Le souvenir commence avec une cicatrice

Gwenn souffla un bon coup, se donnant ainsi du courage, pour enfin sortir du véhicule de Sam qui en descendit également.

— Ça craint si je laisse mon sac ici ? demanda la jeune de l'autre côté du capot.

— Non. Vous avez une pièce d'identité sur vous ?

— Pourquoi ça ?

— Je ne voudriez pas que vous le preniez mal, mais... ils ne laissent pas entrer les mineurs... Et...

— ... Et je fais plus jeune que mon âge, termina Gwenn un tantinet blasée d'entendre cette rengaine depuis des années. Je sais.

Elle prit sa carte d'identité française ­ dont elle n'avait pas réussi à se séparer, sans doute pour garder un lien avec son pays ­ ainsi que son passeport, sait‑on jamais, pensa‑t‑elle, puis tous deux s'avancèrent vers l'entrée. Si Sam avançait d'un pas assuré, Gwenn, elle trainait la patte. Le Fangtasia était l'exact opposé du Merlotte avec ses néons rouge tape-à-l’œil, sa devanture noire et de la musique metal qui aurait bousillé des oreilles un minimum sensibles au bruit fort. Ce dernier détail rappela son adolescence à Gwenn. D'ailleurs, ce qu'elle entendait ne lui était pas étranger.

Postée devant la porte, une femme blonde qui avait eu la main un peu lourde sur le maquillage. Quant aux vêtements en cuir... Pourtant, ce n'est pas son apparence de beauté froide et assassine qui effraya la Française. Pam était occupée à contrôler un humain qui lui paraissait louche ­ quoi qu'avec Pam, tout ce qui était « mortel » était anormal ­ et n'avait pas remarqué plus que ça le Metamorphe ainsi que la personne qui l'accompagnait, cette dernière s'arrêtant net à environ cinq mètres de la vampire. Sam sentit que quelque chose n'allait pas. Il se plaça en face de Gwenn, les mains sur ses épaules couvertes par les manches de son tee‑shirt noir, lui cachant ainsi Pam de sa trajectoire.

— Vous êtes sûre que ça va aller ? On peut encore faire demi‑tour...

— Je la connais.

— Qui ça ?

— La femme devant l'entrée. La blonde.

Sam jeta un regard derrière lui avant de le reporter sur Gwenn qui avait la voix qui tremblait légèrement.

— Vous connaissez aussi Pam ?

— Je crois, oui. En fait, non, j'en suis sûre. Putain...

— On s'en va.

— Non ! J'y vais.

— On y va, corrigea Sam. Il n'est pas question que je vous y aller laisse seule.

Gwenn inspira et expira profondément, puis s'avança aussi sûre d'elle qu'elle le pouvait. Elle avait les yeux rivés sur Pam et Sam avaient les siens sur elle, prêt à la raccompagner si l'entrée lui était impossible à franchir. Il était le premier à reconnaître volontiers que voir la progéniture d'Eric n'était guère rassurant. La connaître pouvait être rassurant ; encore fallait‑il savoir en quelles circonstances s'était effectuée la rencontre...

Pam, les mains sur les hanches, eut un sourire qui sentait l'hypocrisie à plein nez en voyant Sam approcher.

— Tiens... Le‑Me‑ta‑morphe...

Gwenn fronça les sourcils malgré elle, se demandant ce que pouvait bien être un Metamorphe.

— Pam.

— Je ne m'attendais pas à voir un chien galeux par ici, lança Pam, toujours souriante.

Sam sachant de quoi elle était capable, et n'oubliant pas Gwenn qui se trouvait près de lui, il se contenta de dire à la vampire qu'ils venaient voir son Créateur. L'associée d'Eric porta enfin son attention sur la jeune Française qui ne s'en sentit que plus mal à l'aise. Pam la regardait avec attention, comme si elle la voyait pour la première fois de toute sa longue vie.

Elle ne se souvient pas de moi. Tant mieux.

— Carte d'identité ?

Gwenn la sortit de la poche où elle l'avait fourrée. République Française ou pas, après tout, ça revenait au même pour un simple contrôle.

— Hm... Vingt‑quatre ans ? s'étonna Pam, un sourcil levé. Moi qui vous en donnais à peine dix‑huit... Et Française ? J'ai toujours eu un petit faible pour le sang des Européens, conclut la vampire en rendant la carte à sa propriétaire qui, sur le moment, aurait voulu lui sauter à la gorge d'avoir dit ça si elle n'avait pas eu tellement peur d'elle pour passer à l'acte. Pourquoi voulez‑vous voir Eric ? reprit Pam.

— Je... J'ai... J'ai quelque chose... qui lui appartient.

Pam détailla Gwenn de haut en bas avant de dire, à Sam et elle, de la suivre à l'intérieur. La chanson à l'écoute était What's up, people? du groupe japonais Maximum the Hormone ; groupe que Gwenn connaissait plus ou moins. Dans l'établissement, la quasi‑totalité de ce qui s'y trouvait était noir. Le rouge et la peau de certaines personnes détonnaient un peu ­ sans parler du patron du Merlotte et de la jeune qu'il avait accompagnée jusqu'ici (tous deux en jeans et en tee‑shirts) qui faisaient vraiment « tâches » au milieu de ces gens habillés comme des sados‑masos pour la plupart. Même le peu de vêtements que portait la danseuse ­ qui rappelait un clip d'un de ses groupes préférés* à Gwenn ­ étaient noirs.

— Accueillant, marmonna la jeune fille à Sam qui lui sourit.

Pam les conduisit un peu à l'écart, au fond du bâtiment. Les personnes présentes ne se bougeaient pas, sauf devant l'associée d'Eric, et Gwenn ne se gêna pas pour jouer des coudes afin de pouvoir passer. Quelques personnes protestèrent, se comportant comme des chiens qui « aboient mais ne pas mordent pas », ce qui amusa l'étrangère selon les personnes. Certaines étaient sûrement plus jeunes qu'elle et auraient été à deux doigts de se faire dessus si un vampire venait à montrer les crocs de trop près.

Pam s'arrêta dans un couloir long mais étroit. Il y avait une porte, juste en face d'une autre qui menait au bar, où il était écrit « Privé ».

— Eric est dans son bureau. Je vais le prévenir. Mais rien ne dit qu'il vous recevra, ajouta‑t‑elle en prenant Gwenn de haut avant d'entrer dans le bureau de son Créateur, fermant la porte sur elle.

— A mon avis, s’il vous reçoit, il voudra vous voir seule, dit Sam.

Gwenn avait les yeux rivés en direction de la porte close.

— OK.

Sam ne revint pas de son ton détaché. Est‑ce qu'elle connaissait assez le vampire Viking pour être aussi détendue ?

— Gwenn, vous n'avez pas peur d'être dans la même pièce que lui ?

— Pas plus que ça. J'ai plus la trouille de Pam.

— Pourquoi ça ?

Gwenn allait répondre mais la vampire sortit à cet instant pour l'appeler.

— Je reste ici, fit savoir Sam d'un ton sans réplique.

— Tu joues au chien de garde ? ironisa Pam. Ça te va bien.

La seule réellement humaine parmi les trois personnes se tourna vers Sam, ne comprenant pas du tout ce que ça voulait dire. Il soupira puis jugea qu'il devait s'expliquer.

— Je suis un Metamorphe, Gwenn. Ce qui veut dire que je peux me transformer en animal.

— Oh. Wow. OK. Ce... c'est pour ça que... qu'elle vous traite de clébard depuis tout à l'heure ?

Sam hocha la tête. Une voix s'éleva dans le bureau où se trouvait Eric. Pam lui répondit, en suédois... :

— Den kommer från.

... Avant de répéter en anglais, sur un ton qui se voulait clair en voyant que Gwenn ne bougeait pas :

— Elle arrive.

Sam sa cala le dos au mur, bien décidé à ne pas bouger de là. Gwenn entra dans le bureau d'Eric d'un pas confiant mais elle eut un mouvement de recul en passant devant Pam. Cette dernière avait fini par troquer son air faux‑cul contre un masque taillé dans un iceberg. L'humaine, toujours aussi mal à l'aise, entra de côté, comme un crabe, après quoi Pam referma la porte pour retourner à l'entrée de la boite, ignorant Sam, cette fois. Au moins, le bureau était un peu plus clair que la salle principale. Eric, jusqu'alors installé à son bureau, se leva pour saluer la nouvelle venue, et aussi pour tenter de faire bonne impression. C'était toujours apprécié des humains.

— Mademoiselle.

La même voix que dans ses souvenirs. Même visage, même expression froide, même regard pénétrant... Seule sa coupe avait changé : il n'avait plus les cheveux longs.

— B'soir.

Eric sa cala contre son bureau, les bras croisés sur la poitrine. Gwenn dut garder le visage levé pour pouvoir le regarder. Quand les souvenirs lui étaient revenus, elle avait conclu qu'elle s'était représenté le vampire très grand parce qu'elle n'avait été qu'une petite fille, mais en fait non : Eric était grand, et c'était peu de le dire.

— Pam m'a dit que vous vouliez me voir.

— Euh... Oui. J'ai quelque chose qui vous appartient.

Eric fut étonné d'apprendre ça. Que pouvait‑elle bien avoir en sa possession qui lui avait appartenu ? Gwenn farfouilla dans sa poche de pantalon pour en sortir la chaîne et le pendentif.

— C'est ça.

Elle le lui tendit et put voir l'expression du vampire changer radicalement quand il eut le bijou en main. S'il avait tenté de ne rien laisser paraître, c'était raté. Gwenn n'arrivait pas à définir cette expression. Avec son regard triste, « nostalgique » aurait été le mot le plus approprié.

— Comment avez‑vous eu ça ?

— Hm...

Que devait‑elle dire ? La vérité, évidemment. Mais comment la dire ? En allant droit au but ? Gwenn avait horreur de tourner autour du pot, mais là, elle ne savait pas trop comment s'y prendre. Elle décida de ne pas changer son habitude. Tant pis pour la suite.

— C'est vous qui me l'avez donné.

Eric tressaillit légèrement et Gwenn regretta d'avoir eu si peu de délicatesse. Mais d'un autre côté, lui n'avait pas été mieux, pensa‑t‑elle.

— Et, puis‑je savoir quand je vous l'aurais donné ?

À l'évidence, Eric ne la croyait pas. Ou du moins, avait du mal à la croire. Gwenn ne se démonta pas.

— Quand vous avez tué mes parents.