Tiré à quatre épingles
Chapitre 5
Le portail du corps de ferme avait été fermé. Ce qui paraissait logique alors que se terminait bientôt cette après-midi ensoleillée. Kaehl descendit de Léon et passa la tête au-dessus de l’enceinte. La cour vide et l’étendoir débarrassé de ses linges donnait à l’endroit une ambiance calme et champêtre. Sans les voix étouffées qui venaient de la maison principale on aurait pu croire le domaine désert.
Le déplaisant faciès de Zerca apparu dans l’embrasure d’une petite porte latérale. Il avança et vint se poster sur le perron. Du haut des trois marches d’escaliers, il planta ses yeux droits dans ceux du Sorceleur. La surprise y était évidente. Tout comme l’éclat amer trahissant l’inquiétude acide de celui qui sent venir les ennuis.
Fagoté comme l’as de pique, le bonhomme descendit les marches, approcha à une allure assez vive et s’adressa à Kaehl sans ambages :
« Que faites-vous ici Sorceleur !? Ma nièce m’a rapporté votre précédente visite dont j’ai bien compris les motivations. J’ai cependant bien des difficultés à me figurer l’objet de votre présence actuelle.
Ne devriez-vous pas être en train de régler mon problème ? »
Les sous-entendus et le ton sifflant du maitre de maison passaient mal mais Kaehl refréna, en partie, son irritation.
« Bonjour à vous aussi cher client. Nous passions par-là plus tôt dans la journée. Pour les besoins de l’enquête et par soucis d’efficacité nous avons effectivement demandé des précisions à la jeune femme qui s’avère être une de vos parentes. Ce qui nous ramène ici non pas de gaieté de cœur, est je le crains de nature beaucoup moins triviale. Après investigation il se trouve que le frère d’Iliak ici présent a été assassiné dans une clairière non loin de vos champs.
Il désigna le marchand de la main et reprit. On l’a enterré à la hâte, jetant sur lui le blasphème envers ses dieux zerikannien. Le Spectre qui a tué vos ânes et que vous m’avez chargé d’éliminer n’est autre que son Esprit en colère.
Je vous passe les détails mais nous aurions besoin d’un grand drap, de pelles et des bras qui vont avec. J’ai toujours sur moi un nécessaire à couture, je m’occuperai de coudre le suaire. C’est l’attirail indispensable afin d’inhumer le corps et de procéder au rituel d’invocation. Après quoi j’enverrai l’Esprit vers sa dernière demeure et tout le monde pourra reprendre une activité normale. »
Si on avait eu la bonne idée de faire payer pour voir la tête de Zerca à ce moment précis on serait ressorti de la quête avec plusieurs bourses remplies d’or. Le goguenard avait la mâchoire pendante et ses petits yeux grands écarquillés lui donnait des airs de gargouilles comiques. Son visage écarlate montrait que le cerveau avait reçu trop d’information d’un seul tenant et que sa caboche frôlait la surchauffe. Pour parachever le portrait son regard s’était porté sur la croupe de Léon où gisait, inerte, le corps de Zab’ir, dans son habit de chanvre. Le petit homme semblait au bord de l’évanouissement.
J’y suis peut-être allé un peu fort se dit Kaehl bien que l’expression de son vis à vis eu tendance à l’amuser.
Le Sorceleur sentit que les battements de cœur de Zerca ralentissaient rapidement et que sa respiration revenait simultanément à la normale. Il fallait reconnaitre que le petit homme, au même titre qu’Iliak, faisait preuve d’un sang-froid bien venu. Kaehl fut satisfait de constater qu’il était aujourd’hui entouré d’hommes qui malgré leurs défauts se révélaient prompt à contrôlé leurs émotions.
Iliak, venu les rejoindre, regardait Zerca avec commisération. Le petit moustachu, remis de ses émois, fini par prononcé à l’adresse du marchand ces respectueuses paroles :
« Sincères condoléances à vous, c’est là une bien triste histoire.
Si j’ai correctement saisi l’intervention de notre ami commun vous désirez enterrer votre frère sur les terres du Duc. Je devrai l’avertir auparavant mais au vu du caractère pressé de l’affaire, je n’en ferai rien. Nous avons à disposition les outils dont vous aurez besoin. Les bras en revanche vont manquer je le crains, il n’y a en ce moment dans cette demeure que de faibles femmes. Dites-moi, où pensez-vous creuser ? »
C’est Kaehl qui s’empressa de répondre :
« Nous avons vu un marronnier un peu à l’écart de la grange. A cet endroit je pourrais pratiquer le rituel et combattre… le monstre. Désolé Iliak. » Le marchand fit une moue compréhensive puis Zerca entreprit de leur ouvrir enfin le portail. Au même moment une grande femme sortit par la porte latérale empruntée par le petit homme un peu plus tôt.
Avec ses airs d’imposante matrone, madame Zerca ressemblait à ces cuisinières de seigneuries ayant vu plus de banquets que les plus pic assiettes des aristocrates. Par sa taille elle dominait son mari d’au moins deux bonnes têtes. Mais c’est sa largeur d’épaule qui impressionnait le plus. Ses mains, sortis du contexte aurait pu appartenir à un bucheron âgé.
Sa robe bleu délavée, ceinturée par un tablier tacheté d’éclaboussures de différentes sauces, laissait voir de larges et fermes mollets. La maitresse de maison portait de long cheveux auburn attachés en queue de cheval dont la couleur n’était pas sans rappeler ceux de l’hypnotisante Violetta. Cette coiffe lui dégageait une bouille ronde, deux petits yeux châtains et une bouche en cœur rosée qui contrastait avec la blancheur de sa peau. Un tout, étonnamment harmonieux et doté d’un certain charme révélant qu’elle avait été une belle femme, avant l'âge et l’embonpoint. Preuve en était qu’Iliak semblait tout aussi subjugué par la maitresse de maison que par sa nièce.
Ce qui frappa le sorceleur c’est que la dernière chose qu’émanait d’elle c’était la faiblesse. Zerca avait surement joué la courtoisie envers son épouse. Kaehl se figurait qu’avec l’aide de la dame il aurait creusé la tombe en un temps record.
« Nous avons des invités mon petit choux !
Tu ne m’as pas averti ! J’aurai arrangé ma toilette et prévu de plus grandes marmites. » dit-elle avec un grand sourire et une voix fluette quelque peu décalée.
« Non non ils ne restent pas ! Ils sont là pour affaire. Ils repartiront dès qu’ils auront les outils qu’ils sont venus chercher » répondit du tac au tac le vassal du Duc avec un regard appuyé pour le sorceleur. La matrone voulut s’avancer vers les hommes plantés devant le portail mais son mari l’en empêcha.
« Ils transportent une marchandise dont je préfère qu’elle reste hors de ta vue, ma caillette. » renchérit-il d’un ton doucereux mais péremptoire.
Alertée par le raffut, Violetta avait elle aussi passer le pas de la porte. Kaehl la vit porter rapidement son attention vers lui.
Elle lui paraissait encore plus belle que tantôt. Ils échangèrent un bref regard avant que Zerca ne s’aperçoive du manège. De toute évidence il n’avait pas gouté au coup d’œil badin. Sa réaction fut de congédier vertement sa magnifique nièce. Le sorceleur en fut déçu.
Sur un ton beaucoup plus mielleux il demandât à son épouse d’aller chercher un grand drap. Celle-ci, passablement renfrognée, s’exécuta tout de même en silence.
« Il y’a de quoi creuser dans la grange. Nous fossoierons ensemble pour plus d’efficacité. Veuillez éloigner les chevaux le temps que ma dame ne revienne avec la draperie. C’est une petite nature que la vue du sang fait tourner de l’œil » lança Zerca. Kaehl s’éloigna donc de quelques pas en compagnie d’Iliak et des montures pour se retrouver au début de la piste poussiéreuse qu’ils avaient déjà emprunté à deux reprises dans la journée. Il en profita pour s’étirer pendant que le marchand lui tournait autour nerveusement.
Ce dernier fini par demander :
« Kaehl ! Qui va bien pouvoir coudre le linceul de mon frère ? »
Le Sorceleur stoppa ses mouvements.
« La vie de sorceleur m’a appris bien des choses. Parmi elles, et aussi curieux que cela puisse paraitre, se trouve la couture.
Se rabibocher soi-même et autrui ou recoudre quelconque pièce de cuir sur nos sacoches et chemises. Cet art nous est indispensable et il se trouve que j’ai tout le nécessaire sur moi. C’est donc moi qui m’occuperai de la besogne. »
Le marchand, qui n’avait visiblement jamais associé surpiqures et chasse aux monstres, avait l’air aussi soulagé que surpris.
Zerca arriva finalement avec un vieux drap jauni.
Il décida qu’il ferait à pied les quelques lieux séparant le champ et son domaine en suivant de près les cavaliers. La campagne calme vit donc la troupe hétéroclite se mettre en marche et en sabot. C’est en étrange équipage de croque mort improvisé qu’ils arrivèrent devant la grange bleue.
Sans perdre de temps l’exploitant des lieux ouvrit les portes du bâtiment. L’intérieur de la grange était tout à fait ordinaire.
Un vaste espace sans étage avec son plancher en bois quasiment vermoulu. A droite de l’entrée se trouvait deux boxes pour chevaux convenablement entretenus qui prenait un bon tiers de la surface totale. Au fond on avait mis à sécher une importante quantité de foin qui devait servir de fourrage pour les différents animaux du domaine une fois les mauvais jours venus. Enfin, sur le côté droit de l’entrepôt étaient rangés une myriade d’outils. Tout l’indispensable du paysan-cultivateur se trouvait là. Pelles, fourches, faux, faucilles, marteaux, masses, grattoirs, pinces, burins, haches et bien d’autres instruments destinés aux travailleurs de la terre depuis des générations...
Y étaient également alignées, trois charrues de solide facture et un grand abreuvoir plein d’une eau étonnement claire. Zerca s’empara de trois pelles qu’il tendit aux deux hommes. Il saisit ensuite un sceau vide et le remplit à ras bord. Il s’agissait, selon lui, de ramollir la terre avant de creuser. Il sortit de la grange et déversa le liquide en formant un rectangle au pied du marronnier. Après absorption, la terre semblait assez meuble et molle pour être excavée. Tous trois se mirent alors à l’ouvrage. Etonnant de voir ce bourgeois agraire planter sa pelle en un geste leste et mécanique, qui le faisait suer à grosse goute et plaquait ses cheveux gras sur ses tempes. Jamais je n’aurais imaginé qu’il nous donne un coup de main, au sens littéral du terme avisa Kaehl pour lui-même.
Réparti en trois points à la base de l’arbre, les bêcheurs exécutèrent leur œuvre en un peu moins d’une demi-heure. Dès qu’ils eurent fini, Zerca se hissa hors du caveau. Il prit les pelles, le sceau et disparu dans la grange. Pendant ce temps Kaehl et Iliak s’étaient eux aussi extirpé du profond trou rectangulaire. Le sorceleur en profita pour aller chercher son nécessaire de couture.
Sans autre forme de procès le petit homme, tout en sueur et en essoufflement tendit une clé à Kaehl :
« Tenez ! C’est la clé de la grange au cas où. Mon assistance prend fin maintenant. Il se fait tard et je ne tiens pas à assister à la suite des évènements. »
Zerca tourna les talons d’un pas hautain, prêt à s’en aller lorsqu’il se ravisa et ajouta :
« Ah oui au fait Sorceleur j’ai remarqué les œillades entre vous et ma nièce. Elle est belle, désirable même c’est certain mais n’allez pas croire que vous pourriez faire plus que regarder. Elle arrive sur ses dix-sept ans et nous devons la marier tant qu’elle est encore fraîche. J’attends à ce propos une visite du comte de Romard demain au petit matin. Je vous demanderai donc de ne vous annoncer qu’en fin de matinée pour me rendre la clé et toucher vos émoluments. » Il avait dit tout ça avec une expression fière et des inflexions autoritaires dans sa voix.
L’envie n’avait pas manquer à Kaehl de le rabrouer. Cependant il n’avait pas pour habitude de se brouiller avec ses clients, aussi imbuvables soient-ils. Le sorceleur opta donc pour un hochement de tête mutique en guise d’acquiescement. D’un regard oblique il fixa le mesquin rentrer dans ses pénates d’un pas lourd, tel un bagnard après une éreintante journée de travaux forcé. Certaines personnes se doivent de jouer la comédie, d’abord pour les autres mais surtout pour leur propre personne. Quiconque veut convaincre autrui sur la durée doit d’abord se convertir lui-même à son propre mensonge se dit Kaehl.
Sans perdre plus de temps notre sorceleur se saisit du drap et du nécessaire à couture que tout bon chasseur de monstre possédait dans ses sacoches. Puis il tendit le drap au marchand en lui demandant de le déplier entièrement. Quand le linceul fut disposé sur le sol et les aiguilles prêtes Kaehl alla chercher le corps de Zab’ir pour le parer de ses derniers atours. Il débarrassa le défunt de la couverture et de ses frusques puis l’allongea nu le drap.
C’est à ce moment qu’il remarqua une trace suspecte autour de l’auriculaire de Zab’ir. Il l’avait autopsié quelques heures plus tôt et il était certain que les doigts du frère d’Iliak étaient alors vierge de toutes marques de ce genre. Impossible qu’il ait manqué une chose pareille d’autant que la trace dessinait un anneau parfait d’un rouge chatoyant et surnaturel, s’enroulant autour de l’auriculaire. Kaehl pensa qu’il s’agissait là d’un très étrange phénomène. Son médaillon de sorceleur ne vibrait pas donc on pouvait exclure la magie. La magie traditionnelle du moins.
Il s’adressa à Iliak qui avait également noté la bizarrerie :
« Tu as vu cette marque sur le doigt de ton frère n’est-ce pas ? Tu as une idée de ce que cela peut-être ? »
Le marchand inspira profondément et réfléchit un bon moment avant de déclarer qu’il s’agissait certainement d’une des nombreuses bagues que portait habituellement Zab’ir. En effet ils avaient tous deux un gout prononcé pour les bijoux de toute sorte.
Finalement il affirma qu’il pouvait être passé à côté au premier examen dû à la faible luminosité dans les bois ou à un effet de sucions à rebours provoqué par les bandits ayant dépouillé son pauvre frère de ses breloques.
Kaehl n’était pas convaincu. Et si finalement on avait maudit, jeté un sortilège ou même empoisonné la quincaillerie du malheureux. Il jeta un coup d’œil au plus près de la main de Zab’ir. La marque n’avait définitivement rien de naturel. Cela pouvait également être le signe que la punition des dieux zerikanniens s’avérait très sévère. Une sorte de marque au fer rouge imposé par les maîtres de l’au-delà. Cela collait avec la rapidité dont l’Esprit de Zab’ir avait fait preuve pour revenir hanter le Continent. A bien y réfléchir, cela n’avait pas grande importance à ce moment précis pour Kaehl qui mit l’information dans un coin de sa tête. Puis il regarda le ciel.
Le soleil s’affaissait lentement bradant ses clairs éclats pour une lumière plus pale. L’astre brulant jouait avec l’intensité lumineuse comme on éteint petit à petit une lampe à huile. Trois grosses heures de luminosité, c’était là tout le temps qu’il leur restait avant la tombée de la nuit. Il va sans dire que cela faisait court.
Entre le travail de couture, le rituel et le combat en lui-même, il ne faudrait pas se louper. Et hors de question de repousser cette dernière partie à demain. D’une manière ou d’une autre cette histoire devait trouver sa conclusion aujourd’hui.
Dans un geste d’initié, il replia et ajusta la literie autour de la silhouette du corps de Zab’ir. Puis il se mit à coudre aussi vite et bien qu’il le lui fût possible.
Le coup de poignet assuré, il passait fil et aiguille à travers le tissu aussi professionnellement qu’un tailleur royal.
S’étant déganté pour l’occasion, notre sorceleur devait éviter de se piquer les doigts. Ne pas confondre vitesse et précipitation se révélait vital pour un homme comme lui, au combat comme au travaux de confection. Il avait désormais pris le rythme et passer le fil dans le chas ou repiquer ne lui poser plus aucun problème.
Durant toute la durée de l’atelier, Iliak s’était mis en position de prière et intercédait au nom de son frère auprès des mystérieuses forces supérieures que l’on vénérait en Zerikanie.
Ourler l’intégralité du drap ne lui prit qu’une petite demi-heure, au prix d’un effort que Kaehl avait sous-estimé. D’autant qu’il fallait encore mettre le corps dans la fosse et reboucher celle-ci. Avant cela il devait sortir Iliak de son bréviaire.
« Iliak...Pardonne moi mais le temps file. Il nous faut enterrer Zab’ir et recouvrir le trou. Il faudrait que tu trouves un objet symbolique pour orner la sépulture. Les pierres tombales, même improvisées ont le don d’apaiser les Esprits. »
Le marchand ouvrit lentement les yeux, plongea une main dans l’échancrure de sa chemise et en sortit un pendentif. Kaehl reconnu le motif gravé sur le précieux métal doré. Un dragon vert tenant une bourse dans sa gueule, le même dessin que Zab’ir avait tatoué dans le dos. En toute logique, Iliak doit avoir un tatouage semblable se dit le sorceleur. Le tour de cou, d’un métal plus terne ne trahissait en rien le luxe du bijou.
« Cette amulette nous est transmise par notre maître-négociant lorsque nous quittons l’apprentissage et accédons à notre propre caravane » dit Iliak à demi-mot.
« Nous l’accrocherons sur une branche plantée dans le sol, à la façon des gens de l’ouest… »
Kaehl sortit son épée en fer et trancha l’une des branches accessibles du marronnier. Il tailla la pointe en flèche et tendit le morceau de bois au marchand qui enroula solidement son pendentif autour du bâton.
Ils se saisirent ensuite du drap et après une dernière vérification, ils déposèrent le corps aussi respectueusement que possible, au fond de son sarcophage d’argile. Recouvrir la tombe leur pris deux fois moins de temps que de la creuser.
Après la dernière pelleté, Iliak planta le bâton d’une main sereine dans la partie supérieure du monticule. Grâce à eux Zab’ir avait quitté la moiteur anonyme et sordide d’un talus quelconque pour un paisible dôme gardé par l’ombre bienveillante d’un marronnier centenaire. En guise de stèle, la branche et le médaillon donnait presque à l’endroit un caractère sacré. Tout était maintenant prêt pour invoquer l’Esprit troublé.
Kaehl se dirigea vers Léon. Il retira sa lame en argent du fourreau latéral rattaché à sa selle. A la place il y glissa l’épée en acier qu’il portait à la ceinture. Muni de l’arme adéquate contre les créatures magiques le sorceleur revint vers Iliak qui lui tournait le dos et fixait la sépulture.
Il posa la main sur l’épaule du marchand.
« Il est temps Iliak. On commence dès que tu es prêt. Ne t’arrête de prier qu’à mon signal. Quand je te le dis, vas t’abriter derrière ces buissons et restes-y jusqu’à là ce que je t’ordonne le contraire. Tu pourras alors proférer la dernière prière qui renverra ton frère dans votre Oasis Éternel. » Dit-il en désignant du doigt un amas de broussailles situé à environ trente pas de là.
« Compris ! » répondit Iliak avec conviction, lui qui semblait déjà absorbé par les prières qu’il allait devoir réciter. Il se mit en tailleur et commença une longue litanie dans son dialecte. Le sorceleur recula lentement et attendis. A ce moment Iliak ressemblait à un druide ou un chaman, pleinement concentré sur son rite. Kaehl se promit de l’interroger sur la question une fois le contrat terminé.
Les minutes s’écoulaient et rien ne se passait.
On pouvait voir la dévotion et l’effort sur le visage d’Iliak mais le médaillon du sorceleur ne vibrait pas d’un pouce.
Après un long moment, un vent mauvais commença à souffler. D’abord imperceptible, il devenait de plus en plus fort, battant méchamment les mèches sombres de Kaehl sur ses tempes.
Soudainement, la pièce d’argent ronde à tête d’aigle autour de son cou commença à s’agiter subtilement. Sûr de son fait, il intima à Iliak d’aller se cacher au pas de course.
Pendant que le marchand se mettait à l’abri, le métal se mit à vrombir frénétiquement sur le torse du Sorceleur qui s’était mis en garde haute. Sa concentration était totale et ses pieds fermement ancrés dans le sol. Le plan de bataille ne devait pas varier de ses précédents combats contre des spectres. Certains avaient été long mais Yrden et surtout la « jeunesse » du Spectre de Zab’ir laissaient présager un affrontement plus bref. L’air se mit à trembler comme lors des derniers instants précédant un violent orage.
S’en suivit un insane cri strident aussitôt accompagné d’un large halo, à la fois verdâtre et luminescent. Apparut alors une silhouette longiligne ressemblant vaguement à Zab’ir.
La haine déformait son visage décharné à certains endroits. Ses bras élancés et désarticulés se terminaient par de mortels griffes oblongues. Habituellement, les spectres apparaissaient dans leur ultime nippe, comme par exemple une robe de mariée en haillon pour le célèbre spectre de midi, âmes errantes de femmes trompées et assassinées avant la noce. Le Spectre Décousu, espèce unique que Kaehl venait de découvrir au demeurant, se dévoilait nu mais dépourvu d’organes génitaux. On pouvait distinguer ses membres inférieurs sans pour autant voir ses pieds. Soit il n’en possédait pas, soit la lueur, aveuglante même à la lumière du jour, cachait les petons de l’esprit. Ce dernier poussait à présent de petites plaintes coassantes tout en se dandinant au-dessus du sol tel une entraîneuse défraichi et passablement éméchée.
Effrayant à pleurer pour le quidam, l’ectoplasme flottant relevait d’une étrange forme de banalité pour Kaehl. Toutefois la mort récente du revenant, son aspect au combien plus frais que tous les spectres déjà rendus aux Monde d’Après et ses liens de parenté avec Iliak, planqué dans un bosquet à quelques pas de là, donnaient un côté inédit à la rencontre. Toujours posté en garde haute d’une seule pogne notre Sorceleur profita de cet instant suspendu, au propre comme au figuré, pour former subrepticement le signe d’Yrden. De sa main libre, le souffle maîtrisé, le geste lent au possible il mettait tout son être dans la préparation du piège. Tout était question de précision dans le mouvement des phalanges. Une fois la paume vers le sol, tous les doigts devaient être écartés et positionnés en quinconces dans un ordre précis.
L’empreinte statique tenu quelques secondes ouvrait alors un piège invisible, sauf pour les initiés aux forces du Chaos, qui eux pouvaient distinguer un cercle violacé sur le sol. La trappe magique emprisonnait alors les êtres éthérés qui se trouvaient momentanément bloqués et donc à la portée des lames d’argent. Elle permettait aussi de matérialiser certains fantômes et ectoplasmes, coincés entre les mondes.
La main droite de Kaehl s’écartait petit à petit de la poignée de son épée. Sa senestre fermement cramponné au niveau de la garde, il terminait son geste avec l’assurance de ceux qui ont pratiqué leur art des milliers de fois. Malheureusement rien ne se passa comme prévu. Pas de cercle violet sur l’herbe verte et le Spectre restait léthargique. Au bout de ses doigts la sensation d’engourdissement qu’il avait expérimenté la veille et dans la journée sans en faire cas, était réapparu. Il essaya une nouvelle fois de lancer Yrden. Toujours rien. Pire, un bourdonnement sourd vrombissait maintenant dans ses oreilles. Le Spectre de Zab’ir commença à s’agiter et ses grognements tapaient comme des tambours de guerre dans la tête de Kaehl. Les vibrations intérieures s’estompaient abruptement lorsqu’une voix en écho lui parvint de l’autre bout de la plaine.
Ces exclamations étaient suivies du bruit caractéristique des sabots sur la terre battue.
« Sorceleur ! Iliak ! Je suis venu vous prêter main forte ! »
Kaehl n’en revenait pas. Il n’y avait pourtant aucun doute. Il reconnaissait la jeune voix de Bartolo. D’un très bref coup d’œil par-dessus l’épaule fantomatique de Zab’ir, il put distinguer la forme du cheval et de son cavalier prisent dans un fin nuage de poussière.
Les interrogations se bousculaient dans l’esprit engourdi du Sorceleur. Mais merde qu’est-ce qu’il vient faire ici ? Comment nous a-t-il retrouvé ? Et pourquoi diantre suis-je infoutu de lancer mes Signes !? Concernant le secrétaire de Warzé, il avait sa petite idée. L’immature dignitaire débarquait certainement pour prendre sa part du gâteau, nappage gloire et héroïsme. Gourmandise sur laquelle les ingénus et les simples d’esprit n’hésitent pas à se jeter, découvrant souvent trop tard son caractère indigeste.
Et il était clair que Bartolo n’avait pas l’estomac adéquat. Quant à sa propre incapacité à maîtriser la magie primitive, cela dépassait son entendement…
Malgré tous ses déboires il était vital que Kaehl se concentre en priorité sur le Spectre. Celui-ci alerté par le vacarme s’était retourné, faisant face à Bartolo et son destrier, tournant donc le dos à Kaehl. Cela n’augurait rien de bon. L’ectoplasme indolent avait été définitivement réveillé, et du mauvais pied, par la cavalcade du secrétaire. Abandonnant l’idée d’utiliser Yrden, notre Sorceleur porta alors sur lui un coup droit suivi d’un estoc. La manoeuvre avait deux buts distincts. D’une part il était nécessaire de vérifier que le Spectre se trouvait bien sur le plan des vivants.D’autre part il fallait absolument détourner l’attention du monstre qui flottait mollement mais sûrement en direction de Bartolo. L’estoc toucha et un hurlement ahurissant confirmait à Kaehl que l’Esprit de Zab’ir s’était bien matérialisé et comme ce dernier avait fait volteface une nouvelle fois et avançait furieusement vers lui, le Sorceleur conclut au succès de sa diversion.
Le combat débuta réellement. Une mêlée brutale, faite de coup de griffes désordonnées, de parades et de gestes d’escrimes maitrisés. Ponctuées d’esquives acrobatiques, de pas de deux précis et de désengagements virevoltants, le duel partait pour s’inscrire dans la durée, au désavantage de Kaehl. Il avait beau être rompu à ce genre de joutes, privé de sa magie et de l’huile anti spectre, l’affaire s’annonçait plutôt corsée. La danse les avait fait dériver de la tombe jusqu’à proximité de la grange. Kaehl pouvait voir le crépuscule naissant qui incitait un soleil indolent à laisser place au crépuscule. Il ne restait qu’une grosse heure de luminosité avant que la lune ne vienne chasser l’ectoplasme qui en tant que Spectre diurne ne supportait pas la lumière lunaire.
De sa position actuelle, il aperçut les contours de deux hommes, à moitié caché derrière le marronnier. C’était évidemment Iliak et Bartolo. Ce dernier ayant mis pied à terre s’abritait à présent derrière l’immense tronc en compagnie du marchand qui avait dû sortir de sa cachette à l’arrivée du secrétaire. Leur présence constituait un handicap de plus et déstabilisait Kaehl encore d’avantage.
Le Spectre profita de ce léger moment d’inattention pour assener une vague de coups. Ses deux bras, aux extrémités crochus, fendirent l’air à une vitesse folle. Le Sorceleur tenta le signe d’Héliotrope à une main. La paume droite plaquée vers son adversaire devait générer un sommaire bouclier magique mais là encore se fut un échec. Il se déroba de l’assaut in extremis mais fut surpris par une deuxième salve de coups qu’il bloqua tant bien que mal avec sa lame. Or la violence de l’attaque le fit vaciller et le temps, pourtant infime, de reprendre appui sur sa jambe gauche avait suffi à son spectral adversaire pour enchaîner une nouvelle allonge. Gainant tous ses muscles, Kaehl banda son buste en arrière mais ne réussit qu’à esquiver partiellement.
Cette fois le coup avait fait mouche, lacérant son flanc droit.
Légèrement blessé il évalua immédiatement la gravité de la balafre. À première vue il s’agissait d’une taillade moyennement profonde.
Il l’avait échappé belle et bien qu’il en ait vu d’autres, cette blessure ajoutait un peu plus à sa frustration.
Lui qui avait prévu de boucler ses obligations dans la journée se retrouvait blessé, orphelin de ses pouvoirs, au milieu d’un champ face à un Spectre original et déchainé. Sans compter les deux civils trainants dans les parages qui complétaient un tableau extrêmement dangereux et confus. Kaehl était abasourdi. Ce qu’il n’avait voulu accepter le frappa plus durement encore que les coups de griffes du Spectre qu’il contrait sans relâche à l’aide de son épée en argent.
Même Hélio n’avait aucuns effets. L’inefficacité de ce Signe générant un rapide champ de force et qui lui avait maintes fois sauver une jambe, une main et à fortiori la vie, confirma l’inconcevable. Il dû, afin de ne pas se faire arracher la moitié du visage, battre en retraite à l’aide de ses deux jambes fléchis, impulsant un léger saut arrière. De fait il s’était rapproché dangereusement de l’arbre où se trouvait Iliak et Bartolo. Cette fois c’était sûr, il avait perdu ses facultés à maitriser les Signes !
Habileté si durement acquise à Kaer Seren et perfectionnée ensuite, cause de tant de souffrances et pourtant salvatrice dans d’innombrables situations. Les Signes. Aard,Yrden,Igni,Quen,Axia,Hélio. Sorts primitifs de protection, de projection, de feu ou encore d’envoutement.
Premiers compagnons de tout Sorceleur, avant sa monture, indéfectible et silencieux, transmis par les Mages fondateurs de l’Ordre, valant à Kaehl et ses frères sarcasmes de la part des arcanistes contemporains et méfiance de la part des humains. Point assez Mage pour les uns, déjà trop pour les autres. Un état de fait encore plus vrai concernant les Sorceleurs de l’école de l’Aigle qui, plus que les Loups ou les Ours avaient fait de la maitrise des Signes leur signature.
Pourtant, pensa Kaehl, alors qu’il devenait de plus en plus difficile de contrer les assauts de l’ectoplasme, aucun de ses mentors ni de ses frères ni même Arsenion Mongrel, le Mage associé de Kaer Seren, ne l’avait averti de l’éventualité d’un tel phénomène et encore moins formé à quelconques contre-mesures.
Et des contre-mesures il fallait en trouver fissa.
“Tout se passe bien Sorceleur ?” Demanda Bartolo dans un sérieux pour le moins décalé.
Ce à quoi Kaehl répondit par un grognement libre d’interprétation.
Pour le moment le spectre était concentré sur le Sorceleur, cependant les revenants avaient une fâcheuse tendance à attaquer au hasard les êtres vivants présent aux alentour. Ces derniers ayant eu ou non grief à leur égard dans cette vie ou la précédente.
L’urgence était donc d’éloigner derechef la menace de Bartolo, encombrant invité de dernière minute, et d’Iliak qui avait fait preuve d’un sang-froid impressionnant depuis l’apparition du fantôme de son frère. Cependant Kaehl pouvait voir, grâce à sa vision surhumaine, que le marchand zerikannien blêmissait à vue d’œil.
Tout comme Bartolo, il avait désormais compris que quelque chose clochait.Il me faut trouver une diversion pensa Kaehl tout en continuant à esquiver et bloquer les offensives du revenant.
C’est à ce moment précis que Bartolo, le jeune dignitaire aussi sympathique qu’agaçant, se lança dans une entreprise aussi périlleuse qu’incertaine. Sans crier gare il se mit à faire de grand geste et héla le Spectre de Zab’ir, lui lançant toute sorte d’invectives. Entre autres joyeusetés : “Par ici apparition de mes deux !”, “Viens plutôt te frotter à Bart mon coco”, “Amène toi sale résidu de pot de chambre !”
La verve de Bartolo était indéniable tout comme son inconscience qu’il pensait sans doute être du courage.
Brave ou stupide, peu importait à présent, le flot d’insultes qu’il avait lancé porta ses fruits !
Le Spectre exécuta vers lui un brusque volte-face.
Dans d’autres circonstances, à l’aide d’Yrden ou de l’huile contre les spectres Kaehl aurait profité de cette opportunité en or.
Il aurait d’abord immobilisé et affaibli son adversaire avec Yrden et sa lame enduite. Puis aurait asséné au revenant quelques estafilades bien sentie. Iliak se serait attelé à prononcer son homélie sacrée.
L’affaire eu été réglé et tout le monde y aurait trouvé son compte.
Le Destin en avait manifestement décidé autrement et les événements prirent une tout autre tournure. Kaehl était encore sous le choc de la surprise. Rare furent les moments de sa vie de sorceleur où le doute l’avait à ce point envahi. La situation devenait incontrôlable. Certains spectres ont la capacité de disparaitre pour réapparaitre à un peu plus loin. Une sorte de téléportation sur de petite distance qui les rends particulièrement pénible à combattre.
Heureusement le fantôme de Zab’ir n’était pas de ceux-là. Il fondait néanmoins très vite sur Bartolo qui commençait à se décontenancer.
Il allait trop vite, même pour un Sorceleur à la célérité inhumaine. Kaehl s’élança à sa poursuite lorsque Iliak, qui n’avait pas bouger jusque-là, couru lui aussi à la rencontre du spectre de son frère. La distance qu’il parvint à couvrir en quelques secondes était impressionnante. En chasseur de monstre aguerri il se planta alors devant l’ectoplasme qui semblait au comble de sa fureur quelques instant auparavant mais qui restait désormais en vol stationnaire, animé d’un calme anormal. Le marchand parla alors dans leur langue maternelle au Spectre de Zab’ir. Sa voix ferme et posée prenait des accents de remontrances à la fois dure et rassurantes. C’est que le Sorceleur en déduisît, vu qu’il ne comprenait pas un traitre mot de zerikannien
Il y’eu, après cette insolite tentative de médiation, un pur moment de flottement. Kaehl en profita pour apprécier la situation plus clairement.
Le marchand et son défunt frère se faisaient face tandis qu’à trois ou quatre pieds de là Bartolo avait esquisser un début de fuite vers sa droite.
Le Sorceleur concentra alors toute son attention sur le monstre. A l’œil profane ce dernier semblait immobile comme hypnotisé par les paroles de son frère. Les apparences étaient, comme souvent, trompeuses. Kaehl, vision de sorceleur aidant, avait remarqué un frémissement des membres droits du spectre. Son interminable membre dextre allait s’abattre latéralement au niveau de la tête d’Iliak.
“Couche toi sur ta gauche !” hurla-t-il sans délai à l’adresse d’Iliak.
Le marchand eu la bonne idée non seulement de suivre l’ordre mais aussi de le faire vite. D’une roulade féline il se retrouva hors de portée des griffures du monstre.
Mais celui-ci le suivi et Iliak effectua un deuxième plongeon, qui lui sauva la vie. Dans sa tentative de fuite Bartolo s’était empiergé, allant s’affaler de tout son long dans l’herbe, ce qui l’avait en fait rapproché du combat. Kaehl ne l’avait pas immédiatement remarqué, trop concentré qu’il était par le cœur bouillant de l’action.
Le Sorceleur vécu la scène au ralenti. Iliak lors de sa seconde esquive avait fini sa course dans l’arrière-train du secrétaire. Cela aurait pu être comique, dans la bouche d’un barde talentueux ou sur une scène de théâtre à Oxenfurt. Mais dans ce cas précis la farce risquait fort de virer au tragique. Le spectre était maintenant dangereusement proche des deux hommes à la posture dégradante. Heureusement Kaehl était tout à côté de Zab’ir. Et alors qu’il s’en félicitait une pensée terrible le traversa. Il avait réussi à ne pas se faire distancer et c’était une bonne chose. Cependant le spectre fondait sur les deux hommes et par malheur ils étaient affalés au même endroit. Ce qui signifiait que Kaehl, s’il arrivait à temps pour s’interposer, ne pourrait en sauver qu’un.
Il lui fallait décider vite. Dans quelques secondes le spectre allait attaquer deux civils sans défense et n’aurait aucun mal à les écorcher vifs, l’un comme l’autre. Kaehl pensa d’abord à sauver Bartolo.
Sa mort aurait des conséquences terribles pour lui, notamment pour sa réputation. Mais le jeune de Warzé mort personne n’irait raconter qu’un sorceleur de l’Aigle avait perdu sa magie primitive.
Et puis la vie d’Iliak était d’égale importance, lui qui était venu faire fortune sur le Continent et qui se retrouvait à deux doigts de se faire éventrer par le spectre son propre frère. Aucun de ces choix n’étaient justes. Les scénarios qu’il envisageait apparaissaient plus catastrophiques les uns que les autres. Seul un rayon de lune pouvait sauver la situation. Les spectres diurnes comme celui de Zab’ir abhorrant la nuit, plus précisément la lumière lunaire, il devait faire durer le combat jusqu’à son apparition tout en protégeant les deux civils. Kaehl le savait pertinemment. Malheureusement il ne réussit pas à garder le contrôle de la situation assez longtemps pour attendre que l’astre nocturne fasse son apparition.
Il pensa un moment tenter un double sauvetage mais l’opération risquait de leur être fatal à tous les trois.
C’est alors qu’il repensa à ce que Vespert avait dit, de sa voix rocailleuse, un jour de leçon politique : “Un Sorceleur peut se retrouver dans des situations où le bon choix n’existe pas. N’oubliez pas jeunes hommes que ne pas choisir est déjà un choix.”
Laisser au Destin le soin de décider à sa place. Kaehl se convainc rapidement qu’il s’agissait de la meilleure des solutions. Enfin, de la moins mauvaise. Surtout si l’on considérait les appels au secours déchirant de Bartolo. Iliak lui ne disait rien, sonné qu’il était après sa dernière acrobatie salvatrice.
En plus des cris et des pleurs du jeune secrétaire, Kaehl pouvait sentir sa peur, viscérale, presque poisseuse.
Il est de notoriété publique que les sorceleurs développent, grâce aux mutagènes les ayant transformés, des capacités sensorielles surhumaine, notamment olfactive, qui leur servent à chasser leurs proies et à les combattre. Dans certaines circonstances l’odorat de Kaehl était un formidable atout, s’enivrer d’un parfum féminin en le détaillant mieux qu’un artisan parfumeur pouvait être jouissif.
Mais à cet instant il lui apparaissait surtout comme le vecteur d’un terrible malaise.
Ce sentiment installa un doute en lui. Fallait-il réellement laissé le Destin décider ? Kaehl fixa la scène une dernière fois. Il n’avait plus le temps pour la philosophie et les palabres. Dans quelques secondes le Spectre Zab’ir allait faire un sort aux deux infortunés étalés sur le sol et transits de peur.
Kaehl ferma alors les yeux. Il poussa sur ses cuisses musclées et plongea au hasard sur l’un de ses deux compagnons d’infortune. Dans un geste souple digne des plus grands acrobates, il agrippa une chausse qui lui parut fine et légère. Le corps du Sorceleur et de l’heureux élu firent de nombreuses roulades jusqu’à s’immobiliser au pied du solide marronnier. Avant de s’écraser contre le géant boisé, il avait clairement entendu un son bien connu à ses oreilles. Celui des chairs que l’on tranche. Son dos le lançait terriblement. Toujours appuyé contre l’écorce de l’arbre il rouvrit les yeux. Il vit d’abord une brousse de cheveux crépu et les hurlements de Bartolo avaient cessé. Kaehl comprit immédiatement.
Il avait sauvé Iliak.
Bartolo de Warzé, premier secrétaire de Egidius Van Batten, staroste de Kagen était mort. Au-dessus de la toison frisée du zerikkanien, on pouvait voir le corps sans vie, gisant à quelques pieds de lui.
Ayant achevé son ballet macabre le spectre voguait dans les airs, presque débonnaire, se désintéressant autant des vivants que du mort.
Et pour cause la lune venait de faire son apparition dans le ciel clair de Sodden. C’était le seul évènement favorable à Kaehl dans cette journée cataclysmique. Cela avait eu lieu un peu tard à son gout pensa-t-il. Les rayons lunaires commençaient à percer dans la clairière. Toujours dans un flottement flegmatique, la créature alla s’abriter mollement en direction d’un autre arbre limitrophe. Pris dans les lueurs de l’astre, en une danse mêlant contorsions et cris strident à provoquer des acouphènes à un sourd, le Spectre de Zab’ir disparu. Ne laissant derrière lui qu’une vague lueur vert pale, un frère prostré, le cadavre divisé d’un jeune notable et un sorceleur humilié.