creusons ! »

Kaehl estimait que le macchabé n’avait pas été profondément enfoui et il ne leur fallut qu’une petite minute avant d’apercevoir un pied puis deux et finalement une paire de jambes. Des jambes particulièrement bronzées. Kaehl regarda le marchand qui ne broncha pas. Ils tirèrent la partie basse du corps en l’agrippant par les chevilles et finirent par le dégager entièrement.

 

Iliak tomba à la renverse en poussant un cri étouffé.

Kaehl pensa d’abord que l’effort était responsable de sa chute mais la mine blafarde, presque fantomatique du marchand lui confirma que son hypothèse sur ce qu’il s’était passé dans cette clairière venait de se confirmer. La position du mort, nu et allongé sur le ventre ainsi que sa chemise de soie largement déchirée à cet endroit précis permettait de voir sur son dos un tatouage sur l’épaule droite. Le dessin formait un dragon vert tenant une bourse dans sa bouche.

Si mes souvenirs sont bons les porteurs de ce tatouage sont membres de l’Ordre du Korath pensa Kaehl en se remémorant une rencontre, datant de plusieurs décennies, avec l’un de ses membres.

Un certain Metir croisé dans les faubourgs de Novigrad, à qui il avait acheté, à bon prix, des huiles pour ses armes. Ce dernier portait, sur la main droite, le même tatouage que le pauvre bougre gisant face à terre dont l’identité ne souffrait plus maintenant d’aucun doute.

Kaehl se surpris à se demander sur quelle partie du corps Iliak pouvait-il bien arborer le symbole de la célèbre guilde marchande.

 

Le frère qui respirait encore et qui s’était péniblement relevé sur ses genoux était maintenant prostré, tel un suppliant.

Dans ses yeux se lisait l’effroi, sur son visage une insondable tristesse. Ainsi, ils avaient retrouvé Zab’ir, le frère disparu d’Iliak.

La dernière transaction de l’ainée de la fratrie Tafeer l’avait amené à négocier directement avec la mort. Marchandage qu’il avait perdu, à double titre puisque Kaehl soupçonnait que l’esprit de Zab’ir soit en fait sa cible, le Spectre tueur d’ânes. Restait à savoir pourquoi il n’avait pas trouvé le repos et comment lever la malédiction.

 

 

Après être resté figé un petit moment, pendant lequel le Sorceleur tint à laisser Iliak à son chagrin, ce dernier commença à ramper vers le corps inerte de son frère. Kaehl aurait volontiers laissé faire cependant il lui fallait pratiquer une autopsie du cadavre de Zab’ir afin de déterminer les causes et la date de sa mort. Aussi cruel que cela puisse paraitre le marchand devait attendre avant de commencer son deuil, tout cela afin de ne pas compromettre d’importants indices.

De mauvaise grâce Kaehl s’interposa donc entre Iliak et la dépouille de son frère. Le marchand eu un air surpris et dur qui tranchait terriblement avec l’abattement morbide qu’il affichait quelques secondes plus tôt.

« Je devine bien comme votre peine est grande, Iliak, mais je ne puis vous laissez compromettre le corps de votre frère avant d’avoir pratiqué mon devoir. Une autopsie, aussi sommaire soit-elle, nous permettra d’en apprendre plus sur le déroulement des évènements passés et futurs. »

Kaehl avait parlé en mettant dans sa voix autant de bienveillance que possible tout en restant ferme et autoritaire.

 

Toujours à genou, le buste bien droit, le marchand crispait la mâchoire comme pour concasser sa colère tout en soutenant le regard de Kaehl. Soudain Iliak se mit à frapper des poings sur le sol herbeux. Sans fureur ni fracas, il expulsait sa peine en silence. Dans la clairière à cet instant on entendait seulement les bruits de ses frappes sur le tapis verdoyant à quelques pouces du corps de son frère. Très vite quelque chose intrigua Kaehl. Il remarqua que les coups étaient réguliers et que le marchand frappait poing fermé avec le coté de la main, tout son corps contrôlé dans une parfaite cadence.

Je me suis trompé pensa-t-il. Iliak n’est pas entré en transe cathartique ni tombé en crise de chagrin. Il joue une marche funèbre pour son frère. Certainement une coutume zerikanienne, qu’il respecte même dans ces circonstances...Kaehl fut impressionné par le sang-froid et le sens du devoir de son compagnon.

 

 

 

 

Le rituel dura encore quelques instants avant que le marchand ne s’immobilise. Il se releva difficilement et pris la parole, ce qui lui demandait visiblement un énorme sacrifice :

« Faites...ce que vous avez...à faire... »

Ses mots saccadés sortaient du plus profond de sa gorge et sonnaient creux, Kaehl avait dû fournir un effort pour les comprendre tant ils avaient été prononcés avec un accent zerikannien à couper au couteau.

Le sorceleur laissa Iliak à son chagrin et se retourna vers le cadavre de Zab’ir. Une autopsie réalisée en bonne et due forme demande une procédure spécifique et des outils tout aussi précis. Nonobstant, les sorceleurs étaient formé à pouvoir les pratiquer, sommairement, dans n’importe quelles conditions.

 

Il se mit au travail séance tenante. Tout d’abord il lui fallait retourner le corps avec précaution car la position actuelle de Zab’ir ne permettait pas de trouver plus d’indice que son tatouage. Il prit le corps par les épaules et fit pivoter la lourde carcasse bien plus massive que celle son frère. Néanmoins la différence s’arrêtait là.

Kaehl eu l’impression d’avoir en face de lui une réplique du visage d’Iliak, plus bouffi et plus musclé, la mâchoire déformée et la rigidité cadavérique en moins. Au regard de cette dernière et de l’état général du corps, la mort ne datait pas de plus de deux jours, trois tout au plus. Fait confirmer par l’absence de nécrose. Les charognards souterrains avaient à peine commencé leur festin bien qu’ayant pris soin de s’introduire par les orifices, comme à leur habitude.

 

Le visage de Zab’ir avait quelque chose de surnaturel, comme si tous ses muscles faciaux avaient été rempli de haine et de rage. Ses yeux étaient à demi ouvert et une partie importante de son oreille gauche manquait. S’il portait les mêmes bijoux que son frère alors les meurtriers l’en avait soulagé. Ses cinq sens en alerte, Kaehl examina les entailles profondes qui constituaient les coups mortels auquel Zab’ir avait succombé. Des enfiles propres et nettes causés par une fine lame de taille moyenne, sûrement une rapière ou un fleuret. Sans doute possible, toutes les blessures avaient été faites par la même lame.

 

Autour des déchirures de sa chemises blanche et soyeuse, se dessinait de discrètes auréoles sanglantes semblables à de petits ilots de vin rouge autour des organes vitaux. Preuves que le ou les tueurs savaient où frapper. Des pros…constata Kaehl. Du moins pas des voleurs de poules ni des malfrats à la petite semaine. Se pourrait-il que les joyeux lurons à l’estocade facile soient ceux recherchés par le Duc et le Staroste ? Quel était leur objectif en séquestrant Zab’ir ? De vrais professionnels auraient masquer leur présence et enterré le corps plus discrètement. Avaient-ils manqué de temps ou bien quelque chose a-t-il contrarié leur plan ?

 

Ce qui était sûr c’est que le Destin avait voulu que le zerikannien étendu là fasse une mauvaise rencontre. Une très mauvaise rencontre. Au vu des éléments dont on disposait il était très clair que Zab’ir avait subi une attaque, on l’avait probablement volé et sûrement séquestré. L’oreille arrachée mise à part, le cadavre ne portait aucune marque de sévices sexuelles ni aucun autre outrage attestant la torture.

 

Probablement pris par le temps ou un évènement inattendu les assassins avaient dû fuir, cantonnant en vitesse leur victime dans son caveau d’humus et de terre brunifiés. N’oubliant pas d’y ajouter la chaux...ce qui signifie qu’ils en ont toujours sur eux pensa Kaehl en enquêteur aguerri. Au vu de ce que je sais et de ce que je peux en déduire il reste trois questions en suspens. Pourquoi un ou des tueurs, professionnels de surcroit, auraient décidé de faire passer de vie à trépas un inoffensif marchand étranger ? Où se trouve la caravane de ce dernier ? Et la plus importante : L’esprit de Zab’ir est-il le Spectre que je recherche ? Kaehl déroula le cours de sa pensée.

Tous les trépassés victimes de mort violente ne reviennent pas hanter les vivants sous la forme d’ectoplasme enragé. Cela ne peut être que le résultat d’un anathème magique ou d’un blasphème.

Et quoique ce soit c’est assez sévère. J’ai appris et constaté que la plupart des esprits fermentent leur rage pendant des décennies avant de la déverser dans le Monde des vivants.

J’imagine mal des rapineurs capables d’une telle magie et je doute qu’ils aient eu avec eux un sorcier ou un druide.

 

Reste l’offense faite aux dieux mais il faut bien avouer que je ne pipe pas grand-chose en matière de déités, encore moins sur celles vénérées au-delà du désert. Si Iliak est en état, je devrais lui poser quelques questions. J’espère qu’il encaisse...Le marchand se trouvait maintenant assis en tailleur et n’avait pas bougé d’un pouce. Sa main gauche enserrant son poing droit, il récitait de longues phrases dans sa langue natale. Ou plutôt il soufflait d’interminables mots venus de ses entrailles. Une sorte de prière rauque à peine audible. Kaehl hésita à l’interrompre. Il n’en fit rien et attendit la fin de la supplique du Zérikannien.

 

Sa prière terminée ce dernier redressa la tête et tendit un bras à Kaehl qui l’agrippa, le hissant ainsi à sa hauteur. Son expression avait radicalement changé. Affligé et épuisé quelques minutes auparavant, il émanait maintenant de lui la sérénité d’une âme apaisée.

« Qu’avez-vous trouvé Sorceleur ? » demanda-t-il calmement.

Une vague de sympathie pour Iliak traversa Kaehl. Au vu de la situation bien sûr mais principalement car il avait redouté d’être bloqué avec un homme éploré pour le reste de la journée.

Le marchand avait le cuir plus épais que prévu, à moins que cela soit une façon culturelle de gérer le deuil. Dans les deux cas le Sorceleur lui en était reconnaissant tout en remarquant sa dévotion extrême et la façon dont il avait conduit les rites chamanique zerikkanien. 

 

« Votre frère est mort sans plus de souffrance que nécessaire. Une arme blanche commune lui a laissé six belles entailles, toutes situées au niveau du buste. M’est avis qu’il a trouvé la mort de la main d’un professionnel il y’a de cela trois jours tout au plus. Hormis l’oreille gauche arrachée, son corps n’a pas été outragé. Il est fort probable à mon sens qu’il se soit vu infliger une malédiction et que le spectre que nous recherchons soit...celui de Zab’ir... »

 

Iliak regarda le cadavre de son frère, à présent face vers le ciel. En s’y penchant, il fit une grimace grave et indéchiffrable. Puis il toucha délicatement la chemise en soie de son défunt parent et dit avec solennité :

« Nous avons, voyez-vous Sorceleur, une légende bien connue en Zerikanie...Celle du Spectre Décousu. »

Il est d’usage que nos morts soient recouverts d’un linceul avant inhumation, finement brodé et immaculé pour les plus riches, entièrement rapiécer pour les plus pauvres et les esclaves. L’important est que le linge enveloppe parfaitement et sans accroc le corps du défunt afin de pouvoir être accueilli dans la Vie qui suit, auprès de nos dieux et ancêtres. En ville ou ailleurs il est formellement interdit d’enterrer qui que ce soit sans respecter ce rite ! Celui qui ose le faire prends le risque de damner l’âme malheureuse qui revient se venger sur les vivants. Le Spectre Décousu ne peut accéder à l’Oasis Eternel seulement après que l’offense soit lavée. Il marqua une pause songeuse avant de conclure.

“Et vous avez constaté comme moi l’état de la chemise de mon frère... »

 

Cette histoire, bien que folklorique, pouvait coller parfaitement à la situation. Loin de ses terres ancestrales, enterré à la hâte, la chemise lacérée, l’Esprit de Zab’ir s’était vu refuser le Repos Eternel par ses dieux et trainait maintenant sa rage vengeresse parmi les vivants. Kaehl prit un moment pour réfléchir tout en jouant avec son médaillon, frottant lentement la tête d’aigle de bas en haut avec son pouce. C’est une chance que son courroux n’ait encore fait aucune victime humaine. Cela dit un tel Spectre peut apparaitre à n'importe quel moment tant qu’il fait jour, surtout en présence de son frère. Bien que d’habitude ces monstres doivent être invoqués. Pour sur mon médaillon m’avertira. Il me faudra être prêt ! Je préfère ne pas l’affronter ici, où il aurait l’avantage, mais sur un terrain plus découvert. 

 

Il fit part de ses réflexions à Iliak ajoutant qu’il savait lever la plupart des malédictions à l’exception, le cas échéant, de celles qui lui étaient inconnues. Déclaration à laquelle le dignitaire du désert répondit que sa prière avait pour but d’apaiser l’Esprit de Zab’ir.

Selon lui toujours, il suffirait d’enterrer dignement son frère, enroulé dans un linceul parfaitement cousu et de répéter l’homélie pour que celui-ci se montre.

 

Iliak savait manifestement de quoi il parlait. N’était-il vraiment qu’un simple négociant ?

Peut-être avait-il déjà rencontré un Spectre Décousu ou bien connaissait-il très bien les traditions chamaniques de Zerikkanie.

La procédure ressemblait à celles que Kaehl avait pratiquée à maintes reprises pour lever malédictions et autres mauvais sorts. 

Le sorceleur restait malgré tout un brin ennuyé qu’un civil puisse prendre part si activement à un contrat. Cependant il n’en dit mot. Après tout c’était la solution la plus viable dont ils disposaient pour forcer l’ectoplasme à se montrer. Peut-être même la seule. Il était maintenant temps de se pencher sur le côté pratique de l’entreprise.

 

En premier lieu il leur fallait trouver un endroit où enterrer le corps, idéalement dans un espace dégagé ou au moins à l’abri des activités humaines. Sans nul doute Iliak aurait voulu ramener la dépouille de son frère en Zerikanie, ce qui pour des raisons que l’on devine aisément relevait de l’infaisable. Il fut acté que le marronnier dans le champ de Zerca, au près duquel Iliak s’était reposé un peu plus tôt, ferait une sépulture décente. Et on trouverait bien dans les armoires du même Zerca ou sur les fils à linge de l’étourdissante Violetta, un drap en guise de suaire.

 

Kaehl voyait maintenant Iliak arpenter le talus de long en large, le regard perdu dans l’obscurité de la forêt.

Il avança alors dans sa direction et lui soumis son plan pour offrir à son frère de plus dignes funérailles. Le marchand se contenta d’hocher la tête tout en posant sa maigre main sur l’épaule musculeuse de Kaehl, qui prit le geste comme un remerciement.

On décida que le transport du corps incomberait logiquement au sorceleur, les chevaux étant restés à la grange. Il s’abaissa et souleva le corps. Zab’ir était dense comme du plomb et mesurait plus de six pieds. Sa masse inerte le rendait d’autant plus pesant, sa taille plutôt encombrante. Forçant l’admiration d’Iliak, l’Aigle chargea le corps sans vie sur son dos et tous trois entamèrent le trajet retour vers le champ de la grange bleue.

 

Bien que de puissance physique très supérieure à la moyenne, Kaehl entrevit la fin du parcours avec bonheur tant le corps de Zab’ir à califourchon sur son dos constituait un fardeau conséquent.

Ils avaient effectué le retour en silence, l’un par besoin d’introspection, l’autre par nécessité de contrôle sur sa respiration et le dernier pour d’évidentes raisons.

Une brise légère s’était levée et d’épars nuages grisâtres jetaient leurs ombres menaçantes sur la campagne jaune pâle alors qu’ils arrivaient à destination. Le vent balaya les fins cheveux noirs du sorceleur qui sentit une soudaine nostalgie l’envahir. Comme si la bourrasque lui eut apporté un message d’une infini tristesse.

Il lutta contre ce sentiment, comme savent le faire si bien lui et ses frères et le repoussa, non sans efforts.

 

Une fois à proximité des chevaux, Kaehl chargea le cadavre de Zab’ir sur la croupe de Léon qui renâcla un peu, tout en lui jetant une de ses œillades bravaches dont il avait le secret. Kaehl caressa l’encolure de son alezan et dit :

« Nous devrions nous diriger sans plus tarder vers le domaine de Zerca. La fin de l’après-midi se rapproche et le rituel va prendre un certain temps. »

« Vous avez raison. Voyez-vous, l’âme du pieux Zab’ir mérite de trouver la paix au plus vite. » Le marchand eu cette réponse laconique tout en joignant ses mains devant lui.

Une posture qui lui donnait plus que jamais des airs de prêtre d’un culte inconnu. Avant de reprendre la route Kaehl tira une petite couverture en chanvre d’une de ses sacoches en cuir, harnaché sur les flancs de Léon. Il la mit sur le corps du frère d’Iliak et la ceintura à l’aide d’une sangle qu’il sorti de la même sacoche. Désormais en selle, les deux cavaliers empruntèrent une nouvelle fois la piste tassée qui menait au domaine de Zerca. Iliak semblait étonnamment serein. Comme s’il avait déjà terminé le processus de deuil que certains mettent des mois voire des années à atteindre. La largeur du chemin lui permit de monter à hauteur du sorceleur et de lui poser cette interrogation :

« Une question me taraude voyez-vous. Je me demande comment un campement d’assassin a-t-il pu passer inaperçu aux yeux des hommes du Duc ? »

Question pertinente à laquelle Kaehl n’avait pas de réponse précise à fournir au digne marchand. Il tenta tout de même une explication qui, selon lui, tenait la route.

 

« Je crains n’avoir que des théories à vous proposer sur ce point. Il est possible que cette sarabande ait été suffisamment discrète pour échapper aux rondes, allumant leur feu brièvement et de jour pour être moins visible. De plus la clairière qui leur a servi de dortoir est assez isolé mais proche des sentiers au cas où la fuite eu été nécessaire. Le point qu’il vaudrait mieux éclaircir, c’est pour quelles raisons un groupe de coupe jarret professionnels a-t-il mortellement attaqué votre frère ? »

Iliak posa l’index et le pouce sur le menton tout en tenant la bride de son canasson.

Passant la main dans sa barbiche il déclara, un rien résigné :

« Voyez-vous cela n’a pas d’importance en définitive. Mon frère... Zab’ir est mort dans de troubles circonstances, loin de chez nous, loin de sa famille, loin de notre Reine bien aimée et de sa bénédiction...Son âme mérite le repos. Je compte sur vous pour lui assurer l’entrée de l’Oasis Eternel mais je ne réclame pas vengeance, je n’en ai ni la force ni les moyens. Je suis reconnaissant au Père Dragon et à la Mère des Sables de vous avoir mis sur ma route, Sorceleur. »

 

Il y avait dans ces paroles une mélancolique et désarmante lucidité. Si bien que Kaehl tira légèrement sur les mords de Léon qui s’arrêta immédiatement. Il était temps en effet de faire preuve de franchise avec son infortuné compagnon. Qu’on le veuille ou non certains événements tissaient des liens.

« Comme vous le savez mon contrat m’oblige, envers Zerca mon premier client. Notre arrangement informel me lie également à vous. Peut-être avez-vous eu vent des rumeurs qui courent sur les sorceleurs. Nous serions d’impitoyables monstres privés d’émotions chassant d’autres monstruosités pour quelques couronnes. Nous serions capables des pires atrocités et il parait même que l’on s’acoquine avec des diablesses. Une poignée de mes frères correspond à cette description et beaucoup d’autres laissent courir le bruit car il est plutôt convenant. Nous aurions beau le nier, la vindicte populaire nous a, depuis bien longtemps condamné à l’opprobre. Rangés dans la case des maux nécessaire au côté des arracheurs de dents, des bourreaux ou pire...des huissiers.

En ce qui me concerne j’ai pour vous et votre situation ce qu’il convient d’appeler...de la sympathie.

A bas le formalisme ! Je vous propose que nous nous tutoyions. Dorénavant vous m’appellerez par votre prénom et moi par le vôtre, si cela vous sied. »

Iliak eu l’air profondément touché par les paroles du sorceleur et accepta volontiers l’abandon des convenances en répliquant simplement : « Je te remercie, Kaehl de l’école de l’Aigle. »

 

Il s’agissait du deuxième inconnu pour qui il éprouvait de la sympathie, et ceux dans la même journée nota Kaehl avec une pointe de dérision. La chose, rare, méritait mention.

Ce faisant il sentit une nouvelle fois ce picotement au bout des doigts et la sensation d’inconfort qui l’accompagnait. Pour son plus grand soulagement le malaise disparu aussi vite qu’il était venu.

Il se demanda ce que Vespert et Garibald auraient pensé de ces mystérieuses démangeaisons, qui bien que fugaces commençaient à l’inquiéter. Le mage de Kaer Seren lui aurait certainement prescris du repos mais cela allait devoir attendre.

Quant à Vespert...Il espérait que l’état de santé du légendaire Aigle Blanc n’empirait pas trop vite. Il était leur boussole à tous, sage et pacificateur, désamorçant les crises en implacable leader. Fort, rapide, malin, plutôt bel homme et diplomate, il était responsable de la montée en notoriété de l’école de l’Aigle ces dernières décennies et des relativement bonnes relations avec les autres écoles de sorceleurs. Kaehl avait eu l’occasion de le voir se battre sans retenu, une seule fois. Il avait eu l’impression, ce jour-là, d’admirer un dieu de la guerre. 

Ce souvenir lointain se superposa avec la dernière image qu’il avait du maitre-sorceleur, le visage émacié et alité, luttant chaque instant pour ne pas succomber à l’étrange mal que le consumait. Kaehl se promit de tout faire pour l’aider. Il espérait profondément que l’élixir qu’il était parti chercher à Toussaint lui sauverait la vie.

Arrête de rêvasser se blâma-t-il tout en se dirigeant vers Léon. 

  

Le soleil commençait déjà à baisser et ils avaient du pain sur la planche. Les deux compères reprirent donc la route vers le domaine de Zerca. Kaehl goutait peu la compagnie de son client mais nécessité faisait loi. Et puis c’était l’occasion de revoir la nièce de ce dernier auprès de laquelle le sorceleur imaginait avec délice et appréhension, une familiarité poussée au paroxysme.

Laisser un commentaire ?