La fille aux yeux rouges

Le soleil déclinait tranquillement. Il était temps de retourner à l’hôpital. J’enfilais une veste dont le col montait assez haut, histoire de cacher ma peau le plus possible. Puis, je me remettais du fond de teint sur le visage. Il valait mieux ressembler à un pot de peinture qu’à un monstre. Enfin je cachais mes yeux derrière des lunettes de soleil. Je contemplais mon reflet morcelé sur le miroir brisé. J’avais l’air ridicule.

Je m’engouffrais dans notre Buick. Sur le trajet, je m’interrogeais sur la manière dont j’allais atteindre Josh. Arrivée à l’hôpital, je n’avais toujours pas trouvé. Alors, j’optais pour la seule solution que j’arrivais à envisager.

Je pris bien soin de rester dans l’ombre du bâtiment car le soleil n’était pas totalement couché. Lorsque j’entrais dans le hall de l’hôpital, je fus soulagée de constater qu’il était presque désert. Il y avait seulement deux infirmières qui discutaient devant la machine à café et un jeune homme plongé dans la lecture d’une bande dessinée derrière le guichet d’accueil.

Je m’avançais prudemment. J’avais pris soin d’aspirer une bonne quantité d’air pour éviter de respirer les odeurs humaines.

_ « Bonjour » fis-je doucement.

Le jeune homme sursauta. Apparemment, il ne m’avait pas entendu arriver. Ses yeux s’arrondirent au fur et à mesure qu’il me détaillait.

_ « Bon…  bonjour » hésita-t-il.

J’essayais de rester naturelle même si je commençais à me demander si je n’avais pas choisi la mauvaise option. Il aurait peut-être mieux valu que j’escalade la façade de l’hôpital plutôt que m’exposer ainsi.

_ « Je viens voir… un ami, pourriez-vous m’indiquer dans quel chambre il se trouve ? » demandai-je  en lui servant mon plus beau sourire.

Son cœur s’emballa. Il me regardait avec des yeux écarquillés et la bouche légèrement entrouverte. Je crus qu’il allait se mettre à hurler mais il n’en fit rien.

Au bout de quelques secondes, il sembla reprendre ses esprits.

_ « Que… que… puis-je… faire…..pou pou … pour vous ? »

Décidément, il en tenait une couche celui-là. Son attitude commençait à m’agacer. Ne lui avait-on pas appris qu’il était impoli de fixer les gens ainsi ?

_ « Il s’appelle Joshua Stern. Pourriez-vous m’indiquer le numéro de sa chambre ? S’il vous plaît »

_ « Ah … oui »

Il prit un air penaud et entra le nom de mon frère sur son ordinateur. Il ne me semblait pas que j’avais l’air si effroyable que ça avec mon fond de teint et mes lunettes de soleil. Bizarre, certainement. Mais effrayante, pas trop. Avait-il l’intention d’appeler la sécurité une fois que je me serais éloignée ? Il fallait que je reste vigilante. Il avait du détecter quelque chose sur mon visage pour réagir ainsi. Quelque chose que, moi, je n’avais pas pensé à camoufler.

_ « Votre ami est dans la chambre 206. » finit-il par dire.

Il semblait avoir récupéré une capacité d’élocution normale.

_ « Puis-je vous y accompagner ? » me demanda-t-il les yeux pleins d’espoir avant que je n’ai eu le temps de faire le moindre mouvement.

La surprise me fit répondre trop précipitamment.

_ « Non merci, au revoir. »

Son visage se tordit de … tristesse ? sous le coup de mon refus.

Je m’éloignais rapidement suivie de près par le regard du jeune homme. Son attitude avait été très étrange mais je n’avais pas envie de m’attarder là-dessus. J’allais retrouver mon frère et ça m’angoissait au plus haut point.

Je trouvais sans difficulté sa chambre. Plantée devant, j’hésitais à entrer. J’inspirais un grand bol d’air pour me motiver. Ce fut une grave erreur. Ma gorge se mit à brûler presque immédiatement sous l’effet de la douce odeur humaine qui régnait dans le couloir. Je serrais les dents, je ne pouvais pas me permettre de tuerie dans un hôpital.

Pour éviter de craquer, j’entrais dans la chambre. La précipitation me fit perdre mon contrôle et j’ouvris la porte un peu violemment.

Joshua était éveillé, il tourna vivement la tête vers moi les sourcils froncés. En me reconnaissant, son expression se détendit et un large sourire se dessina sur son visage.

Il y avait deux lits dans la chambre. Le premier, côté couloir, était occupé par un vieux monsieur endormi. Joshua occupait le second près de la fenêtre.

Je m’approchais doucement.

_ « Lucy ! » s’exclama-t-il ravi.

Sa voix était rauque et il s’exprimait en chuchotant. A part cela, il avait l’air d’aller bien. J’étais si soulagée.

_ « Comment te sens-tu ? »

_ « Ca va aller » fit il avec un petit air bravache

_ « Oh, Josh ! Je suis tellement désolée. »

_ « Ce n’est pas ta faute. C’est l’autre qui… D’ailleurs, ou est-il ? »

Je tournais la tête vers le vieillard assoupi. Je ne tenais pas à ce qu’on entende ma réponse. Josh comprit mon hésitation.

_ « T’inquiètes, il est dans le coma. » me rassura-t-il.

Je soupirais.

_ « Nous nous sommes battus et je l’ai tué » répondis-je dans un souffle.

Autant lui faire grâce des détails sordides.

_ « Tu l’as … Wouah ! Lucy ! C’est incroyable ! »

Je venais de lui annoncer que j’avais tué quelqu’un et au lieu de trembler comme une feuille, il était totalement impressionné.

_ « Comment tu as fais ? Racontes moi tout ! »

_ « Je n’ai pas envie de parler de ça. »

Il se renfrogna.

_ « Comme tu veux. N’empêche que tu dois être super forte parce qu’il avait l’air costaud. »

_ « En effet. »

Il s’interrompit quelques instants pour me détailler.

_ « Tu as meilleure mine. » observa-t-il.

_ « J’ai mis du fond de teint. »

_ « Ah. Et les lunettes de soleil ? »

Il était temps de lui montrer mon vrai visage. Je soupirais.

_ « C’est pour cacher ça » dis-je en enlevant mes lunettes.

_ « Oh. C’est vraiment incroyable ! »

J’étais interloquée. Il n’avait même pas eu un mouvement de recul.

_ «  Tu n’es même pas effrayé ? Ta sœur est un vampire assoiffée de sang avec des yeux de démons et des allures de cadavre et tout ce que tu trouves à dire c’est incroyable ? ! »

Il soupira.

_ « Bien sûr j’aurais préféré te récupérer dans ton état normal. Mais je suis si heureux que tu sois en v… enfin là, je veux dire. Quand tu as disparu, j’ai paniqué. J’ai d’abord cru que tu avais été écrasée par le camion sur la route de la forêt mais on n’a pas retrouvé ton corps. Ensuite, je me suis dit que tu avais été enlevé par un psychopathe. J’étais désespéré. Le shérif ne voulait pas lancer de recherche. Il soutenait que tu étais majeure et que tu avais dû fuguer. Alors j’ai pris les chiens, je leur ai fait sentir un de tes tee-shirts et je suis allé dans la forêt pour retrouver ta trace. » 

_ « Oh Josh ! »

Ma voix se brisa. Si les rôles avaient été inversés, j’aurais été morte d’angoisse et j’aurais remué ciel et terre pour le retrouver. Le lien qui nous unissait était puissant.  C’est pour cela que je n’avais pas commis l’irréparable la nuit dernière. Ma folie meurtrière s’était envolée au moment où je l’avais reconnu. Si, à la place, ça avait été un autre garçon je l’aurais tué sans me poser de question. Joshua était mon frère jumeau, mon alter ego. Nous partagions la même âme.  Aussi, quand je l’avais retrouvé, j’avais retrouvé mon âme et ma conscience. Tout s’expliquait très clairement dans ma tête.

Il interrompit mes réflexions.

_ « Bon, maintenant, je veux que tu me racontes tout dans les moindres détails. »

Alors je commençais mon récit. Je lui parlais de l’accident, de la douleur qui avait duré des jours, de ces nouvelles sensations qui m’avaient assaillies lors de mon réveil, de la faim et la soif, de mes nouvelles capacités, ma force, ma vitesse. Je n’omettais que deux choses : la manière dont j’avais tué le vampire et ce que j’avais entrevu dans mon agonie. Joshua m’interrompait souvent pour que j’éclaircisse certains points ou que je détaille plus certaines sensations. La réaction de ma peau au soleil l’intrigua au plus haut point tout comme le fait que je ne dorme pas.

Il était visiblement passionné parce que je lui racontais.

_ « Est-ce qu’il t’est difficile de résister en cet instant ? » m’interrogea-t-il alors que je lui décrivais la puissance dévastatrice des odeurs humaines sur mon self-control.

_ « Pour le moment, ça peut aller car ta présence me permet de garder les idées claires. Mais, tout à l’heure, dans le couloir, j’ai cru que ça allait recommencer alors que je me suis bien nourri. »

_ « Mmh. D’où l’entrée fracassante ? » souria-t-il.

J’aquiescais piteusement.

_ « Mais, globalement, quand tu es bien nourrie et que je suis près de toi, tu arrives à te maîtriser. »

_ « Globalement »

Il parut satisfait.

_ « Ca ne va pas être simple si j’attaque tous les troupeaux de la région. Il va forcément avoir des répercussions. »

_ « Nous trouverons bien une solution. Combien de litres de sang te faut-il ? A quelle fréquence ? Nous n’en savons encore rien. Le docteur a dit que je sortirais demain. Une fois à la maison nous étudierons tous les aspects du problème et nous aviserons. »

Il était d’un confiance inébranlable.

_ « Et comment allons nous expliquer ma transformation ? »

_ « Nous n’allons rien dire du tout.  J’irais voir le shérif en lui disant que tu m’as appelé et que tu as décidé de partir pour New York sur un coup de tête. »

_ « Mais il ne te croira pas sur parole. Il va devoir vérifier. »

_ « Crois-moi, il ne posera pas plus de questions. Il se fiche de nous. »

_ « Et le lycée ? »

_ « Je leur dirais pareil. Tu es majeure de toute façon. »

Nous fûmes interrompu par une infirmière qui me chassa de la chambre sous prétexte que les heures de visites étaient terminées. Je revins quelques minutes plus tard en passant par la fenêtre ce qui sembla beaucoup amuser Joshua.

Quand j’eus terminé mon récit, la nuit était bien avancée et Josh semblait tomber de fatigue.

_ « Je vais te laisser te reposer. Je te vois demain. »

_ « Oui, inutile de trop t’exposer. »

_ « Prends les clés de la buick. Moi je vais rentrer à pied. »

Je n’avais pas vraiment envie de le quitter. Mais je n’avais que trop tarder dans cet endroit plein d’odeurs humaines. En présence de mon frère, je n’y prêtais presque pas attention. Mais il ne fallait pas tenter le diable.

Je lui souhaitais donc bonne nuit et sautais par la fenêtre.

 

Vers midi, j’étais passablement inquiète que Joshua ne soit toujours pas de retour. A 13 h de l’après-midi, j’étais décidée à partir à sa recherche quand j’entendis une voiture remonter le chemin menant à la ferme.

Lorsqu’il descendit de la voiture, je surgis aussitôt devant lui.

_ « Ou était tu passé, bon sang ? J’étais morte d’inquiétude. »

Bien entendu, le phénomène de ma peau au soleil m’était totalement sorti de la tête. Joshua me regardait avec des yeux émerveillés.

_ « Wouah ! !  J’étais loin de m’imaginer ça ! »

_ « Inutile d’en faire tout un plat ! Ou étais-tu ? » m’agaçais-je.

_ « Calme toi. J’ai fait deux ou trois courses. Tu m’aides à décharger ? »

Je m’emparais des sacs marrons qui remplissaient le coffre de la voiture et me dirigeais vers la maison. Une fois dans la cuisine, je déposais les sacs sur la table et commençait à les déballer.

_ « T’as fait le ménage ! » constata-t-il.

Les sacs étaient pleins de nourriture. Je rangeais tout dans le placard et le frigo. Il restait un dernier sac assez lourd . J’en sortis deux grands bouteilles qui contenaient un liquide rouge et visqueux.

_ « Qu’est ce que c’est que ça ? » m’étranglais-je en devinant le contenu .

Josh me regardait avec un petit sourire narquois.

_ « Du sang de vache ! »

_ « Ou tu as trouvé ça ? »

_ «  A la boucherie. Le patron me fait la bouteille de sang pour un dollar. »

Il était très satisfait de lui même.

_ « Et il n’a pas trouvé ça bizarre ? que tu achètes tous ce sang ? »

_ « Je lui ai dit que je m’entraînais à faire des piqûres et des incisions pour l’école de médecine. Il a pris ça pour du sponsoring. »

J’ouvris la bouteille et reniflais le contenu. Je ne pus m’empêcher d’afficher une mine dégoûtée.

_ « Qu’y a-t-il ? »

_ « C’est froid. Pas très appétissant. » dis-je en refermant la bouteille.

Joshua attrapa la bouteille et versa son contenu dans un bol qu’il enfourna aussitôt au micro-ondes.

Je soupirais.

_ « Ca ne va pas marcher. »

_ « Essayons quand même. Au pire, tu vomis. Au mieux, on épargne tous les troupeaux de la région. »

Le micro ondes bipa. Josh en sortit le bol fumant et me le tendit. Je m’en saisis et renifla à nouveau. Je devais reconnaître que ça avait meilleur goût même si c’était encore vraiment répugnant. Je trempais mes lèvres dedans et me forçais à avaler une lampée.

_ « Alors ? »

_ « C’est pas bon ! »

Toutefois, j’avalais une deuxième goulée.

_ « Tu m’étonnes. Mais est- ce que tu crois que tu pourrais te nourrir que de ça ? »

_ « Est-ce que j’ai vraiment le choix ? »

_ « Pas vraiment. »

_ « Alors oui » fis je en finissant le bol.

Je buvais à peu près un litre de sang par jour. Un bol le matin et un bol le soir. Ce sang comblait ma soif mais je ne me sentais jamais réellement rassasiée. Le sang d’animal me permettait de survivre, rien d’autre. Je compris que tant que je choisirais cette voie, je ressentirais toujours au fond de moi ce manque indéfinissable.

Le lendemain, Joshua s’installa dans la cuisine afin de faire tous les devoirs qu’il avait laissé traîner pendant mon absence. Pendant ce temps-là, je m’installais devant la télé. En zappant, je tombais sur Buffy contre les vampires. C’était très intéressant. Une vraie mine d’or.

Une idée lumineuse naquit dans mon esprit. Je montais dans ma chambre et fouillait jusqu’à ce que je retrouve un petit crucifix. Je l’appliquais sur différentes parties de mon corps et je ne ressentis ni brûlure ni douleur.

Ensuite, je descendis dans la cuisine. On devait bien avoir une botte d’ail qui traînait quelque part. Visiblement ce n’était pas le cas.

Josh me regardait fouiller méthodiquement les placards avec un air intrigué.

_ « Qu’est ce que tu cherches ? »

_ « De l’ail »

Un éclair traversa son visage.

_ « Super ! »

Il prit deux stylos et le croisa en forme de croix juste devant mon visage.

_ « Arrêtes ! Ca ne me fait rien de toute façon. »

_ « Ah. Qu’est ce qu’on pourrait essayer d’autre ? »

Je réfléchis.

_ « Nous n’avons pas d’ail. Mais on pourrait essayer le pieu en bois. »

Tout de suite, il parut moins emballé.

_ « Euh, je sais pas. C’est peut être un peu dangereux, non ? »

_ « Pourquoi ? De toute façon, je suis presque sure que c’est aussi faux que le reste. »

Je sortis en direction du hangar, Joshua sur les talons.

_ « Et si on testait plutôt ta force ? » demanda-t-il alors qu’on entrait dans le hangar.

_ « Est ce que tu pourrais porter ça par exemple ? » Il me désignait une énorme herse en fonte qui devait faire dans les 2 tonnes.

Je m’avançais et la soulevais sans difficulté. Je ris devant l’expression de Josh.

_ « Tu pensais réellement que je n’y arriverais pas ? »

Il déglutit difficilement.

_ « Tu m’as dit que tu pouvais te déplacer très rapidement, montres moi. »

Je me retournais, courrais vers la maison à toute vitesse et bondissais sur le toit. Joshua me cherchait du regard depuis l’entrée du hangar à 50 mètres de là. Quand il me vit enfin, je bondissais pour atterrir à ses cotés.

_ « Yahou ! La femme qui valait 3 milliards ! ! ! Mes yeux n’arrivaient même pas à te suivre. Tu as dû atteindre la vitesse du son ou de la lumière ! »

Il était réellement enthousiasmé. Je m’avançais vers une pelle dont je cassais le manche en deux.

_ « Josh ? Prends ça et frappes-moi de toutes tes forces. » lui dis-je en lui tendant le bout de bois.

_ « Hors de question. » se renfrogna-t-il.

_ « Ne fais pas l’idiot, ça ne va rien me faire. »

_ « Quand bien même. Je ne veux pas. »

Il avait sa mine obstinée et je compris que je n’arriverais pas à le convaincre.

Je pris le pieu à bout de bras et l’abattit le plus fort possible contre ma poitrine. Le bout de bois fut littéralement pulvérisé au contact de mon thorax.

_ « Tu vois ! Il n’y avait rien à craindre. Tout ce qu’on raconte sur les vampires, c’est des fadaises. Rien n’est vrai. »

Il marmonna quelque chose dans sa barbe et nous retournâmes dans la maison.