Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 29 : La fille à la pieuvre

4102 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/10/2025 10:25

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, épisode 6, autour de 52:00 (pendant que Cinq est en train de convaincre ses frères et soeurs du bien-fondé de la Purge et de leur effacement).


Soundtrack suggérée : Cigarettes Afer Sex - Apocalypse ; Röyksopp feat. Robyn - version originale, puis 'The Inevitable End version'.


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La lumière du plafonnier du Televator a viré au bleu, quand l'ascenseur nous a emportés. Nous laissant ainsi serrés les uns contre les autres.


L'ascenseur a-t-il monté, avant de redescendre ? Même en sondant sa mécanique, je n'arrive pas à le dire. À chaque heurt, je perds mes repères : c’est comme si la cabine dérivait de biais, décrochait, happée par des vents contraires, bousculée dans une géométrie qui défie les sens.


Oui, cette boîte de conserve technologique est bien plus qu'un ascenseur. Et nous voilà, les parois de bois ciré vibrant autour de nous. Plus que soudés : emmêlés, sans savoir quel membre appartient à qui, et encore moins vers quoi nous allons. Notre sort littéralement scellé.


"J'ai connu des saunas suédois moins intimes", glousse Klaus dont l'aisselle est vraiment mille fois trop près de mon nez.

"Je confirme, souffle Diego. Max, tu ne veux pas savoir où ton coude mécanique est planté".

Luther se tient au plafond, faute de mieux.

"Moi j'ai la moitié de Viktor coincée dans mes côtes".

Et Lila siffle :

"Et moi je ne suis encore en vie que parce que je prends le pouvoir de Klaus".


Soudain, l'engin se secoue légèrement dans un dernier chaos, et semble arriver à stabilisation. Alors nous échangeons un regard avec ceux d'entre nous qui sont à portée. Et *Ding !* Les portes finissent par s'ouvrir, dans un bruit de coulissement métallique.


Viktor est le premier à sortir. Prudemment. Regardant partout autour de lui, comme s'il était capable de lancer une onde sonore, et d'obtenir des informations par écholocation, ce qui est d'ailleurs peut-être le cas. Luther le suit et - peu à peu - nous nous désencastrons tous, les uns après les autres.


Ce qui me frappe le plus est l'expression de Ben. Troublée, presque douloureuse, et je comprends : ce qui l'attire depuis toujours n'a jamais été aussi près.


"Qu'est-ce que c'est que cet endroit..."


Nous ne sommes pas à Hargreeves Tower : je ne ressens pas l'énergie immense circulant dans les innombrables pièces de ses étages. Non, nous sommes bien plus isolés que ça, possiblement sous terre : le 'sixième sous-sol' en est finalement possiblement bien un.


La lumière est bleue, ici aussi, comme si elle nous parvenait au travers d'une masse d'eau glaciale, avec ce grain qui abolit les ombres. Les murs sont lisses, bardés de plaques d’acier noir mat zébrées par des conduits où circulent des lueurs électriques. De grandes paillasses en métal brossé hébergent divers appareils, branchés ou non, et des réseaux de câbles en fibres translucides. Tout respire l'asepsie et le contrôle, ici, et l'ensemble de cette pièce luminescente bat comme un coeur artificiel, à mes sens.


"C'est un laboratoire ?", demande Allison.

Max regarde à droite, puis à gauche, et corrige.

"Manifestement. De haute sécurité".


L'air est entièrement recyclé, c'est évident. Le seul accès et la seule issue sont le Televator. Je peux sentir Viktor se raidir, ses bras croisés sur sa salopette, Luther tenter de souffler. Et Klaus - pas très loin de moi - vient de pousser un gémissement de détresse sincère.


"Je déteste ça. C'est exactement pour ça que je ne fréquente pas les cabines à UV".


Certains d'entre nous ont un passif avec l'enfermement. Et moi-même, je reconnais ici une signature technologique que j'aurais préféré oublier.


"Cet endroit va au-delà de la haute sécurité"

Max tourne la tête vers moi, et je murmure :

"Ce labo... est une chambre de confinement énergétique".


Une cage à Aethers. Un sarcophage, dont rien ne sort : pas plus que Chris ne pouvait se soustraire à son cube, ou moi à la console Omega.


"Est-ce que Papa a conçu cet endroit pour nous piéger ?"

"Les gars ? Je crois que je sais malheureusement pour quoi cet escape-game underground est fait..."


Lila est figée un peu plus loin, à l'entrée d'une petite salle annexe où la lumière est violacée. Où - malheureusement - Ben vient d'entrer aussi. Son pas lent, ses gestes tremblants, ses yeux écarquillés.


Jennifer est là. Couchée sur une table noire et mâte, où elle semble endormie. Et - pour la première fois depuis l'Incident qui les a séparés par la mort dans toutes les timelines - il la contemple avec ses yeux.


Elle a les cheveux bruns, presque noirs, la peau cuivrée. La tunique blanche qu’on lui a passée accroche la lumière violacée et la rend presque irréelle. Ses yeux sont en amande, ses cils sombres, fermés sans être serrés. Ses doigts courts et graciles reposent croisés sur son abdomen, qui ne se soulève pas.


Il n'y a pas besoin d'être capable de sonder l'énergie pour deviner que son pouls ne bat plus.


"Jennifer..."


Mollement, Ben s'échoue sur le tabouret, près de la table où elle repose, inerte. Incapable de détacher ses yeux d'elle, et souffrant à la fois à en mourir de la regarder. Tremblant, il approche ses mains de ses pommettes froides, hésitant, comme si leur contact pouvait encore déclencher la Purge. Mais rien ne se passe tandis qu'il l'effleure. Rien du tout.


La fille à la pieuvre - celle des 'icônes' des Gardiens - ne vit plus. Certainement depuis quelque temps déjà.


"Non..."


Il est hagard. Désemparé. Sans force. Et il regarde tout autour de lui, car il la ressent toujours, cette attraction magnétique qui l'a poussé à dessiner ce beau visage, encore et encore, sur tous ses carnets, toutes ses toiles, tous ses murs. Jennifer n'est plus. Alors pourquoi la perçoit-il encore ? Nous entrons tous, nous nous rangeons le long du mur, tristement. Et en même temps que Ben, nous la remarquons.


Une jarre de particules lumineuses.


Derrière la table où repose Jennifer, un large flacon de verre est relié au système de tubulures qui nous a accueillis : à la fois rétro et futuriste. A l'intérieur, se meuvent de minuscules sphères brillantes et fluides, donnant à la pièce cette lumière violette si particulière. À l'opposé du jaune d'or de nos Marigolds sur le cercle chromatique. Ses anti-Aethers. Ceux que Ben a besoin de récupérer pour redevenir un et entier.


"Non... Ce n'est pas possible..."


Ben gémit ceci, mais il sait déjà. Cette part de lui qui était en Jennifer est tout ce qui reste d'elle. Désincarnée, décantée. Mise en bouteille, mais continuant de l'appeler. Jennifer n'est plus humaine, à présent : elle n'est plus que l'essence de ce qu'elle représentait pour Reginald, pour Abigail : une énergie, à la fois indispensable et redoutée.


"CE N'EST PAS VRAI !"

"Factuellement, Numéro Six, ça l'est".


Nous nous retournons tous vers l'entrée de la petite pièce aveugle. Bien sûr, nous l'attendions, ici, cette voix. Mais à présent, l'entendre me vrille au plus profond de moi.


"Et vous êtes exactement où vous devez être, vous aussi".


Droit, sans rien craindre de nous, Reginald Hargreeves entre, son monocle reflétant les halos violets et bleus. Luther serre les poings, Viktor tout autant, les sons grésillant autour de lui. Mais celui qui a été leur père dans un autre temps avance, imperméable à la dureté de nos regards à tous.


Il est suivi de près par une autre silhouette que nous connaissons bien, son pelage noir virant au poivre et sel par endroits. Pogo, sa poitrine de chimpanzé enserrée dans un plastron en Kevlar portant le logo 'HE' d'Hargreeves Empire. Son chef de la sécurité. Je devine qu'il ne reste plus rien dans son esprit de celui qui était le sage précepteur de l'Académie. Reginald est capable de tout, y compris de lui avoir lavé le cerveau, pour avoir incité les Sparrows à le droguer, dans la timeline dont nous venons.


"VOUS L'AVEZ TUÉE !"

 *SHLAP !*


Une seule seconde, et l'un des tentacules de Ben se déploie, et saisit Reginald à la gorge, provoquant une réaction immédiate de Pogo, qui dégaine un taser et lui assène une brève décharge, directement dans les ventouses.


"Vous l'avez tuée..."


Il s'écroule, un genou sur le sol, alors que Reginald masse à peine sa pomme d'Adam.


"Je n'ai fait qu'en extraire l'essentiel. Pour pouvoir mener à bien notre accord. Pour tous nous protéger".


J'en suis sans voix.


Dans toutes les timelines, Reginald a toujours eu à gérer le 'facteur Jennifer'. Parce que Ben devait nécessairement la tuer pour récupérer ses anti-Aethers et devenir fonctionnel pour Oblivion. Parce que l'alternative était le risque de déclencher la Purge. Jennifer était à la fois le catalyseur nécessaire à lancer le reset parfait... et son risque absolu d'échouer.


J'ignore de combien de timelines il a eu besoin pour parfaire ce protocole d'extraction, mais je me doute qu'il en a toujours rêvé. Je ne peux m'empêcher de me demander si ce qui est arrivé à Chris l'a mis sur la voie. Mais il en est à présent capable, et tandis que Ben pleure, il marche jusqu'à la jarre luminescente où pulse le fruit de ses efforts.


"Jennifer n'était pas juste un obstacle", gronde Viktor. "Pas juste un réservoir. Pas juste une menace ou le plus encombrant de vos pions. C'était un être humain !"

Il en tremble, Pogo reste vigilant, mais Reginald ne cille même pas.

"C'est exactement le problème, mon cher enfant".


Klaus vient s'accroupir à côté de Ben, qui sanglote en serrant la fiole contre sa poitrine, sous la table où repose la pauvre Jennifer.


"Regardez Numéro Six. Bien sûr qu'il aurait failli. Bien sûr qu'il aurait déclenché la Purge, ici aussi. 'Rationaliser' Jennifer était une évidence".


Peut-être notre stupeur devient-elle sonore, en cet instant, face à son inhumanité à lui. Et tout en déconnectant le système de tubulures autour de la fiole, il nous dit :


"S'il y a bien une chose que j'ai compris en vous étudiant tous au fil de ces années, c'est que l'humain était le seul facteur limitant. Impossible à contrôler, malgré tous mes efforts, tous mes changements de stratégie".


Luther qui flanche, Diego qui fonce, Allison et ses désirs. Klaus qui se brise et fuit. Cinq qui s'entête, Ben qui aime, Viktor qui explose. Chacun de ses enfants a toujours eu un pouvoir, certes. Mais aussi une âme très humaine, abîmée par lui, ou lui résistant. Lila est ce chaos qui désobéit. Et moi... j'imagine que j'ai cette insolence empathique, qui est tout ce qui lui a toujours manqué. Alors - oui - supprimer le facteur humain dans Oblivion a pu lui sembler la solution ultime et évidente, d'une façon qui me glace le sang.


"Vous n'avez pas l'intention de faire la même chose avec nous, et de nous réduire à des modules en fioles, à planter sur le Sigil..."


Cette idée provoque un hoquet dans l'assistance de mes camarades, car - d'un coup - la possibilité semble bien réelle, surtout au regard des installations entre lesquelles nous évoluons. Mais Reginald libère le flacon violet de son socle, et nous fixe au travers un instant.


"J'apprécie que vous en ayez vous-même l'idée, Omega. Je l'aurais fait, croyez-moi, si j'avais eu une timeline de plus".


Mes ongles se serrent contre les paumes de mes mains. Alors que nous croyions qu'il nous laissait une marge de manœuvre - ou qu'il était juste naïf - voilà ce qu'il préparait ? Nous piéger tous ici, en un seul lot, pour mieux nous faire revenir à notre état premier : celui de particules élémentaires de l'univers ? Il se retourne.


"Malheureusement nous n'en avons pas le temps. Mais ça n'a pas d'importance : vous allez vous placer sur le Sigil physiquement, comme la dernière fois".


Lentement, il glisse la fiole entre les mains de Ben, qui la saisit en tremblant comme s'il recevait de ses mains la dernière pièce manquante de son être. Ressentant un besoin viscéral de l’assimiler, contre lequel il ne peut pas lutter. Protégé de la Purge, mais pas des plans de son père.


Max lève ses lunettes d'aviateur vers le Monocle, pointant un doigt mécanique accusateur vers celui avec qui il avait pactisé, celui dont il pensait mettre à profit la technologie, mais qui l'a résolument trompé une nouvelle fois.


"C'était ça que vous prépariez, pendant que nous nous mettions en danger pour récupérer nos pouvoirs ? Pendant que nous errions dans les apocalypses à la recherche de l'Hôtel ?"

"Je vous remercie pour vos explorations fructueuses, Numéro Cinq, et d'avoir Convaincu Omega d'être votre boussole".

"Je m'appelle Max".


Reginald se contrefiche de cette précision.


"À présent, la seule destination fonctionnelle du Televator est ~notre~ Métro. Et la récupération de vos Aethers a dépassé mes espérances".


Il lisse sa moustache, affichant pour la première fois devant nous une expression d'aussi intense satisfaction.


"Ces 'missions' auront permis de façon brillante de vous rassembler tous à nouveau, et de faire de vous l'équipe fonctionnelle que vous n'aviez jamais été. L'humain a heureusement aussi ceci : être une formidable machine capable de s'auto-réparer, ce que j'ai été bien avisé de laisser arriver".


Alors nous y voilà : à l'ultime manipulation de Reginald Hargreeves. Au bout de ce chemin de souffrance, où il aura fini par obtenir ce qu'il voulait, cristallisé à présent dans le tracé d'un parapluie brisé, à nos poignets. Tatoué de notre plein gré. Une unité, qu'aucune autre de version d'Hargreeves n'avait réussi à obtenir de ses enfants.


"Je peux enfin m'octroyer le droit de vous féliciter : vous êtes prêts à remplir votre fonction".


"Vous vous trompez, vieux déchet du fin fond de l'espace".


Cette parole acide, c'est Allison qui vient de la prononcer. Droite, rude, ses yeux de chats se faisant aussi minces que des fentes, et Reginald en laisse échapper un filet de sarcasme, tandis que Pogo se raidit, prêt à intervenir à nouveau.


"Tempérez votre ton !", réagit Reginald, presque avec sarcasme. "Je me doute que vous avez manigancé contre moi. Me haïr aura été très bénéfique pour votre cohésion : même vos révoltes m'auront servi".


Allison reste admirablement impassible.


"Alors vous devinez probablement que nous ne vous réimplémenterons pas dans ce reset. Ni vous, ni votre Empire mégalomaniaque à la con".


Près de Ben, toujours en état de choc, Klaus et Viktor murmurent des paroles de réconfort, comme ils le peuvent, mais Reginald n'y prête plus attention. Il sait déjà que son Numéro six finira par réassimiler cette partie de lui.


"Vous êtes toujours tenue par nos accords, Numéro Trois. Je ne vous ai pas menti : vous aurez tous vos vies, dans ce reset comme dans le précédent. Aussi médiocre que vous la vouliez. Je n'ai qu'une parole : il a toujours été clair pour moi que vous seriez libres à la fin".


C'est déjà ce qu'il lui avait dit, et il n'a pas changé d'optique, convaincu par là de réparer tous les préjudices qu'il nous a faits.


"J'exige simplement la juste compensation du précieux accompagnement que j'ai fourni, vous ayant permis de parvenir fonctionnels ici, en ce jour, avec un univers stable à la clé".


Allison grince.


"Vous êtes un alien. Vous n'appartenez pas à ce monde-ci".


"Oh détrompez-vous. Sans moi, aucune des avancées technologiques fondamentales des XXe et XXIe siècle n'aurait eu lieu. Et d'ailleurs, je pense avoir ici un facteur qui pourrait vous faire revenir à la raison".


Reginald traverse à nouveau la pièce, repasse sur le pallier baigné de lumière bleue, sous notre regard dépassé. Il ouvre la porte d'en face, la dernière des pièces visibles qui composent ces installations secrètes.


Allison nous regarde tous. Inquiète. Non, terrifiée. Et elle se fige avant même de le suivre, car elle vient d'entrevoir une silhouette qu'elle reconnaîtrait entre mille. Un visage familier. Ses yeux vides, tandis qu'il repose assis dans un fauteuil de métal blanc.


"Ray".


Il est habillé avec un pantalon et une chemise de lin blanc semblables à ceux de Jennifer, accrochant les lumières irréelles de ce lieu. Ses traits sont aussi beaux que dans les années soixante, lorsque je l'ai connu, mais il semble éteint. Il ne la regarde même pas, tandis qu'elle se précipite auprès de lui. Plus rien ne reste de l'esprit du remarquable professeur de littérature. Raymond Chestnut n'est plus qu'un avatar temporel de la personne qu'il a été.


Il n'était pas en 'institut de convalescence'. Il ne donnait plus de nouvelles, pour une raison terrifiante. Reginald a mis la main sur lui. Après son départ, j'ignore au bout de combien de temps. Pour en faire quoi ?


"Ray, dis-moi quelque chose..."


Ray a toujours été une blessure non cicatrisée pour Allison, je peux l'entendre jusque dans la façon dont sa voix se brise, à présent. Il a souffert de ce qu'elle lui a fait, malgré elle, à nouveau, même s'il a aussi réussi à révéler fut un temps la lumière dont elle était capable. Son départ et sa disparition l'ont abîmée à nouveau. Et elle l'aime encore, de façon désespérée.


"Tu avais renoncé à le réimplémenter dans le reset, n'est-ce pas ?"


La voix de Reginald est calme, et Ray ne bouge pas : le mal de l'espace-temps a consumé ce qui restait de son aptitude à être présent. Il est une vision de ce qui serait arrivé à Claire. Au stade ultime de l'Effet Umbrella.


"Pourtant, il mérite une réparation, une nouvelle vie, après tout ce que tu lui as fait. Tout comme ta chère Claire, que vous avez tous déjà prévu de 'conserver'. Oh si. Ne mens pas".


Allison pleure, ses mains prenant celles de Ray, qui n'ont pas de tonus sous ses doigts. D'un coup, je peux sentir toute sa résolution se trouver ébranlée par le plus formidable des coups. Le deuil qu'elle avait fait de leur relation se réagencer. Ses désirs revenir en torrents. Je déglutis avec peine : sans conteste, Reginald détient avec Ray son piège le plus puissant.


"Nous ne sommes pas si différents, vous et moi" lui dit-il, "Je vous l'ai toujours dit. Évidemment, vous allez le ramener. Et si ce n'est pas vous, votre inconscient le fera : tout comme il a laissé en arrière la pauvre Numéro Cinq que vous appeliez Sloane".


Luther manque d'intervenir. Mais déjà, Reginald se penche rigidement au-dessus de l'épaule d'Allison.


"Même si tout le reste de la population sera protégé de l'Effet Umbrella par le retour à une timeline unique... mon Abigail et votre Ray proviennent de très loin, et devront être soignés. Et c'est là un fait : seule ma technologie le peut".


Au travers de l'énergie, je peux presque sentir tous les sentiments qui passent en Allison, tous les souvenirs. La chaleur de leur petit salon de Dallas, la lumière du matin dans la cuisine, et l'odeur du pain grillé. Le coton de leurs draps, la voix grave de Ray, l'odeur de son aftershave. Leurs rires, même dans l'adversité de cette société qui leur affirmait sans cesse ne pas vouloir d'eux.


Non, Reginald Hargreeves n'a jamais su comprendre réellement les humains. Mais au fil du temps, au gré des timelines, il en a déjà appris beaucoup trop.


"Alors ?" dit-il en se tenant droit. "Est-ce que notre accord tient toujours ?"


Allison a ses mains serrées sur ses genoux, ses yeux fermés, et ses larmes coulent sur ses joues. Un long moment passe, où nous retenons tous notre souffle. Jusqu'à ce qu'elle se relève, lentement, consentant enfin à lâcher Ray.


"Je dois parler à mes frères et soeurs".


Nous la regardons tous, puis Reginald, dont la moustache frise presque à cette demande, alors qu'il attendait une réponse nette et immédiate.


"En quoi leur avis compte-t-il ?"


"Ils ont encore la possibilité de renoncer, et de laisser la Purge arriver dans notre timeline jumelle. Trois minutes. Je n'ai pas besoin de plus, vous connaissez mon 'pouvoir de conviction'".


Allison exige, à son tour, et elle est en position pour ne pas lui laisser le choix. Je sais ce qu'elle est en train de lui laisser entendre, et qu'il apprécie plus que tout : elle est en train de lui faire miroiter d'utiliser ses Rumeurs contre nous.


"D'accord", dit-il. "Trois minutes. Le temps est un luxe que nous n'avons plus".


Allison laisse un baiser sur le front de Ray, qui ne cligne même pas des yeux. Elle le laisse, à contrecoeur, et nous rejoint dans la pièce où Ben serre toujours la fiole violette, en parcourant le verre luminescent de ses doigts.


Reginald nous observe nous regrouper comme une seule masse, et peu importe son Monocle : il y a ce qu'il ne verra et n'entendra jamais. Puisant dans mon pouvoir et dans celui de Viktor, Lila a tout ce qu'il lui faut pour tisser autour de nous une bulle de confidentialité. Irisée, mouvante, elle ne lui laisse voir de nous qu'un rassemblement en apparence silencieux.


Autour d'Allison, dont la voix s'apprête à s'élever.


J'ai conscience de ce qu'est ce moment pour Reginald Hargreeves : une forme de paroxysme de tout ce pourquoi il a oeuvré et tiré les ficelles du monde, au cours de décennies entières, au fil des timelines entrelacées. Ces secondes sont cruciales : une dernière chance, pour lui aussi, de réécrire son histoire comme il le veut. Comme il l'exige, alors que rien - dans l'univers tout entier - ne lui appartient ou ne lui doit rien.


Sans doute le temps lui semble-t-il trop long, car je peux sentir dans l'énergie qu'il s'agace, à l'instant-même où notre isoloir sonique se dissipe enfin. Notre groupe se desserre, lentement, sous son regard impatient.


"Nous sommes tombés d'accord".


Allison s'avance d'un pas, ses bras croisés, ses cheveux bouclés tombant en cascade sur l'immense écharpe de laine brune dont elle s'est enveloppée. Droite. Ses larmes à présent sèches. Presque rude, et féroce.


"Nous vous confirmons que nous nous placerons sur le Sigil".


Et alors que le monocle de Reginald se pose sur la fiole vide dont Ben vient d'ingérer, elle ajoute, presque en grondant :


"Comme vous l'avez demandé".


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Notes :


Dans cette histoire, j'ai souhaité que Jennifer reste cette attraction inaccessible, cet amour brisé, jusqu'au bout. Je trouve une forme de beauté à son histoire et celle de Ben, plus belle ainsi qu'en essayant (et échouant) à lui donner un rôle plus grand dans l'histoire, comme la saison 4 a tenté de le faire à l'écran.


Bien sûr, Reginald n'avait pas livré ses dernières machinations. Bien entendu, il n'était pas satisfait de ce reset imparfait. Pour moi, il était évident qu'il aurait tenté son dernier coup d'éclat de manipulation, fidèle à lui-même et aux grandes forces scénaristiques qui ont toujours mis en marche The Umbrella Academy.


Ses machinations m'auront permis de boucler l'arc de Ray, terrible, mais à la fois si logique. Allison a toujours été un élément central des plans de Reginald : parce qu'elle détient la définition de la réalité, et peut aussi convaincre tous les autres.


S'est-elle rangée à nouveau de son côté à lui ? Cette fois, nous sommes placés dans les chaussures vernies de Reginald, et nous aussi nous l'ignorons. Mais que ce soit le cas ou non, nous sommes de nouveau aux portes d'Oblivion...


Et tout commentaire fera ma journée ! ♡

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