La fille aux yeux rouges
Je ne savais pas bien où j’en étais. Jasper était au centre de mes pensées. J’avais fantasmé sur lui, puis je l’avais détesté. Maintenant, je n’arrivais plus à le haïr. Mais, pour autant, je me méfiais trop pour me permettre d’avoir une quelconque attirance pour lui. Je n’arrivais pas à prendre de décisions le concernant. Devais-je lui faire confiance ?
Je n’avais jamais réellement eu besoin d’un ami, j’avais toujours eu mon frère. Depuis que j’étais devenue un vampire, je lui avais caché des tas de choses. Ce qui était vraiment inédit. J’avais trop honte d’avouer à mon frère certaines de mes pensées. Je savais qu’il ne les comprendrait pas. Mais j’avais tant besoin de me confier, d’extirper cette douleur du fond de ma gorge afin que le nœud se délie et que la pression se relâche.
Oui, j’avais besoin d’un ami. La question était : Est-ce que Jasper serait un bon ami ?
Quand la nuit fut tombée, je repris ma course habituelle vers l’océan. Arrivée au sommet de ma falaise fétiche, je m’asseyais afin de réfléchir à ce que je dirais à Jasper. L’air était très froid en ce début de Décembre. Mais assise là, habillée d’un simple tee-shirt, je m’en fichais. L’avantage d’être un vampire.
_ « Bonsoir ! »
Je sursautais et me retournais vivement. Jasper se tenait à quelques mètres derrière moi, un sourire éclatant sur le visage.
_ « Qu’est ce que tu fiches ici ? » demandais-je pour la deuxième fois de la journée.
_ « Je t’ai suivie. C’est vraiment très joli comme endroit. »
Il s’avança nonchalamment vers l’endroit où j’étais assise. « Je peux ? » dit-il en désignant un rocher près de moi. J’acquiesçais. Je n’étais absolument pas dupe de son petit manège. Il me donnait sans cesse l’illusion que j’avais le choix mais en réalité il m’imposait toujours sa présence.
_ « Tu cours vraiment très vite, j’ai eu du mal à te suivre et… »
Il s’interrompit sur un signe de ma part. Je n’avais plus envie d’entendre des futilités. Pris dans un élan soudain, je me lançais.
_ « Je viens de Louisiane. Il y a environ 6 mois, j’ai été victime d’un accident de la route. Quand j’ai rouvert les yeux, j’étais seule, perdue au beau milieu des bois. Mon cœur ne battait plus, ma peau était froide et j’avais terriblement faim. Je suis rentrée à la maison et j’ai failli tuer mon propre frère. Mais malgré le danger que je représentais, malgré l’horreur de ce que j’étais devenu, il a pris soin de moi. Il m’a aidé à comprendre ce qui m’arrivait. Il a été la bouée à laquelle je me suis raccrochée. C’est à cause de lui que je suis ici. Il est étudiant à Darthmouth. »
J’avais un peu arrangé la vérité car il n’avait pas besoin de connaître les détails. Néanmoins, il affichait un air concentré et sérieux pendant mon monologue.
_ « Tu ne sais pas qui t’as transformé ? » demanda-t-il médusé.
_ «Non » mentis-je. « Je n’ai pas demandé à être comme ça. J’aurais du mourir ce jour-là. Mais, contre toute logique, je suis toujours là, à hanter la surface de cette planète comme une âme damnée. Il n’y a qu’une chose qui m’empêche mettre fin à ce cauchemar. C’est mon frère. Il est la raison pour laquelle je supporte tout ça. Il n’est pas encore prêt à me perdre. Et je ne tolérerais pas qu’il lui arrive quoique ce soit. Tu m’entends, Jasper ? Je ne le tolérerais pas. »
C’était la première fois que je l’appelais par son prénom. Je n’avais pas imaginer combien j’avais besoin de vider mon sac. Ca me faisait du bien d’extérioriser tous ces sentiments.
_ « Je n’ai pas l’intention de faire du mal à Joshua. » répondit-il doucement.
Je ne lui avais jamais dit le prénom de mon frère. Il était donc déjà au courant.
_ «Tu m’as proposé ton amitié. Je ne l’accepterais que si les choses sont claires entre toi et moi. »
_ « Elles le sont. »
J’acquiesçais.
_ « Bien. Et maintenant, est-ce que tu peux m’expliquer pourquoi tes yeux ont cette couleur ? » fis-je pour changer de sujet.
_ « C’est parce que je bois du sang d’animal. Tu es jeune c’est pourquoi tes yeux sont encore rouges. Si tu continues ton régime alimentaire, d’ici 6 mois/1an ils auront la même couleur que les miens. »
Il avait la mine sombre comme si mon discours l’avait troublé. Mais ce fut un réel réconfort d’apprendre que dans quelques mois j’aurais les mêmes yeux que lui.
_ « Pourquoi est-ce que tu m’as empêché de tuer Desmond ? »
_ « Je chassais dans la forêt lorsque j’ai entendu des cris. J’ai vite compris que quelqu’un avait disparu et qu’il était recherché. Pour éviter de croiser trop de monde, j’ai traversé la rivière. Un fois sur la rive opposée, j’ai tout de suite senti l’odeur du sang humain mais j’ai également perçu ton odeur. J’ai pensé que tu l’avais attaqué. Je me suis rapproché prudemment pour éviter d’interférer et je t’ai vu. Tu étais paniquée, je pouvais le lire sur ton visage, tu voulais l’aider mais sa jambe en sang te rendait la tâche difficile. Quand je t’ai vu craquer, j’ai décidé de t’en empêcher parce que je pensais que tu ne voulais pas réellement faire ça. Ensuite, j’ai utilisé mon pouvoir de persuasion sur toi pour éviter que tu m’attaques. »
_ « Merci. » dis-je simplement. « Je te suis reconnaissante pour ce que tu as fait mais il était inutile de m’ensorceler. Je ne t’aurais pas attaquer. » Sa manipulation me restait en travers de la gorge.
_ « Tu sais, si tu chassais des proies vivantes, tu arriverais sans doute mieux à maîtriser ta faim. »
_ « Il est hors de question que je chasse. » répondis-je catégorique.
_ « Je ne te comprends pas. Même si nous ne buvons pas de sang humain, nous restons des prédateurs. Ca te ferait du bien de chasser. Je suis même sûr que ça te plairait. » insista-t-il.
_ « Certainement pas. La chasse c’est vraiment répugnant. »
_ « Boire du sang mort, ça c’est répugnant. » répliqua-t-il .
Un silence boudeur s’installa entre nous. Comme je ne voulais pas vexer mon nouvel ami, je tentais de lui expliquer ma répugnance pour la chasse.
_ « Quand nous avions 10 ans, mon frère et moi, notre grand père nous a offert un chiot. On l’a appelé Bo. J’adorais ce chien, il était si gentil, si affectueux. Il dormait sur mon lit chaque nuit. Mais, Derek, le compagnon de notre mère a décidé d’organiser une partie de chasse avec ses copains. Il a voulu emmener Bo. Mon frère et moi, nous nous sommes interposés. Bo était bien trop gentil pour chasser, il était incapable de faire du mal à une mouche. Derek nous a cognés et a emmené le chien. Quand il est rentré de la chasse, il était ivre. Il nous a raconté que Bo s’était fait manger par un alligator. Ca le faisait beaucoup rire. Depuis je déteste la chasse et surtout je déteste les chasseurs.»
Jasper me regardait à nouveau avec ce regard étrange.
_ « Ce souvenir semble très nette dans ta mémoire. » constata-t-il.
_ « En effet. Pourquoi est-ce que tu me regardes comme si j’étais une extraterrestre ? Bo était très important pour moi. J’étais très jeune et sa mort a été un traumatisme pour moi ! »
_ « Je comprends tout à fait. C’est juste que le souvenir de nos existences passées s’estompent avec notre transformation. Mais il semble que tu te souviennes très bien de ta vie humaine. »
_ «En fait, je me souviens de tout. Pourquoi est-ce que c’est différent pour moi ? »
_ « Je ne sais pas. Mais une chose est sûre : tu es le vampire le plus humain que je connaisse. » me dit-il avec un sourire enthousiaste « Ce n’est pas forcément une mauvaise chose. » me rassura-t-il.
_ « Je n’ai plus rien d’humain. » contrais-je, lugubre.
_ « Lorsque je suis dans un lieu public, les humains m’évitent instinctivement. Ils pressentent que je suis différent d’eux, que je représente un danger. Je suis leur prédateur et, instinctivement, ils le savent. Mais toi, tu ne leur fait pas cet effet. Depuis que tu as débarqué à la bibliothèque, je t’ai observé. La moitié des garçons du campus ont tenté leur chance auprès de toi. Ils sont venus te parler, t’inviter à sortir. Ils ne te craignent pas.
Et puis, il y a aussi ta manière d’être. »
_ « Qu’est-ce qu’elle a ma manière d’être ? » demandais-je vexée.
_ « Notre corps est mort. Notre circulation sanguine est arrêtée. Nos muscles ne s’engourdissent donc pas. Nous pouvons nous immobiliser totalement tel des statues pendant des années si nous le désirons. Notre immobilité est une chose contre laquelle nous luttons lorsque nous sommes parmi les humains car elle nous trahirait. Mais toi, tu es sans cesse en mouvement comme un humain. Tu croises et décroises les jambes, tu remets tes cheveux en place sans arrêt… C’est très intriguant. »
_ « Un monstre parmi les monstres, en résumé. » dis-je cyniquement.
_ « Absolument pas. Certains vampires développent des capacités uniques après leur transformation. Par exemple, pour ma part, j’ai développé ce pouvoir d’influer sur les humeurs des autres. Je peux les calmer, attiser leur colère, etc… Mais d’autres ont la capacité de lire dans les esprits, de prédire l’avenir ou tout un tas de choses beaucoup plus terrible. Mais toi, je pense simplement que ton pouvoir réside dans le fait d’avoir conservé des aspects humains. Ca fait de toi quelqu’un de tout à fait exceptionnel.»
Je repensais à cette fameuse nuit où le vampire nous avait attaqué, Joshua et moi. J’avais été capable de le brûler à distance. Jasper se trompait. Mon pouvoir ne résidait pas dans mon humanité, mon pouvoir était bien plus terrible que ça.
_ « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il inquiet.
_ « Oh rien. C’est juste que c’est un peu nul comme super-pouvoir, j’aurais préféré voler comme Super-man ! » plaisantais-je.
_ « Je ne connais aucun vampire qui ait cette capacité-là ! ! Mais j’en connais qui donneraient tout pour avoir ton pouvoir. »
Donc il connaissait d’autres vampires. Pas étonnant en 200 ans d’existence.
_ « Comment ils sont ? Je veux dire, les autres vampires ? »
_ « La plupart vit en petits groupes de 2 ou 3. Ce sont des nomades, ils se nourrissent de sang humain. Mais d’autres se sont regroupés en clan.» m’expliqua-t-il.
_ « Et toi ? Tu es nomade ou tu appartiens à un clan ? »
Il hésita un court instant.
_ « J’appartiens à une famille végétarienne, une famille qui boit exclusivement du sang d’animal. » Il n’ajouta rien, jaugeant de ma réaction.
Je ne répondis rien. J’étais trop ébranlé par cette révélation. J’avais cru qu’il était seul comme moi. J’avais eu de la compassion pour lui parce que je le croyais seul et isolé. J’avais pris son désir de me parler pour le besoin de briser le poids de sa solitude. Et j’avais accepté parce que je comprenais sa solitude. Mais il n’était pas seul. Il n’y avait que moi qui était seule.
_ « Et où est ta famille maintenant ? » demandais-je d’une voix tremblante.
_ « Elle réside dans les environs de Hanover. Ils … Ils aimeraient beaucoup te rencontrer. »
Je ne répondis rien. Un autre vampire sur le campus, je commençais à peine à m’y habituer alors toute une famille… Il allait me falloir du temps pour digérer cette information.
_ « Ah. Eh bien, je ne sais pas. J’y réfléchirais. Faut que j’y aille. »
Je me levais d’un bond et m’élançais vers la forêt toute proche. Jasper ne tenta même pas de me retenir.
Jasper était sympa mais il restait un peu effrayant tout de même. Sa famille et lui pouvaient bien être plus civilisés parce qu’ils buvaient du sang d’animal, il n’en demeurait pas moins que c’était des monstres, des abominations de la nature. Vivre auprès d’eux, adopter leur coutume, leur mode de vie, c’était accepter d’être comme eux. Je n’étais pas encore prête à ça. Je n’avais pas fait le deuil de ma vie humaine.
J’en avais assez de ces choses étranges et surnaturelles. Je voulais une vie simple. Je voulais rencontrer un type sympa et charmant avec un cœur qui bat, je voulais l’épouser et lui donner de beaux enfants.
Le lendemain, je rejoignis Josh pour le déjeuner. Je lui avais préparé des sandwichs à la dinde et il était en train de se régaler. Je ne lui avais pas parler de la nuit dernière. Je voulais avoir, pour une fois, une discussion normale avec mon frère. Aussi je le laissais déblatérer sur ses cours, ses profs et ses devoirs.
Apparemment, la confrérie Alpha Delta avait prévu une soirée en l’honneur de Desmond Harris et de son miraculeux sauvetage. Joshua était très excité par cette perspective et il me proposa même d’y aller. J’acceptais.
Ca faisait un éternité que je n’avais pas danser. Or j’adorais danser.