Tiré à quatre épingles

Chapitre 6 : Le prix requis

13870 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/03/2025 08:36

Chapitre 6

 

 

 

Iliak se tenait assis sur un lit moelleux dans sa chambre au troisième étage de la Maison de Ville de Kagen. Il n’y s’y sentait pourtant pas du tout à son aise. Une expression fameuse en Zerikanie pouvait décrire ce qu’il ressentait depuis qu’il avait décidé d’embaucher le Sorceleur. Comme un fennec dans un troupeau de chameau.

Pas à sa place et entouré par des individus qu’il estimait plus digne que lui, Iliak ressassait sans cesse les événements de la journée.

Il se faisait tard mais le sommeil semblait le fuir à mesure que les images de la débâcle du jour s’imposaient à lui.

Le point d’orgue de l’horreur avait été atteint avec la mort affreuse de Bartolo. La mine déconfite du Sorceleur, qu’il connaissait peu mais qui semblait si sûr de lui quelques minutes auparavant, avait ajouté le confus au tragique. Surtout que c’était son frère, sous forme spectral certes, qui était responsable de la mort du premier secrétaire de la ville dans laquelle il était censé se reposer cette nuit. 

 

Dans le champ, le temps lui avait semblé suspendu jusqu’à ce que la dure réalité ne reprenne le dessus, quelques instants après la disparition du Spectre de son frère. C’est par la voix troublée du Sorceleur qu’il avait repris ses esprits.

« Nous devons cacher le corps de Bartolo ! Aide-moi à le transporter dans la grange. » lui avait-il intimé. À l’aide d’épaisses lanières de cuir Kaehl avait tout d’abord sangler les deux morceaux du secrétaire pour qu’il ne fasse, approximativement, plus qu’un.

Ils avaient ensuite étalé de la paille comme pour en faire un matelas de céréales et avant de déposer par-dessus, le corps sommairement réunifié de Bartolo.

 

Iliak avait alors été témoin d’une scène insolite en de pareil circonstance qui le plongea un peu plus dans l’incompréhension.

Kaehl, après avoir refermé la porte de la grange, avait porté sa main à sa poitrine pour en sortir un appeau. Puis il souffla longuement dans la fine pièce de bois sans qu’aucun son n’en sortit. Sous le regard interrogateur du marchand, le Sorceleur lui avait expliqué l’intérêt de l’objet. Le sifflet servait à appeler un rapace dressé par l’école de l’Aigle pour leur servir de coursier.

L’oiseau de proie, en l’occurrence un faucon pèlerin femelle répondant au nom de Zélie, avait été marquée de glyphes magiques. Ces arcanes décuplaient la vitesse et l’endurance de l’animal. Les sorceleurs s’en servent pour communiquer sur de longues distances mais uniquement en cas d’urgence avait insisté Kaehl qui estima l’arrivée de l’oiseau dans la matinée qui suivrait. Ils avaient ensuite repris la route vers Kagen à la lueur des étoiles et de la lune, pour aller annoncer au Staroste la terrible nouvelle. 

 

Devant la toujours si insolite Maison de Ville, Iliak ressenti une impression de déjà-vu. Comme un étrange calque son arrivée quelques jours auparavant. À ceci près qu’aujourd’hui l’espoir qu’il avait de retrouver son frère avait laissé place à une profonde tristesse. Le vieux garde, posté dans la même position, l’avait reconnu et n’avait pas semblé perturbé par la présence du Sorceleur. Une intendante à la peau tannée les avait menés jusqu’au salon bleu où s’était tenu le conciliabule la veille au soir.

Ils avaient attendu un long moment avant que le Staroste ne se montre. Le géant roux était arrivé, l’air défraîchi et les cheveux en bataille. Déjà contrit qu’on le dérange si tard dans la nuit, sa colère teintée de surprise s’était mélangée à de la tristesse lorsque Kaehl lui avait annoncé l’horrible fin de Bartolo. A l’évidence le Staroste tenait beaucoup au jeune secrétaire. Il fallut peu de temps pour que son courroux ne reprenne le dessus. À la limite de l’insulte il avait vertement signifié au Sorceleur qu’il n’était plus en odeur de sainteté dans la ville. 

« Demain soir au plus tard vous aurez débarrasser le plancher ! Je vais devoir l’annoncer à sa famille. Ça me fend le cœur d’avance et vous avez intérêt à être loin quand ça arrivera ! » avait-il vociféré à Kaehl, resté de marbre.

 

Iliak avait assisté le Sorceleur toute la journée.

Il fut témoin de son professionnalisme, de ses capacités hors du commun et de son sens de la déduction. Il savait pertinemment que Kaehl avait joué de malchance en plus d’avoir engagé une dangereuse course contre la montre. Voir son nouvel ami se faire rabrouer par le Staroste, un homme qui avait été si bon avec lui, l’avait rempli d’un sentiment d’injustice. Il se sentait tiraillé même s’il comprenait le point de vue du gouverneur de la ville.

Le calme dont le Sorceleur avait fait preuve avait une fois de plus forcé son admiration. Ce dernier avait patiemment attendu que Van Batten déverse son fiel avec autant de flegme qu’un prêtre dragon face à une amazone colérique.

Lorsque le maître des lieux eut fini son sermon il se tourna vers lui et l’invita, en sa qualité de pauvre marchand éprouvé, à demeurer ici une nuit de plus. Iliak avait alors vu Kaehl mettre ses dernières forces dans une adresse de diplomate pour demander au Staroste qu’on aille réveiller Eljor, l’apothicaire, afin de récupérer les huiles, indispensables pour vaincre Zab’ir le lendemain matin.

Le Staroste y avait consenti de bien mauvaise grâce. Il avait également été question du rapatriement du corps de Bartolo. Kaehl avait remis la clé de la grange au Staroste Van Batten qui allait envoyer des gardes et une charrette pour le récupérer. Les hommes de la garde auraient pour mission de cacher la clé sous l’abreuvoir une fois leur besogne terminée. Ces dispositions prises le premier magistrat avait congédié le Sorceleur sans ambages.

Avant de les quitter Kaehl avait donné rendez-vous au marchand. Iliak l’attendrait au petit matin sur le perron de la porte du Sanglier Ardent, prêt à donner l’extrême onction à Zab’ir.

 

Iliak avait fait une croix sur son sommeil pensant qu’il lui serait impossible de dormir mais ses yeux se fermaient tout seul. 

La dernière chose à laquelle il pensa avant de s’assoupir fut le regard félin du Sorceleur au moment de prendre congés des appartements du Staroste. Sous les lampes à huiles fardées du salon bleu de la Maison de Ville, il était persuadé d’avoir lu dans les yeux du sorceleur, d’ordinaire froids et assurés, une détresse qui le bouleversait encore.

 

                                                   _

 

 

C’est à la faible lueur d’un soleil hésitant que Kaehl sortît de l’auberge. Les hautes lampes à huiles communales finissaient de brûler, ponctuant le trajet du Sorceleur de leurs minces halos déclinants. Après l’entrevue avec le Staroste il n’avait pas demandé son reste. Si d’habitude il ne s’en laissait pas compter, il avait accepté sans broncher les remontrances outrancières de l’édile et celà pour deux raisons.

Oui le Destin s’était montré cruel. Ses pouvoirs l’avaient quitté au pire moment mais il avait aussi été négligent et empressé. De plus il avait senti une sincère tristesse chez Van Batten. C’est pourquoi il avait pris sur lui la responsabilité de la mort de Bartolo. Cela entacherait sa réputation ; il se devait de l’assumer. 

Il était rentré à l’auberge où il avait croisé Morten qui sans dire mot lui avait confié les clés de sa chambre. Une fois arrivé dans la sombre pièce, il s'était approché d’une bougie éteinte, à la cire à moitié consumé. Il avait pris une profonde inspiration et positionné ses doigts pour lancer le Signe Igni. Pas une étincelle ne jailli.

Il essayât le Signe de Quen. La barrière de protection n’était pas apparue. C’était donc bien réel. Il avait perdu ses Signes. Un mince espoir s’était immiscé dans son esprit pendant le retour à Kagen.

Il avait envisagé la possibilité que la présence du Spectre eu créé des interférences magiques, brouillant momentanément ses facultés.

Malheureusement même loin de toutes perturbations magiques ses capacités à manipuler les forces du Chaos étaient inopérantes.

Résigné, il avait pris une allumette sur le rebord de la fenêtre et avait enflammé la mèche de la chandelle.

 

Installé devant le petit miroir il s’était d’abord recousu au niveau de l’abdomen là où les griffes du Spectre l’avait entaillé. Puis il n’avait fait rien d’autre que méditer. Oubliant la course du temps, il plongea au plus profond de sa conscience. D’un violent effort psychique il balaya les images et les questions qui l’assaillaient jusqu’à trouver le vide synonyme de repos. Un Rien abyssal et réconfortant.

Les premiers rayons de lumière matinale perçant à travers les volets à demi-clos, le sortirent de cet état méditatif. Il avait alors rassemblé ses affaires machinalement puis s’était dirigé vers les écuries où l’attendait son fidèle destrier. 

 

Arrivé devant l’herboristerie, Léon qui faisait contre mauvaise fortune bon cœur, se laissa attacher au même endroit que la veille, aux anneaux jouxtant la boutique. La porte du bâtiment était entrouverte, preuve que les hommes du Staroste avaient bien accompli leur mission. Kaehl poussa légèrement le battant ce qui fit de nouveau sonner la cloche. La pénombre emplissait l’officine.

Les contours des bocaux et autres instruments pharmaceutiques donnaient au lieu une atmosphère dérangeante.

Seule une bougie sur le comptoir chassait péniblement l’obscurité alentour. Derrière l’épaisse crédence de bois, le visage sévère d’Eljor était balayé par la danse lumineuse de la chandelle.

 

« Bonjour, matinal sorceleur. »

L’accent avait été plus courtois que la veille mais Kaehl ne put s’empêcher d’y déceler un écho ironique.

 

L’apothicaire reprit :

« Vous semblez bien maussade et mon réveil en pleine nuit par la garde suggère que tout ne s’est pas passé comme prévu. »

Face au regard noir et au mutisme du Sorceleur, il enchaîna.

« J’ai accéléré le processus de décantation en ajoutant une touche…personnelle. 

Les huiles sont prêtes. Je dois toutefois vous faire part de quelques observations. Hier lorsque vous êtes entré dans mon échoppe j’ai cru que mes sens me trompaient. Je sais maintenant que cela n’était pas le cas. 

En tant que sorceleur vous n’êtes pas sans savoir que nous autres, peuple ancien, disposons de faculté rares et puissantes. 

Une des spécialités de mon clan est de pouvoir sentir les humeurs des êtres vivants que nous croisons. Ce qui, mécaniquement nous rapproche de vous autres, tueur de monstres. 

Si vos compagnons d’hier exhalent pleinement l’humain, pour vous c’est différent. Vous portez bien l’odeur caractéristique des anthropoïdes. Cependant il émane de votre peau une autre fragrance étonnante. J’ai en effet identifié des effluves d’embruns marins. Elles se superposent ce matin à l’odeur caractéristique de la peur. »

 

Décidément Kaehl allait de surprise en surprise et celle-ci était de taille. Selon l’elfe, ses humeurs sentaient les brumes marine et la peur. Que pouvait bien signifier cette mystérieuse et déstabilisante révélation ? 

« Je dois avouer que je ne comprends pas de quoi vous parlez. 

Ni pour les embruns ni pour ma prétendue trouille. Je ne me suis pas approché d’un rivage depuis fort longtemps et la crainte m’est inconnu. » répliqua-t-il à l’elfe imperturbable.

Le sorceleur disait vrai sur un point, il n’avait pas vu la mer depuis une bonne décennie.

 

Les reflets orangés de la bougie voguaient toujours sur le visage sévère d’Eljor. De ses yeux froids il fixa Kaehl et répondit :

« Jouons franc jeu voulez-vous. Votre contrat s’est mal terminé causant la mort du jeune de Warzé. Votre amour propre et votre réputation en seront probablement très affectés.

Cela me semble tout à fait normal que vous soyez envahi par la crainte et le doute.

Quant à ce que j’ai senti d’autre chez vous, plus profondément enraciné, vous devriez poser quelques questions à vos maîtres sur vos origines. 

Vous aurez certainement envie de m’arracher de plus amples informations mais cela serait vain car je suis tout simplement dans l’incapacité de vous en révéler plus. Cela dit j’imagine que tout de suite après m’avoir rendu visite vous irez finir votre office. 

Dites-moi, le spectre que ce rustre de Zerca vous a demandé de renvoyer d’où il vient, n’était-il pas auparavant un homme du désert ressemblant à s’y méprendre, au marchand qui vous accompagnait hier ? »

 

Kaehl en était à présent certain, Eljor n’avait rien d’un apothicaire lambda. Il n’avait même rien d’un elfe ordinaire.

Trop bien renseigné, malin et cachant son jeu à merveille l’herboriste taquin s’était mué en artisan espion en l’espace de quelques heures. Il lui avait révélé d’étranges informations sur lui-même et lui avait montré qu’il savait beaucoup de choses censées être confidentielles. Qui était réellement ce Eljor ? Pourquoi demandait-il indirectement l’identité du Spectre ? Connaissait-il Zab’ir ? 

 

« Je vous vois circonspect et là encore je vous comprends. Sachez tout d’abord que je ne porte pas l’ordre des sorceleurs dans mon cœur.

Pour faire court, ma famille et mon clan venons du Nilfgaard. Nous vivions en paix à l’écart des villes lorsqu’un obscur comte local convoitant nos terres se mit en tête de nous en expulser. Comme nous résistions au vilain il nous envoya bientôt un détachement de fantassins.

Enfin, c’est ce que nous crûmes avant de voir arrivé sur le pas de nos portes des hommes aux yeux de chat et aux pendentifs de sorceleur semblable au vôtre. Une demi-douzaine d’Ours, d’Aigles et de Loups aux gueules cassées ne se privèrent pas d’un joli massacre dont je suis le seul survivant encore en vie. La scène est vieille de plus de trente ans mais ma colère et mon dégoût n’ont pas pris d’âge. Dans de tels conditions vous admettrez qu’il m’est difficile de vous dérouler le tapis rouge. Je suis néanmoins conscient que tous les mutants ne sont pas des assassins sans cœur et en tant qu’elfe il serait malvenu de ma part de faire des amalgames. 

D’autant que je crois déceler chez vous une probité qui vous honore. 

Après le massacre je me suis réfugié en cette cité libre de Kagen, réputée pour son ouverture d’esprit. La communauté elfe y est prospère et j’en suis devenu une figure de proue. J’ai à cœur de la protéger et à force de négociations j’ai réussi à étendre notre réseau de Dol Blathanna à Loc Muinne.

Ce qui m’amène au vif de mes préoccupations mais il est peut-être l’heure d’une petite pause afin que puissiez digérer cette première vague de confidence. 

Je peux vous offrir une tisane de prune maison ? »

Kaehl, qui n’en demandait pas tant, opina du chef. Il avait en effet bien besoin d’un peu de temps et une boisson chaude serait également la bienvenue. Il ne s’attendait absolument pas à ce flot d’informations de la part d’Eljor. 

L’apothicaire disparu sans empressement dans la pénombre de l’arrière-boutique.

 

Le sorceleur en profita pour faire le point. 

Premièrement il y’a eu cette énigme concernant mes origines et maintenant ces confessions sur son passé. Après ça le bougre m’amène tout doucement vers un terrain plus politique. 

Dans mon message au Goéland j’ajouterais cette histoire de parfum maritime. Cela signifie-t-il que je serai né au bord de la grande mer de l’Ouest ? Ou bien au-delà ? C’est impossible ! Personne n’est jamais revenu ni débarqué de la Grande Mer Ouest…

Je dois aussi questionner les vieux sur ma magie défaillante.

Les problèmes s’enchaînent à grande vitesse. Je ne dois pas me laisser déborder. Au moins Eljor a réussi à décanter les huiles. Grâce à la préparation oléagineuse et si Iliak met autant d’ardeur qu’hier dans ses imprécations, je réussirai à affaiblir suffisamment Zab’ir pour qu’avec son frère nous le renvoyons définitivement là où est sa place. 

 

Sur cette dernière pensée, Eljor revint avec deux tasse brûlante, posa les deux récipients sur le comptoir puis se rassit dans la même position, sur le siège qu’il occupait précédemment. L’elfe prolixe, presque jovial quelques instants auparavant paraissait soudainement las. Il reprit la parole avec intensité mais en baissant la voix tel un mourant au seuil d’ultimes révélations.

« Où en étais-je ? Ah oui je vous parlais de mes connexions avec mes congénères des régions proches. Ce que je m’apprête à vous révéler est extrêmement sensible, j’implore donc une discrétion absolue de votre part. »

Il soutint une nouvelle fois le regard du Sorceleur. Comme ce dernier ferma les paupières, cachant ses yeux de chats, hochant de nouveau la tête tout en sirotant son breuvage, Eljor reprit, avec la garantie que ses secrets ne sortiraient pas de cette pièce.

« Notre réseau, bien qu’informel est puissant, discret et organisé. Cet état de fait n’a pas échappé longtemps à la loge des Mages. Après un avertissement de mes contacts au-delà du Pontar j’ai reconnu la visite d’un émissaire, il y’a de cela quatre cycles de lunes. Il se trouve qu’il s’agissait d’un assistant du célèbrissime Geoffrey Monck, co-fondateur de la Loge. L’homme en question venait porter ses amitiés ainsi qu’une requête de coopération. Comme Monck, ce vieux renard futé ne fait rien gratuitement, l’affaire est en réalité un échange de bons procédés en notre défaveur. Leur protection contre services rendus en somme. Je n’y ai pas participé directement mais l’accord, négocié de longue lutte par les Mages et les représentants Elfes prévoit en outre une opération très particulière. 

Seriez-vous par hasard familier avec la notion de Source ? »

 

Kaehl arborait un air interdit tel un chat pris dans la lumière d’une lanterne juste avant de visiter un poulailler. Il se reprit prestement. L’elfe tenait le crachoir depuis le début et il tenait à lui donner une réponse articulée, histoire d’équilibrer temps et qualité de parole. 

« Si vous vous référez aux sources d’eau, oui je connais. Si ce terme désigne autre chose et je pense que c’est le cas, alors non je n’ai aucune idée de ce dont il s’agit. J’aimerais savoir pour quelles raisons vous me racontez tout cela. Ça m’a tout l’air d’être une affaire que ne me concerne en rien. » 

Le ton avait été plus tranchant qu’il le souhaitait. 

Aucunement vexé, Eljor eu un sourire énigmatique et continua son exposé comme si de rien n’était.

 

« Ce que les Mages désignent par Source, ce sont de puissants enfants humains capables de manipuler les forces du Chaos. Le but de la manœuvre est de confier ces petits génies aux bons soins de nos anciens afin de leur inculquer la maîtrise magique du peuple des aulnes. Sans cet éducation ces thaumaturges en puissance seraient incapable de canaliser leurs pouvoirs et nous risquerions une catastrophe majeure. Il se dit que certains d’entre eux seraient même en mesure de voyager entre les Mondes. C’est dans ce contexte que la Loge nous a confié une mission simple mais ô combien importante et c’est ici que cela commence à vous concerner. Pour résumer, encore, un artefact nain a été remis à un marchand de l’Ordre du Korath.

On m’a confirmé que la caravane était bien partie de Zerikanie en direction de nos contrées. Cependant, le négociant qui devait arriver il y’a quatre jours manque toujours à l’appel. Contretemps fâcheux et inquiétant car cette relique est de la plus haute importance. 

C’est pour cette raison que vous voyant arriver hier flanquer du secrétaire et du maure j’ai bien cru qu’un des moments les plus cruciaux de l’entreprise était arrivé. Le zerikannien ne prenant aucune initiative j’en ai conclu à un malheureux clin d’œil du Destin. Entre temps je me suis renseigné et j’en ai appris plus sur votre contrat. Puis j’ai réfléchi une bonne partie de la soirée et je me dois de vous poser la question. Je vous demande solennellement de me répondre avec la plus grande honnêteté. L’homme en caftan qui vous accompagnait hier, a-t-il de près ou de loin, quelque chose avoir avec cette histoire ? »

 

Kaehl n’avait pas vu venir ce flot de nouvelles révélations. Ces aveux revêtaient effectivement un caractère très sensible. Et hautement politique. Le Sorceleur qui parcourait le Continent depuis plus de quarante ans et conformément aux préceptes de ses formateurs, avait mis un point d’honneur à ne jamais se mêler des affaires des puissants. Ne pas frayer avec les rois et les princes, ne séduire ni duchesses ni baronnes, éviter soigneusement la compagnie des Mages et autres ensorceleuses et fuir comme la peste les militaires, quel qu’ils soient. 

 

Voilà qui vous garantissait une vie de chasse uniquement tourné vers l’éradication des horreurs nés de la Conjonction des Sphères en se gardant autant que faire se peut d’affronter les monstres humains. Connaître la marche diplomatique intérieure et extérieure des différents royaumes tout en restant à bonne distance de leurs tyrans et autres comploteurs, tel avait été l’enseignement du vieux Vespert et du Goéland. Et Kaehl l’avait suivi à la lettre. Le revers de la médaille c’est que les contrats les plus juteux vous passaient automatiquement sous le nez au profit de congénères plus aventureux. Certains d’entre eux s’abaissant même à accepter des assassinats pour le compte de sorciers ou même de certains souverains. Autant dire que les bains de sang étaient fréquents, ce qui réduisait drastiquement leur durée de vie, déjà courte chez les sorceleurs bien que ces derniers vieillissent moins vite que les simples humains. Sachant cela, notre sorceleur se plaisait à penser qu’une bourse légère était plus utile à un vivant qu’un coffre plein à un cadavre.

 

 

Il pesa alors les implications de cette conversation.

Le récit d’Eljor empeste les intrigues et réunit tous les ingrédients que j’ai toujours voulu éviter se dit-il. D’un autre côté l’histoire de ces apprentis mages humains surpuissants éduqué par des Elfes m’intrigue au plus haut point. Mais ce n’est rien comparé à l’implication de Zab’ir dans l’opération. Qu’il ait été un convoyeur de relique pour les elfes est très surprenant. Pourquoi utilisé un négociant zerikanien ? Probablement parce qu’ils sont au-dessus de tout soupçon. Je me demande si Iliak était au courant des activités parallèles de son frère ?

 

Les pièces du puzzle se mettaient en place dans son esprit. Le meurtre de Zab’ir, la marque étrange sur son annulaire, la signature professionnelle du tueur et le bivouac abandonné. Tout menait à une embuscade tendue contre le marchand, devenu passeur clandestin dans une conspiration qui le dépassait et qui avait causé sa perte. La réponse à la question de l’elfe était incontestablement oui. Maintenant fallait-il réellement lui révéler le pot au rose ? L’herboriste s’était livré prenant de gros risques.

Lui dire la vérité n’en était pas moins dangereux. 

 

Le Sorceleur pesa une dernière fois le pour et le contre et décida de tout dévoiler à Eljor. Au vu des circonstances, il ferait peut-être un allié précieux et bien informé. Il prit une longue inspiration et déballa alors toute l’histoire à l’apothicaire qui l’écoutait religieusement. Sa rencontre avec Zerca et ses sbires pour le contrat, l’entrevue entre le Staroste, Bartolo, Iliak et lui-même où il avait appris les liens de parenté des zerikanniens, l’enquête avec Iliak de la grange jusqu’à leurs multiples découvertes dans le sous-bois incluant le corps de Zab’ir, la marque sur le doigt du mort constatée à posteriori, l’enterrement clandestin et enfin le combat contre le Spectre où il avait perdu sa magie et Bartolo la vie. Il raconta également sa dernière rencontre avec Van Batten. Il n’omit qu’une seule chose, Violetta. Il estimait que la bagatelle pouvait rester confidentielle.

 

Son récit terminé, Kaehl vit Eljor se masser les tempes comme pour faire de la place dans son esprit afin de digérer ces accablantes nouvelles. L’elfe effleurait lentement le bord de sa tasse de son indexe long et pale.

« Je vois. Le Destin est…facétieux. La marque sur le doigt de ce pauvre Zab’ir est le fait du bijou des nains. Une simple bague, capable de générer un puissant champ de protection.

Les forgerons de Mahakam y ont gravé des instructions que seuls nous autre elfes somment en mesure de déchiffrer. C’est pour cette raison qu’il n’a été d’aucun secours à son dernier porteur. L’incident est fâcheux. Très fâcheux même. Mais pas insurmontable. J’en informerai qui de droit au plus vite et nous retrouverons l’anneau.

Nous arrivons maintenant au cœur du sujet. Si le négociant avait pour mission de remettre la bague aux autorités d’Est Haemlet c’est que cette dernière faisait partie du dispositif de protection de la colonie elfe de toute menace extérieure. En premier lieu de celle que représente la Rédanie. Ou devrais-je dire, un rédanien en particulier. La plus puissante armée du Continent possède en ses rangs un homme dont l’obsession est l’annihilation de tous les non-humains.

Le maréchal Rauppenek, tel est son nom, à tendance à concentrer sa haine sur mon peuple. Selon lui les elfes sont responsables de tous les maux et leur disparition serait un service rendu à l’humanité.

Ayant eu vent de la présence des Sources à Est Haemlet il n’a cessé de multiplier les appels à la guerre ouverte prétextant l’enlèvement d’enfants humains par un groupe d’elfe extrémiste. Devant le refus de son roi d’attaquer nos bastions il aurait décidé d’intervenir en secret, mobilisant à l’heure où l’on parle le gros de ses troupes non officielles. Des renseignements clairs nous sont parvenus à ce sujet faisant état d’une agitation certaine de ses espions.

La Loge avait donc prévu que la bague naine fasse office de protection contre une attaque du maréchal. Comme les mages ne peuvent s’impliquer d’avantage, au moins directement, ils nous ont alloué, en plus de l’anneau, une enveloppe destinée à financer une contre opération. Les récents développements ne sont pas encore parvenus à leurs oreilles mais je doute fort qu’ils changent de stratégie.

 

Vous êtes perspicace donc je suppose que vous me voyez venir. Il s’agit de vous proposer un contrat. Au vu des circonstances il prendra effet lorsque vos entraves personnelles auront été levées. Mes informateurs m’assurent que les préparatifs de la potentielle attaque n’en sont qu’à leur balbutiement. Je vous propose donc un arrangement. Vous m’assurez de votre participation à la défense des Sources le moment venu contre couronnes sonnantes et trébuchantes. J’aurais besoin de votre accord avant que vous ne quittiez la région, question de légitimité auprès de mes supérieurs.

Il vous est permis de réfléchir mais vous n’êtes plus le bienvenu à Kagen c’est une certitude.

Cependant je suis certain que vous arriverez à me faire parvenir votre réponse, d’une manière ou d’une autre. J’aime à croire que vous êtes un homme de parole et que vous ne prendriez pas d’engagement que vous ne sauriez honorer. Il va sans dire que si vous acceptez ce contrat mes réseaux vous apporteront toute l’aide dont vous aurez besoin, que ce soit en lien avec l’affaire qui nous intéresse ou une autre. Aucune raison pour vous de craindre qu’on ne vous fasse suivre. Ce serait une insulte à vos capacités. De plus nous utilisons nos propres méthodes, moins...invasives.

En cas de réponse positive de votre part notre réseau vous contactera quand il sera temps d’agir. Nous avons des agents partout sur le Continent. J’ai foi en vous Kaehl de l’école de l’Aigle. Marchez, volez, nagez vers votre Destinée. Nos chemins se croiseront de nouveau et nous changerons ensemble le cours de l’histoire. Il est temps pour vous de quitter les lieux, la garde ne va plus tarder à démarrer ses patrouilles. »

 

Avant même les derniers mots, l’elfe avait disparu dans la semi-obscurité de son arrière-boutique. Sa dernière tirade n’attendait pas de réponse. Pas immédiate en tout cas. Kaehl sorti de l’échoppe et rangea les flasques dans ses sacoches. Sa tête résonnait encore de la déferlante de révélations qu’il venait d’entendre. Il aurait aimé avoir le temps de réfléchir calmement à la demande d’Eljor. Malheureusement un autre travail l’attendait. D’ailleurs, qu’avaient-ils tous à lui proposer des contrats ces dernières heures ? Tous plus dangereux les uns que les autres qui plus est ! Il devrait rendre sa décision dans la journée après avoir réglé le problème Zab’ir. Indifférente à tout cela, la ville faisait entendre son lent réveil. Le bruit des volets que l’on ouvre, les artisans qui préparaient leurs échoppes et les premiers citoyens déambulant en témoignaient. Il monta Léon qui semblait s’ennuyer ferme et, à défaut de voler immédiatement vers sa destinée, se dirigea d’un trot vif en direction du Sanglier Ardent la tête pleine de doutes et de questions. Il se devait de les balayer pour le moment. Son contrat l’attendait et il avait bien l’intention de l’honorer, proprement cette fois.

 

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Iliak l’attendait sagement dans la cour de l’auberge. Kaehl fut étonné de le voir se tenir à côté de son chariot.

Soit le marchand prévoyait de repartir immédiatement une fois leur besogne achevée soit le Staroste l’avait invité lui aussi à ne plus remettre les pieds chez lui. Si tel était le cas on les avait logés à la même enseigne. De plus Kaehl ne comptait pas laisser repartir Iliak aussi vite. De l’accord formel qui les liait tous les deux, Kaehl avait respecté les termes. Après tout il avait retrouvé le frère égaré et lui avait même creusé une sépulture décente. Le renvoyer dans l’au-delà faisait partie d’un autre contrat, qu’il honorerait ce matin.

 

« Bonjour Iliak salua le sorceleur.

Comment se fait-il que tu aies amené ton chariot ? »

Le marchand soupira.

« Bonjour Kaehl. Vois-tu, à mon lever, le staroste m’a fait avertir qu’il fallait que je quitte les lieux. Courtoisement mais il m’a bien fait comprendre que le plus vite serait le mieux...pour lui. »

« Laisse le ici. Morten , le patron, n’y verra aucun problème tant que tu reviens le chercher dans la journée. » repliqua le Sorceleur qui se trouva un ton cassant, fruit sans doute des soucis qui s’accumulaient. Puis il balaya le quartier d’un regard perçant. L’ambiance dans le faubourg encore endormi était plus calme qu’au centre artisanal de la cité.

 

« Compris repris Iliak. On m’a remis la clé de la grange avec instruction de la rendre à Zerca.

Je suis également chargé de vous dire que la garde ne vous laissera passer qu’une seule fois. Pour sortir de la ville. Si vous tentez d’y revenir ils vous arrêteront sans sommation. Quant à moi vois-tu, je peux aller et venir à ma guise. » Le marchand avait eu de sincères inflexions désolées dans la voix.

« Merci d’avoir transmis le message. Toutefois la soufflante d’hier était suffisante pour je le comprennes. » 

Sans le vouloir Kaehl avait fait les gros yeux. Une grimace comique qui fit sourire le marchand. 

« Tu es prêt ? » Continua le Sorceleur feignant de n’avoir rien vu.

« On ne peut plus prêt vois-tu ! Allons libérer Zab’ir de cette injuste torture. » 

Iliak avait prouvé sa résolution en montant son cheval avec souplesse et determination. L’heure était venue de retourner invoquer le Spectre de son frère. Le Sorceleur tapa les flancs de Léon et ils partirent pour le duché de Zarzecze. 

 

D’épais nuages s’étaient abattus sur la Région de Sodden étirant leurs ombres menaçantes jusque dans le ciel ducal.

Si la veille le soleil avait assisté les funérailles de Zab’ir, aujourd’hui c’était sous un ciel grisâtre et laiteux qu’il faudrait obliger le Spectre Décousu à se montrer. En arrivant au champ de Zerca ils s’arrêtèrent devant la grange. En l’ouvrant ils constatèrent que le corps de Bartolo avait bien été enlevé. Le lit de paille avait disparu et il ne restait aucune trace de sang. La garde de Kagen devait maudire Kaehl de leur avoir donné autant de travail.

Cela aurait dû être le cadet de ses soucis mais il y avait tout de même songé. Simultanément les picotements dans les extrémités de ses membres avaient fait leur apparition, toujours accompagnés de cette incommensurable vertige. Il inspira profondément pour chasser l’incommode sensation, referma la grange et ordonna au marchand de se préparer pour le rituel.

 

Iliak et Kaehl répétèrent les mêmes gestes que la veille. À la différence près que le sorceleur avait enduit sa lame de l’huile contre les spectres préparé par Eljor. Le malaise, qui selon toute évidence était lié à la perte de ses pouvoirs, dura un peu plus longtemps que les autres fois. Il fit des assouplissements pour se vider la tête et se préparer au combat pendant qu’Iliak se recueillait sur la tombe de son frère. Une fois ses sensations revenues à la normale, il s’avança vers Iliak et lui fit savoir que le rituel pouvait commencer.

 

Les prières du marchand durèrent un bon moment. Le Spectre allait-il se montrer ? Tout bien considéré c’était la première fois que Kaehl devait invoquer un ectoplasme une seconde fois. Quelques heures après le premier combat de surcroît. A son grand soulagement, mêlé d’appréhension, son médaillon fini par vibrer avec un rare intensité. Il eut à peine le temps de dire à Iliak de se cacher que le Spectre de Zab’ir se matérialisa dans un hourvari à peine audible. Le halo verdâtre qui l’entourait était plus menaçant encore que lors de leur première rencontre. La rage émanant de l’Esprit était incommensurable. Il attaqua le Sorceleur sans autre forme de procès qui dut alterner garde haute, garde basse, coups fendus et d’estocs, l’obligeant à piocher dans son panel d’évitements acrobatique.

Les longs membres griffus du monstre s’abattaient inlassablement et Kaehl y faisait face, espérant ardemment que la mixture de l’elfe se révèle efficace. Ne pouvant se contenter de défendre, il s’appliquait surtout à réussir ses attaques.

 

La plupart firent mouche, touchant le Spectre à maintes reprises. Ce faisant, le monstre perdait peu à peu de sa vivacité.

En attestaient des coups et des mouvements de plus en plus lents et un râle dont l’intensité se réduisait à mesure que dura l’affrontement. Kaehl fut soulagé de constater la compétence d’Eljor. La réputation de l’elfe n’était pas usurpée. Néanmoins il aurait voulu que la danse se termine rapidement car son flanc, en pleine cicatrisation, commençait à le gêner. C’était sans compter sur la ténacité du Spectre de Zab’ir.

 

A son grand désarroi le duel dura une bonne partie de la matinée. En se déplaçant le monstre brulait l’herbe environnante. Iliak qui avait dû retenir la leçon, resta caché contrairement à la veille.

Lorsque notre Sorceleur jugea que l’Esprit était suffisamment affaibli, presque apathique, il cria à Iliak de prononcer les paroles qui enverrait l’Esprit de son frère vers ce que le marchand avait appelé l’Oasis Eternel. Quelques instants après le champ fut plongé dans un calme plat. Le monstre se trouvait dans une sorte d’état de stase. Puis dans un fracas d’outre-tombe il se débattit contre les mots de son frère, sa silhouette longiligne se tordant en tous sens.

Iliak, qui était sorti de sa cachette tout en restant à bonne distance assista à la scène. Une lumière aveuglante accompagna les dernières contorsions de Zab’ir suivi d’un ultime hurlement insane puis il disparut dans une onde de chaleur insoutenable que ressentit Kaehl, malgré le recul qu’il avait pris. 

Iliak se tenait maintenant à genoux, proche de la scène où s’était déroulée le combat. Il pleurait à chaude larmes. Son frère avait disparu pour de bon. 

 

Soudain Kaehl sentit un vertige incontrôlable l’envahir. Il mit un genou à terre et tenta de maitriser ce qui ressemblait à un malaise intense, prélude à un évanouissement. Il ferma les yeux et pensa à Elle. Deux ans qu’il n’avait pas vu Azalia, la seule femme qu’il n’ait jamais aimée. Autant de temps où il s’était efforcé d’écarter la possibilité même d’invoquer son souvenir ? Pourtant c’est à ce moment-là que son visage parfait s’imposait à lui. Quelle ironie pensa-t-il alors que sa tête heurtait le sol.

 

 

                                                       _

 

 

Kaehl ouvrit lentement les yeux. Il était allongé sur le dos et il pouvait sentir des grains de sables froid rouler dans son cou.

Sa vision était trouble et ses sens d’ordinaire infaillibles, complètement brouillés. Aligner deux pensées censées s’avérait impossible. En guise de tout vêtement il portait des guêtres et son torse était nu. Il se releva difficilement pour mieux apprécier la situation et faisant quelques pas sur le sable, se sentit plus léger que jamais. Un spectacle insensé s’offrait à lui. Jamais il n’avait imaginé que ce se confirmerait de cette façon les enseignements du Goéland sur les fonds marins. Il se trouvait, libre de tout mouvement, au fond d’une mer ou d’un océan. Autour de lui du sable et des algues à perte de vue. Inexplicablement il pouvait respirer et se mouvoir à loisir.

 

Il avait l’impression de perdre l’ouïe mais entendit tout de même un bruit sourd venir troubler le silence des profondeurs à intervalle régulier. Au loin il crut distinguer une forme jaillissant du le sol. Il n’aurait pu dire si elle était proche ou lointaine et à vrai dire cela lui importait peu. Il se sentait irrésistiblement attiré par les contours de ce qui ressemblait à une fleur géante. Poussé par une force irrésistible il se mit à courir vers la sublime efflorescence.

Suffisamment proche, il put le confirmer. Dans le sable se dressait un lys jaune qui lui arrivait au niveau de la taille. Au pied de la fleur Kaehl trouva d’énormes perles où était gravé trois dessins en forme de feuilles de hêtres. Il voulut en mettre une dans sa poche mais s’aperçut que ses guenilles en étaient dépourvues.

 

Fasciné, il tenta de la caresser mais quelque chose l’agrippa.

Lui entaillant le dos deux crochets l’avait soudainement saisi par les omoplates. Il ne ressenti aucune douleur mais la surprise le prit de cours. Il n’arrivait pas à se retourner pour voir qui le tenaillait de la sorte. Etrangement il ne ressenti aucune panique. La chose le décolla du sol et l’emmenait maintenant vers la surface à une vitesse folle.

 

Le bruit, qui ressemblait à une complainte, n’avait pas cessé, au contraire son volume augmentait graduellement à mesure qu’il remontait vers la surface. Il pouvait désormais entendre des sons articulés ; L...EL...AEL...KAEHL. C’était bien son nom qui lui parvenait en écho de plus en plus audible !

La chose qui l’emportait gagna en célérité. Ils fonçaient tous deux vers à pleine vitesse vers l’inconnu. Il était prêt à toute éventualité. Pourtant il regrettait déjà la paix que lui avait inspiré cet endroit. Toujours engourdi mais dans un dernier sursaut de conservation, Kaehl trouva la force de serrer les dents.

 

C’est à ce moment qu’il ouvrit les yeux. Il sentit une goutte de sueur lui parcourir la joue et ses mains pouvait toucher l’herbe fraiche. La lumière du jour lui brulait les yeux. Cela ne l’empêcha pas de percevoir la silhouette d’Iliak qui s’époumonait au-dessus de lui. Dans un regain de lucidité il comprit ce qu’il venait de se passer. Il s’était évanoui.

 

Le marchand avait réussi l’exploit de trainer le corps inerte du sorceleur sur quelques pas, suffisamment pour le mettre à l’ombre du marronnier. Selon son propre témoignage Iliak avait passé le reste du temps à hurler, à le chahuter et avait même versé le contenu de sa gourde sur son visage pour tenter de le ranimer.

Les muscles du dos noués tel d’ancestral racines, il s’était relevé péniblement et avait réussi à calmer Iliak qui lui assura qu’il l’avait cru mort. Kaehl argua d’un simple malaise tout essayant vainement de repousser les images de son rêve. Une telle situation mettait sa fierté encore un peu plus à mal après la débâcle de la veille. Le marchand, désormais apaisé s’était assis à l’ombre de l’arbre. Il psalmodiait à voix basse.

 

Kaehl profita de ce moment de répit pour remettre ses idées en ordre. Ce n’était pas la première fois qu’il perdait connaissance. Après un mauvais coup à la tête ou un diner trop arrosé à Kaer Seren mais cette fois c’était différent. Ses forces l’avaient quitté en un instant juste après qu’il ait de nouveau ressenti cette sensation néfaste au bout de ses membres. Cette maudite sensation, prélude à la perte de sa magie primitive. Et cette vision...Que cela pouvait-il bien signifier ? Il y’avait là les symptômes d’un ensorcellement excepté qu’en tant que sorceleur il aurait fallu qu’un arcaniste de haut rang le vise pour que le sortilège fonctionne. Or cela faisait des semaines qu’il n’en avait pas croisé. Les fonds marins, le lys jaune, les perles gravées de mystérieux symboles et cette force colossale qui l’avait ramené à la surface. Vers le mur d’écume. Ecume...

 

En un éclair tout s’emboita parfaitement dans son esprit. Un vieil ami de Kaehl lui avait un jour parlé d'une de ses théories qu’il appelait la géométrie des faits. Imagine un puzzle où les pièces de bois sont des tranches d’Histoire, des éclats d’existence que le Destin nous permet, de temps à autre, de reconstituer lui avait-il déclaré.

 

Eljor m’a affirmé qu’émanait de moi un parfum d’embruns.

« Court, nage, vole » a également prophétisé le subtil elfe. Voilà que quelques heures plus tard je défaillis et m’apparaît cette étrange vision. S’il s’avère qu’il est ensorceleur il cache très bien son jeu. Mon médaillon n’a pas vibré et je n’ai senti sur sa personne aucune trace de magie. Est-ce lui le responsable ? Si oui quel sortilège ce maudit Aen seidh a-t-il bien pu utiliser ? Y est-il réellement pour quelque chose ? Ses augures m’auraient marqué au point que je m’évanouisse dans un songe halluciné ?

 

Ce qui est sûr c’est que les symboles présents dans ma vision me sont familiers. Les perles et les trois feuilles de hêtres.

Des éléments qui figurent sur l’écusson de Bremervoord, là où le Goéland m’a recueilli il y’a plus d’un demi-siècle. Eljor a dit également que je devais poser des questions sur mes origines...

Mes origines...Bremervoord...Là où le Goéland m’a trouvé...

Pour quelles raisons devraient-je retourner sur ces terres ? Mes parents sont censés être mort tous les deux et on ne me connait pas d’autre famille. Cela signifie-t-il que les vieux oiseaux ne m’ont pas tout dit ? Est-ce en lien avec la disparition de ma magie ?

Et comment l’elfe est-il au courant ? Quoiqu’il en soit il est rusé le bougre. Il m’a fait toutes ces révélations et m’a peut-être envouté à mon insu tout en sachant pertinemment que je ne pourrais revenir personnellement lui parler du pays. Et il pense que je vais accepter son marché ! Il peut courir l’apothicaire de sang Ancien !

 

Pourtant Kaehl savait déjà au fond de lui qu’il accepterait. Mais pour cela il lui fallait un messager. Ne pouvant plus rentrer dans la ville, quelqu’un de confiance lui serait indispensable pour communiquer avec Eljor. De plus sa mission première l’attendait. Il devait absolument rejoindre Toussaint au plus vite et s’arranger pour ramener le remède à Kaer Seren. Toutefois il était démuni sans ses pouvoirs et les mots de l’elfe s’étant mués en vision l’intriguait profondément. Il ressentait dans ses tripes le besoin de tirer cette affaire au clair. Retrouver ses pouvoirs devenait prioritaire. Il eut besoin d’un moment pour se résoudre à accepter l’inacceptable. Pourtant l’évidence le frappa comme le coup de pogne d’un orque saoul. Il devait confier à un autre le convoyage du remède pour Vespert. Le Goéland sera furieux pensa-t-il...Où allait-il dénicher un messager aguerri, habitué aux routes et au convoyage ? La réponse, l’ayant déjà effleuré plus tôt dans la nuit et dans la matinée s’imposa alors à lui comme une évidence.

Le moment de l’annonce n’étant pas encore arrivé il décida qu’il était temps de rassembler leur barda.

Une fois fait, ils partirent en direction de la demeure de Zerca.

 

Le corps de ferme était méconnaissable. En à peine une journée on avait rafraîchit les peintures, taillé les haies, les massifs et méticuleusement rangé les outils. Un attroupement se tenait au milieu de la cour. Kaehl y reconnu son client au côté de sa femme et de sa nièce. Cette dernière toujours aussi belle semblait néanmoins d’une humeur maussade. Une rangée de trois superbes chevaux leur faisaient face. Au centre de celle-ci, sur un splendide hongres blanc, un homme d’un certain âge paré de ses atours militaires discutaillait avec le maître des lieux. Le cavalier était entouré par deux hommes en armes et armures sur lesquels étaient gravés l’écusson du duché de Zarczeze, deux lys blancs surmontés de trois lignes horizontales sur fond vert, le tout séparé par une ligne serpentant l’insigne en diagonale. Le civil en habits des grands jours la portait également, à gauche de son torse. L’homme, aux traits communs, portait une tunique unie de couleur crème et de luxueuses bottes en peau de cerf. Il portait à la ceinture une lame fine d’excellente qualité bien qu’inoffensive car d’apparat. Il s’agissait sans doute du comte Romard dont Zerca avait mentionné la visite.

 

La déduction fut rapide d’autant que son client avait mentionné cette rencontre la veille avec comme argumentaire les préparatifs d’une union et l’âge avancé de sa nièce. À raison, d’un certain point de vue si l’on considérait que les usages, des nobles et des bourgeois principalement, faisaient de fillettes à peine sorties de l’enfance des épouses dévouées. Et c’est les sorceleurs que l’on ose traiter de monstres. La réflexion traversa Kaehl,,,,,La mine satisfaite du grand bourgeois, celle encore plus radieuse de Zerca et de son épouse tranchait vivement avec le visage plein de tristesse de Violetta.

 

On assistait sans conteste à un mariage arrangé qui semblait faire le bonheur de tous. Mis à part celui de la future épouse qui bien sûr n’a pas droit au chapitre pensa Kaehl. Aucune échappatoire, la belle prendrai un amant parmi ses nouvelles connaissances et attendrai un accident de chasse ou un mauvais coup de lance pour recouvrir sa liberté. Situation classique dont on avait fait moult livres, pièces et poèmes à succès. Derrière le collège matrimonial, Kaehl aperçu les sous-fifres de Zerca. Les lascars endimanchés s’essayaient à un garde à vous approximatif. Iliak paraissait amusé par la scène qui fit aussi esquisser un léger sourire au Sorceleur. Il ne se laisserait pas abattre malgré la panade dans laquelle le Destin avait cru bon de le fourrer.

 

Zerca, également apprêté de ses plus beaux habits, les aperçus et sa mine vira de la réjouissance à l’embarras aussi vite que des nécessiteux se jetteraient devant un rôti bien gras.

Il se tordit les mains, probablement pour s’empêcher de jurer puis glissa quelques mots à sa femme. La grande et joufflue madame Zerca prit alors Violetta par le bras dans un geste d’affection pressé.

La jeune fille parut soulagée et suivie sa tante sans demander son reste. Kaehl essaya d’accrocher son regard mais Violetta ne tourna la tête à aucun moment. Déçu, il reporta son attention sur les trois hommes à cheval qui avançaient vers lui. Le comte Romard avait les bottes crottée et les armures de ses acolytes portaient de nombreux points de rouille. Si l’effort avait été fait sur les tenues, leur entretien laissait clairement à désirer. Derrière eux le roturier et sa petite moustache trottinait tel un caneton maladroit suivant ses aînées.

 

Une fois à leur hauteur, le comte stoppa net sa monture. Il étudia les deux hommes avec une condescendance appuyée à l’endroit du Sorceleur. Un regard méprisant mais craintif et respectueux à la fois que Kaehl ne connaissait que trop bien. En règle générale les hommes de loi goûtent peu la présence des mutants qui constituent à leurs yeux une concurrence directe et déloyale.

Le cavalier inclina légèrement le buste en guise de salutation. Ce à quoi Iliak et le Sorceleur répondirent d’un hochement de tête timide pour l’un, digne pour le second. Zerca les avait rejoints et semblait craindre fébrilement un faux pas protocolaire qui mettrait en péril ses efforts de marieur. Il n’en fut rien et passé les salutations le haut dignitaire leur tourna le dos sans faire cas du maître de maison. Il fut instantanément suivi par ses deux gardes qui ignorèrent ostensiblement les trois hommes.

 

Tandis que les visiteurs du jour et leurs chevaux disparaissaient dans un nuage de poussière, Zerca se tourna vers Kaehl.

« Je vous avais prévenu de ne vous montrer qu’en fin de matinée sorceleur ! Votre présence aurait pu compromettre mes arrangements avec le comte Romard. Le Destin est favorable car c’est un homme bon et compréhensif. Êtes-vous ici pour m’annoncer la résolution de notre affaire ou avez-vous un autre cadavre dans votre besace ? »

Le ton perfide du petit homme déplu fortement à Kaehl. Ce n’était pas la première fois que Zerca le prenait de haut et cette attitude commençait à lui chauffer les sangs.

 

Il prit néanmoins sa voix la plus courtoise pour lui répondre.

« Je vous trouve bien taquin. Nous sommes venus dès que nous avons terminé notre œuvre. Point de maccabé aujourd’hui mais un spectre délivré et un client satisfait. J’en profite pour vous rendre votre clé. »

Il lui tendit l’instrument métallique, pensant en son for intérieur qu’il était bien fortuit que la mésaventure de la grange transformée en morgue fut passé sous silence.

Le Sorceleur continua alors que Zerca mettait la clé dans sa poche.

« L’ectoplasme de feu le frère de notre ami Iliak a été rendu au royaume des morts.

Ma partie du contrat a donc été honoré, non sans mal comme vous avez pu le constater. L’heure est venue de vous acquitter de la vôtre. »

À ces mots Zerca tressailli et les gratifia d’une grimace de douleur. Iliak, resté muet la remarqua et ne put s’empêcher de se sentir solidaire. La pingrerie du bonhomme en face de lui était maladive, tout autant que la sienne. Un sou est un sous pensa-t-il en bon marchand. Il s’attendit à une âpre négociation mais Zerca sorti sa bourse en daim et en tira cinquante couronnes redaniennes sans plus de polémique. La paume calleuse de Kaehl se tendit à plat pour recevoir le paiement. Iliak, impressionné, remarqua que le sorceleur n’était pas en reste question tractations fructueuses.

 

Avant de recevoir les pièces Kaehl déclara :

« Ce fut une demi-joie de faire affaire avec vous. Certes vous payez bien malgré une attitude des plus désagréable. Et marier votre splendide nièce à ce Rond-de-cuir terreux… Dommage de lancer la gamine dans un tel fourvoiement. Quel gâchis… »

Comme s’il avait été d’accord, Léon hennis bruyamment.

 

Zerca resté coi, commença à virer au rouge et plissa les yeux.

“L’envie me prends de revoir vos émoluments à la baisse tant vos mots sont emplis de mépris. Et croyez-moi votre réputation ne sera pas à son firmament dans la région tant que je serai en vie ! ”

Kaehl se dit en son for intérieur que le petit homme ne croyait pas si bien dire. Le sorceleur aurait donné cher pour voir sa tête quand il apprendrait qu’il s’était servi de sa grange comme morgue. Quant à son paiement, hors de question de ne pas en recevoir la totalité.

Il le fit donc savoir à son auditoire avec un sérieux quasi menaçant.

« Je vous le déconseille vivement. Un contrat est un contrat. Tenter d’en changer les modalités est une chose qui a tendance à...m’agacer.

Ma réputation sera ce quelle sera mais je serai payé à la couronne prés. »

 

Surpris, Iliak eu un regard interdit pour le sorceleur qui lui fit un clin d’œil discret. Le maître de maison continuait de s’empourprer. Il semblait sur le point de laisser éclater sa colère mais se ravisa. En lieu et place il desserra les cordons de sa bourse et tendit les pièces au Sorceleur tout en lançant sur un air faussement débonnaire :

« Que le Destin vous soit favorable Monsieur Iliak. Sorceleur, au plaisir de ne pas vous revoir. »

« Sentiment partagé cher client » répondit Kaehl avec honnêteté.

Zerca serra les dents et leur tourna le dos dans un mouvement d’agacement manifeste.

 

Les choses ne se sont pas trop mal déroulées pensa Kaehl alors que le petit homme revêche finissait de rentrer chez lui. J’ai été payé rubis sur l’ongle et il ne sait rien à de Bartolo. Cela aurait pu finir en esclandre...Après tout, la venue du comte aura mis Zerca dans des dispositions favorables. Cela dit je ne doute pas qu’il tienne sa promesse lorsqu’il apprendra pour le secrétaire et sa grange changé en morgue de fortune. Ma réputation ici sera de toute évidence ruinée…Par le Staroste probablement, par Zerca indiscutablement.

La mort de Bartolo m’est pénible et dommageable c’est un fait. Seulement je l’avais averti de rester à l’écart. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il serait encore en vie s’il m’avait écouté. Je me demande combien de gens sont morts en ignorant les conseils d’un professionnel, se demanda-t-il tout en soupesant sa bourse machinalement.

 

Il chassa péniblement ces considérations de son esprit pour se concentrer entièrement sur la façon dont il allait recouvrer ses pouvoirs. Il se sentait faible et vulnérable.

Son atonie magique couplé aux minces indices que lui avait fournis Eljor avait tendance à l’irriter. C’était la première fois qu’il se sentait à ce point vulnérable et impuissant. Il allait devoir faire une chose qu’il n’aurait jamais envisagé dans d’autres circonstances...

Partir pour Bremervoord sans délai. Le Goéland serait furieux mais nécessité faisant loi, il prit une décision radicale. L’idée lui trottait dans la tête depuis sa dernière médiation. Ne possédant pas le don d’ubiquité il se voyait dans l’obligation de déléguer sa mission principale. Ce fut pour lui une décision inédite. Jamais il n’avait renoncé à un contrat et pourtant en ce jour il s’en voyait contraint. Kaehl se sentait lâche.

 

Si le Destin lui avait joué de biens mauvais tours ces dernières heures il avait aussi placé sur sa route un homme capable d’aller à Toussaint à sa place. Ce dernier avait d’ailleurs accepté de payer le droit du Choix. Il reviendrait donc à Iliak de chevaucher jusqu’au Duché de Toussaint. Et d’en ramener le précieux élixir qui devait sauver la vie de Vespert, l’un des deux maître sorceleur de l’école de l’Aigle atteint d’un mystérieux mal. Le pari était risqué certes.

Iliak, en sa qualité de marchand, semblait tout désigné pour le voyage. Quoique la route de Toussaint était réputée sûr, le Sorceleur devrait s’en remettre à sa bonne fortune et espérer que rien de fâcheux n’arrive à Iliak pendant le trajet aller. Pour le retour il avait sa petite idée.

Kaehl aurait plus hésité encore si son compère avait été boucher ou palefrenier. Il ne lui restait plus qu’à annoncer au zerikannien l’objet du paiement. Il valait mieux pour tout le monde qu’ils s’éloignent du domaine. Le sorceleur intima donc à Iliak de le suivre le long de la route bordée de hauts pins qui menait droit vers Sodden.

 

Iliak acquiesça sans réfléchir. Il était resté muet depuis le départ du champ où se trouvait la dernière demeure de son frère. Il avait passé son temps dans l’action depuis l’arrangement avec le sorceleur.

Parfois même dans la frénésie et il commençait maintenant à réaliser les causes et conséquences des événements des dernières heures.

Le contrat avait été rempli. Ils avaient bel et bien retrouvé Zab’ir.

Ce qui n’était pas envisagé c’est que ce dernier ait été la victime d’un assassinat politique sur fond de complot.

Bien sûr Iliak avait imaginé le scénario de la mort de son frère, parmi tant d’autres, sans toutefois y croire réellement. La réalité l’avait violemment rattrapée.

Zab’ir était un homme prudent et jamais il n’avait fait d’écart, ni à la foi ni à la morale. Alors découvrir son corps dans un fossé, son âme maudite et par-dessus tout le fait qu’il fut un agent secret au service de la rébellion elfe dépassait l’entendement.

 

Lui qui croyait que son aîné n’avait aucun secret pour lui…il s’était lourdement trompé. Ils avaient pourtant toujours tout partagé. De leur éducation stricte à l’appartenance à la plus puissante guilde marchande de Zérikanie en passant par leur amour des chiffres et de la foi. Quels autres secrets Zab’ir lui avait-il caché ?

Il ne le saurait probablement jamais. Ce qui était sûr en revanche c’est que son frère avait joué avec un jeu dangereux…et l’avait payé de sa vie. Il se consola en se disant qu’il avait pût offrir une mort digne et une sépulture à son ainée. Iliak et son frère avaient tous deux étés instruit à l’école des prêtres Dragon, le puissant ordre religieux de Zérakannie. Ils en avaient gardé une foi inébranlable et la peur du courroux des dieux. Que Zab’ir ne soit pas enterré au pays passait encore mais que son âme erre sans fin dans une région lointaine lui aurait été insupportable.

 

Dans ce contexte, le marchand en plein marasme n’avait montré que peu d’intérêt pour l’affaire entre Zerca et le sorceleur.

Même la présence de la femme du roturier et de sa nièce passa inaperçue à ses yeux. Du deuil à la prière, il se trouvait désormais dans l’inquiétude la plus totale. Kaehl avait réussi à retrouver Zab’ir. Lui offrant même un aller simple vers l’Oasis Eternel.

À l’heure de payer le droit du Choix, Iliak se demandait à quelle sauce il allait être mangée. Dans la précipitation il avait accepté l’offre troublante du sorceleur. Allait-il le regretter ?

De toute façon il est trop tard pour faire marche arrière. Les prêtres m’ont aussi appris que le père Dragon reprouve ceux qui se dédise se dit-il avec fatalisme.

Le mutant lui inspirait des sentiments contradictoires. Un pot-pourri composé de crainte, d’admiration et d’une pincé de reconnaissance. Le chasseur de monstres paraissait insaisissable. Tantôt sympathique, tantôt cassant quoique toujours respectueux à son égard. C’est dans cet état d’esprit qu’il chevauchait, mutique, aux côtés de Kaehl. Il porta un regard soucieux sur son compagnon. Ce dernier semblait également perdu dans ses pensées. Pensait-il lui aussi au tragique destin de Bartolo ?

Le Premier Secrétaire ne méritait certainement pas une telle fin. Iliak était en état de choc, se sentant étrangement coupable et saisi par la violence de la scène à laquelle il avait assisté. Premier spectateur de la mort affreuse du sympathique jeune homme. D’autant qu’il aurait laissé sa vie dans ce champ si Kaehl n’avait pas décidé de la sauver, lui. Et puis c’était le fantôme de son propre frère qui avait coupé Bartolo en deux. Cette vision le hanterait toute sa vie...

Silencieux jusqu’à présent, Kaehl, dont les cheveux de jais paraissaient plus sombres que d’ordinaire, lui indiqua qu’ils s’arrêtaient ici, dans un petit verger au bord de la piste. Le ton impérieux du sorceleur le sortit de ses idées noires. Il s’assis lentement sur l’herbe rêche redoutant la suite des évènements.

 

Une fois installé à même le sol, tous deux abrités des regards par les pruniers biscornus, le sorceleur planta ses yeux félin droit dans les siens, lui annonçant alors sans détour le prix du droit du Choix.

« Je serai franc avec toi Iliak. Tu as souscrit au droit du Choix. Ce qui est plus aventureux encore que d’adhérer au droit de Surprise. Le prix à payer que j’ai choisi pour toi est inhabituel. En ta qualité de marchand, le transport de biens t’est familier, tu en conviens ?

Iliak eu un air confus mais acquiesça.

Je m’explique, poursuivi le sorceleur.

Il faut que tu ailles à Toussaint à ma place. Tu y récupéreras un élixir auprès d’un alchimiste enchanteur ami de l’école de l’Aigle.

Tu rapporteras ensuite ladite potion à Kaer Seren. J’espère que tu tolères la magie car le retour risque d’être mouvementé quoique bien plus rapide que l’aller. Tu m’as dit avoir déjà visité le Nord, cela te servira. J’ai conscience que ce que je dis doit te paraître flou. C’est pour cette raison que je t’ai préparé des instructions écrites. »

 

Kaehl sortit un épais papier jauni de sa poche et le tendit à un Iliak médusé. Le marchand s’attendait à tout sauf à ça. L’émolument prenait la forme d’une punition. Pas tant sur le fait de convoyer des marchandises, il le faisait depuis une vingtaine d’années avec succès. Non, ce qui le pétrifiait c’était l’immense responsabilité qui accompagnait la demande. Aller jusqu’à Toussaint lui prendrai une petite dizaine de jours et se révélerai dans ses cordes. Mais le retour magique évoqué par le sorceleur sonnait comme une manœuvre secrète terrifiante. Il prit le papier et lu à voix basse.

 

À Toussaint demander à rencontrer Edmé Casagno.

Lui prononcer ses mots : le ver est dans le fruit.

L’enchanteur connaît la marche à suivre.

Le retour se fera en portail magique. Pas à Kaer Seren car trop de dissonances magiques.

Tu te rendras le plus au nord possible et me communiqueras l’endroit. Je ferai en sorte qu’un de mes frères de l’école de l’Aigle t’y attende.

 

Iliak fixa les instructions de Kaehl, les yeux dans le vague.

Il se demandait pourquoi les Dieux du désert le mettaient ainsi à l’épreuve. Les difficultés s’amoncelaient, de plus en plus dangereuses et incertaine. Le mandat du sorceleur en constituait le pinacle rendant le marchand d’une fébrilité écrasante.

 

Il réussit à se calmer et c’est plein d’espoir qu’il donna à Kaehl une réponse visant à poliment le convaincre de changer d’idée. Il argua ardemment qu’il n’était pas digne de la mission, il n’était qu’un faible négociant qui n’avait aucune notion de magie. Nota que oui il avait déjà visité Toussaint, une fois mais que cela n’empêchait pas la route d’être dangereuse dans cette contrée féériquement mortelle. Son argument final et massue. Sa méconnaissance géographique du Continent au-delà du Pontar, fleuve frontière qui marquait le début des provinces du Nord. Il précisa qu’il n’avait visité qu’une fois le sud de Kaedwen, précisément la ville d’Ard Caraigh. Et d’ajouter avec aplomb que cela faisait fort loin du Kovir.

 

Kaehl avait écouté attentivement le marchand énumérer ses excuses pour échapper à son Choix. Une liste de justification pleine de bon sens. En particulier celle où il avouait ne jamais avoir été plus loin que la Kaedwen. La distance entre le royaume abritant la forteresse des sorceleurs Loups et le Kovir compliquerai le voyage retour.

Néanmoins, il ne pouvait permettre à Iliak une telle dérobade. En suivant ses instructions puis en chevauchant à bride abattu, son remplaçant pourrait livrer l’élixir à Kaer Seren en deux semaines bien tassées. Ce qui laisserait à l’un de ses frères le temps de rejoindre le marchand et de le mener à la forteresse des Aigles. Son plan comportait une part importante d’impondérables, il en avait conscience. Cela ne lui plaisait guère, de même que cela mettrait à coup sûr en rogne le Goéland. Il ne voyait néanmoins aucune autre alternative.

 

Kaehl s’apprêtait à motiver ses raisons lorsqu’il entendit le battement d’aile si fluide de Zélie. Elle devait se trouver à un ou deux lieux tout au plus. Impossible de se tromper, durant leur apprentissage les jeunes sorceleurs de l’Aigle passaient parfois des journées entières à travailler leur ouïe afin de reconnaître le vol de leurs oiseaux messagers. Il allait pouvoir rédiger sa missive au Goéland. Sans tarder, il se dirigea vers Léon. Iliak se leva précipitamment comme affolé par les mouvements du Sorceleur.

« Que se passe-t-il ? » demanda le marchand.

« Zélie va arriver d’un instant à l’autre » répondit Kaehl avec une pointe d’excitation. Iliak prit une mine légèrement anxieuse. Il semblait peu gouter l’arrivée prochaine d’un oiseau de proie.

 

Le sorceleur fouilla dans ses sacoches de selle. Il en sortit une petite cassette rectangulaire qu’il ouvrit soigneusement. A l’intérieur on trouvait de fins rouleaux de vélin, de petits morceaux de charbon taillé, une corde mince et une plaquette de bois. Un scriptorium portable en somme. Une des règles d’or de l’école de l’Aigle voulait que ses membres soient en mesure d’écrire et d’envoyer des messages n’importe quand et dans n’importe quelles conditions.

En outre il se saisit d’un épais manchon en cuir qu’il passa à son bras droit.

“Kaehl ? Qu’est-ce que c’est ? Il me semblait que l’on avait fini de se battre voyez-vous.” demanda le marchand avec crainte.

“Ahah ! Ceci n’est pas destiné au combat. C'est un manchon destiné à Zélie. Quand elle arrivera je tendrai mon bras et elle viendra se poser. Chaque sorceleur de l’aigle en possède au moins un.”

“D’accord, d’accord” répondit laconiquement le marchand.

 

 

Il posa délicatement le tout à même le sol herbeux. Il s’allongea sur l’herbe au pied du marronnier et écrivit son message pour le Goéland dans cette position plutôt inhabituel. Tant et si bien qu’Iliak se détendit et esquissa un sourire, le deuxième depuis les tragiques évènements du soir précédent. Kaehl finissait de coucher sur le vélin ses récentes mésaventure sans rien n’omettre, après avoir payé ses respects à ses frères et à ses maitres sans oublier un mot pour le prompt rétablissement de Vespert.

Il informa aussi Kaer Seren qu’il avait confié sa mission originelle à un homme de confiance. Iliak n’avait pas encore accepté d’aller à Toussaint rencontrer Malossi l’alchimiste qui détenait le remède pour sauver Vespert, cependant le marchand n’aurait guère le choix.

Précisément car les deux hommes étaient désormais liés par le droit du Choix et que Kaehl avait pris sa décision sur l’acquittement de cette dette.

 

La feuille n’était pas grande mais le message codé de l’école de l’Aigle permettait de développer un récit d’une centaine de mots en n’utilisant qu’une vingtaine de caractères. Et de le faire ainsi porter à son destinataire en toute sécurité par les oiseaux messagers.

Le billet finissait par ses mots :

“Lorsque Zélie arrivera au Nid je serai partie pour Bremervoord depuis une dizaine de jours environ. Rejoins-moi.

Kaehl, dit le Cormoran”

 

Il enroula la feuille jaunie et fit un nœud coulant tout autour, une fois Zélie arrivée il n’aurait plus qu’à l’accrocher à la patte droite du rapace. A peine le temps de se relever qu’il entendit le bruissement d’aile très proche suivi du “yak yak” caractéristique d’une Zélie pas peu fier d’arriver à destination. Il aperçut sa silhouette dans le ciel, digne pourfendeuse de l’air et des vents, et ne put s’empêcher de l’admirer. Dès son arrivée à Kaer Seren les rapaces avaient exercé sur lui une fascination magnétique. Leur caractère à la fois docile et tempétueux, leur méthode de chasse, leur vol, rapide et noble, tout chez eux le captivait. En un demi-siècle Kaehl avait connu de nombreux rapaces messager, de tous, Zélie était sa favorite.

 

Il tendit son bras à l’adresse du volatile sous le regard admiratif d’Iliak qui avait tout de même pris ses distances. Le rapace décèlera et vint se poser brutalement sur la manche protégée du Sorceleur, les serres lacérant profondément l’épaisse couche de cuir. Kaehl et l’oiseau se fixèrent longuement puis, dans un geste affectueux, il caressa son plumage à la base du cou. Zélie roucoula et pencha sa tête sur le côté.

« Ça fait longtemps ma belle. Je devrais t’accueillir avec un morceau de viande malheureusement tu devras chasser pour manger » dit-il à l’adresse du rapace qui qui détourna la tête comme une bourgeoise vexée.

« Toujours le même caractère hein ! » Cependant il la comprenait, lui aussi avait l’estomac dans les talons.

« J’ai une mission pour toi continua-t-il en accrochant délicatement le message à sa patte droite. Va porter ça au Nid, là-bas tu pourras te reposer… »

Zélie qui avait fini de bouder battit des ailes brièvement après que Kaehl l’eu tendrement caressé à la base du cou. Portant son appeau à la bouche, il siffla quatre longues expirations, ce qui signifiait « vole aussi vite que possible vers Kaer Seren »

Le noble volatile soutint son regard une dernière fois et s’envola dans une chorégraphie captivante puis disparu dans le ciel nuageux de Zarczeze.

 

Iliak, qui avait assisté à la scène avec appréhension et bienveillance s’approcha du Sorceleur. L’émotion de ce dernier était palpable.

Cela étonna le marchand tant son compagnon s’était montré imperturbable jusqu’à présent et ce malgré les difficultés qui s’enchaînaient. Iliak affirma avec aplomb :

« Un bien bel oiseau vois-tu ! Majestueux et…dangereux. »

« Elle est magnifique. Tout autant qu’elle nous est indispensable. Son retour devrait durer dix jours tout au plus” répondit Kaehl en admirant le ciel gris.

Puis, tout à sa contemplation, il conclut pour Iliak :

“ Cela ne te laisse pas beaucoup de temps d’avance sur elle. J’aimerais également que tu me rendes un petit service, disons...en supplément. Retourne pour moi chez Eljor. Tu es libre de tes mouvements à Kagen contrairement à moi. Annonce-lui qu’il a mon accord de principe.”

Le marchand allait ouvrir la bouche pour protester, ne serait-ce que pour la forme. Les yeux fendus de Kaehl, emplis de persuasion et de force le firent changer d’avis.

Il fera ce que le mutant lui demandait car il avait une dette. Faire le coursier jusqu'à chez l’inquiétant elfe ne faisait pas partie du contrat. C’est donc de bien mauvaise grâce qu’il retournerait à Kagen.

 

Un long silence s’installa entre les deux hommes. En à peine vingt-quatre heures ils avaient vécu des moments d’une intensité que certains ne connaitraient jamais quand bien même ils auraient vécu plusieurs siècles. Sans dire que cela avait créé des liens solides, il était certain qu’un sentiment de compagnonnage commençait à émerger. Du moins en ce qui concernait Iliak...

Kaehl lui restait toujours distant. S’appliquant à s’attacher le moins possible, à qui que ce soit. Et ceux pour une raison qui aurait mis sur leur séant les mauvaises langues persuadées de l’absence d’émotion chez les sorceleurs. Au contraire de ses affirmations, Kaehl évitait le contact intime de la plupart des êtres vivants pour n’avoir pas à souffrir de les perdre. Il aurait aimé rassurer le marchand, lui dire qu’il lui devait une fière chandelle pour le message à Eljor. Que sans lui renvoyer Zab’ir du monde des vivants aurait été autrement plus difficile. Que tout irait bien s’il atteignait Toussaint a temps. Il s’empêcha de le faire. A la place il vérifia méticuleusement et en silence les rênes et la selle du cheval d’Iliak.

 

Ce faisant il se demanda pour quelles raisons allait-il envoyer le marchand donner une réponse favorable à l’elfe. Il n’en savait rien. Tout ce qu’il ressentait était cette force indépendante de sa volonté qui piquait sa curiosité.

Allant jusqu’à accepter une mission hautement dangereuse. De celles qu’il avait toujours pris soin d’éviter.

 

Tout cela arrivait trop vite pour le négociant dont le front commençait à perler de fine goutte d’une sueur qui suintait la peur.

Kaehl le sentit, physiquement. Il tenta alors une approche plus rassurante.

« Je sais que je te demande beaucoup Iliak.

Tout ce que tu as à faire c’est de porter ma parole à l’elfe. Puis de foncer à Toussaint le plus vite possible. Une fois à Beauclair, l’enchanteur te prendra en charge. En Ard Caraigh, il en ira de même pour mes frères, en qui j’ai une entière confiance.

Zélie est partie les prévenir, tu pourras compter sur eux. J’ai confiance en toi, solide marchand du désert. » Il joint les actes à la parole en mettant sa main virile sur l’épaule d’Iliak.

Il avait des doutes sur la faisabilité de son plan mais se montra encourageant. Il était question de convaincre le marchand que cette mission était à sa portée. Son vis-à-vis prit un air fier, oubliant pour un temps le poids du devoir, allégé par l’estime que lui portait le sorceleur.

 

Regonflé par ces louanges Iliak sentait un courage nouveau envahir ses muscles. Son esprit intégrait peu à peu les dangers à venir tout en balayant l’inquiétude à coup d’espoir.

L’espoir d’être enfin mêlé à une histoire qui le dépassait.

Lui le simple marchand du Korath s’apprêtait à porter assistance à un sorceleur du Nord. Une histoire qui ferait son petit effet une fois revenu au pays. Peut-être même qu’il redeviendrait le favori de sa femme. C’est fort de cette inédite confiance en lui qu’il affirma à Kaehl :

« Je ferai de mon mieux et bien plus encore. J’ai peur vois-tu. Mais j’ai bien plus peur encore du déshonneur qui m’attend si je ne parvenais pas à payer ma dette.

Je pars sur le champ pour Kagen et demain matin, à l'aurore, je me mettrai en route vers Toussaint. Une question me vient à l’esprit. Vers où vas-tu chevaucher pendant ce temps-là ? »

« Nous nous reverrons Iliak. Le Destin nous réunira à n’en pas douter. Que tes Dieux te portent assistance. De mon côté je dois rejoindre Bremervoord, une principauté à la pointe ouest du Continent. Les réponses que je cherche s’y trouvent sans aucun doute. »

Le marchand acquiesça sans demander plus de précisions puis les deux hommes montèrent leurs chevaux respectifs.

Après un dernier regard plein d’encouragement mutuel ils tapèrent tous deux les flancs de leur monture. L’un vers une aventure devant payer sa dette, l’autre à la recherche de réponses.

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