ENTRE TENDRESSE ET TOURMENTE
PDV Christian
Après la remarque plus que déplacée d'Alexandre, j'évite de lui adresser la parole. J'ai vraiment hâte que ce déjeuner soit terminé pour ne plus avoir à faire à lui, je ne suis même plus sûr de vouloir lui rendre service. Je plains sérieusement Mr Georges Morrel d'avoir à supporter un neveu pareil, j'en ai eu un aperçu pendant le temps où j'ai été leur colocataire.
Pour être honnête, cela fait du bien de manger dans le silence pour une fois, je nous sers le repas à part égale et même si j'entends à certains moments les soupirs d'Alexandre, je ne m'en préoccupe plus. Le point positif est que pendant tout le temps du déjeuner, il ne prononce pas un mot, c'est déjà ça de gagné, car je n'ai aucune envie d'une dispute inutile.
Dès que notre déjeuner est terminé, nous quittons la place de l'église, je réfléchis toujours au fait de rendre service ou pas à Alexandre. Mais pour le moment, je voudrais d'abord faire mes adieux à Mr Georges Morrel, l'oncle d'Alexandre, ne serait-ce que pour le remercier de m'avoir accueilli chez lui lorsque j'ai eu besoin d'un refuge où dormir. Malheureusement, lorsque nous rentrons à l'appartement, Mr Morrel n'y est pas présent, en tout cas, les bagages sont prêts.
"J'imagine que mon oncle a dû aller chez le notaire afin de te léguer le meublé." Me dit Alexandre.
"Il ne nous a rien dit à ce sujet avant que nous le quittions, pas que je me souvienne... Est-ce qu'il t'aurait dit quelque chose à ce sujet ?" Je demande.
"Non... s'il n'y avait pas eu cette rumeur d'invasion allemande, j'imagine que lui et moi serions restés à Villeneuve. En fait, ce que je te dis n'est qu'une supposition, rien de plus.. je ne suis sûr de rien."
"Si ce que tu dis est vrai, c'est vraiment gentil à ton oncle, je voudrais pouvoir le remercier pour toutes ses bontés."
"Et bien pour commencer, tu pourrais me rendre ce service où je t'ai demandé d'aller voir Madeleine Larcher pour lui adresser le message dont je t'ai parlé avant le déjeuner, tu le feras ou pas ?"
"C'est d'accord, j'irai voir ton amie."
Alexandre, non sans me dire merci, ajoute encore, la mine oblique.
"Tu te rappelles que je t'avais parlé de deux faveurs ?"
"Oui, en effet. Tu m'as cité la première où tu voulais que je transmette le message à ton amie Madeleine Larcher ton départ de Villeneuve. Et donc, quelle est cette deuxième faveur ? Si je peux l'accomplir, je veux bien m'en charger."
"En réalité, il ne s'agit pas réellement d'une faveur, mais plutôt d'une permission."
"Une permission ? De quoi parles-tu ?"
Sa mine moqueuse ne me dit rien qui vaille, qu'est-ce qu'il me prépare comme mauvais coup ? Un très mauvais pressentiment me prend à la gorge.
"Tout d'abord, il faut que tu saches que j'avais l'intention de tenter ma chance avec elle, mais qu'à cause de mon oncle et plus précisément à cause de cette rumeur au sujet de cette invasion allemande dans ce village, mon projet n'aboutira jamais. Je ne serai plus à Villeneuve dans quelques instants, mais toi, puisque tu as choisi de rester, tu pourrais en profiter."
"Je te demande pardon ? Que je profite de quoi au juste ? J'espère avoir mal entendu !" Je m'exclame la mine horrifiée.
"Et bien oui, je répète que tu pourrais en profiter, pourquoi tu fais cette tête ? Tu devrais être content, au contraire ! Si comme je le suppose, mon oncle te lègue notre intérieur meublé, et bien moi, je te lègue Madeleine Larcher en prime, c'est pas une bonne nouvelle franchement ?"
Son air victorieux me donne envie de vomir.
"Attends un peu, c'est ton amie, tu viens tout juste de me dire que tu voulais tenter ta chance avec elle et maintenant que tu quittes Villeneuve, par simple frustration parce que tu ne peux pas obtenir ce que tu veux, tu crois bon la jeter dans mes bras de la manière la plus malsaine qui soit ? C'est quoi cette façon de traiter la gente féminine ? C'est horrible !"
"Oh ça va Mr parfait ! C'est pas la mer à boire non plus ! Quand on veut une fille et obtenir d'elle ce que l'on veut, il suffit de trouver les bons mots pour lui faire dire oui, cela n'a rien de compliqué."
Je ferme les yeux un moment pour tenter d'évacuer le dégoût en moi, j'ai hâte que Georges Morrel revienne à l'appartement, car la présence seule de son neveu m'étouffe au plus haut point. Nullement perturbé, Alexandre prend un morceau de papier, un crayon, y griffonne quelque chose et me le tend en disant.
"Voici l'adresse de Madeleine Larcher, vas la voir même si tu ne veux rien faire avec elle."
Par méfiance instinctive, j'hésite à prendre ce morceau de papier. Alexandre lève les yeux au ciel et me dit.
"Prends-le ! Ça ne mange pas de pain... En plus, tu pourrais être agréablement surpris."
À contrecœur, j'accepte néanmoins de prendre ce qu'il me tend.
"J'espère au moins que cette demoiselle n'est pas comme toi."
"Tu verras bien." Me répond t'il avec un sourire ironique.
J'avoue que son attitude m'inquiète de plus en plus, pourvu qu'il ne s'agisse pas d'un traquenard. Mr Georges Morrel arrive juste à ce moment-là, tant mieux, je vais pouvoir respirer.
"Christian, je reviens de chez le notaire, il m'a dit de te faire passer le message de venir le voir sans tarder pour l'acquisition du meublé, il t'expliquera tout pour le paiement. Je lui ai fait savoir que je quittais Villeneuve avec Alexandre et que je te laissais le logement. Il faudra que tu vois ça avec lui, ne tarde pas surtout si les allemands envahissent le village."
"Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi, Mr Morrel."
"Avec plaisir mon garçon, j'ai été ravi de t'accueillir sous mon toit. Que Dieu te préserve, prends soin de toi. Bon Alexandre, on y va ! Une voiture doit nous attendre en bas de l'immeuble, prenons nos bagages."
Une voiture est effectivement garée devant l'immeuble, j'aide les Morrel à déposer leurs bagages dans le coffre de la voiture de service. Alexandre ne m'adresse aucun adieu à l'inverse de son oncle, il se contente de me lancer un dernier regard oblique comme pour me rappeler sa faveur et sa permission abjecte, mais je n'y fais pas attention, j'ai hâte qu'il s'en aille, c'est tout ce qui m'importe. Après je regrette pour son oncle qui a été si gentil avec moi, j'espère que son neveu ne lui en fera pas voir de toutes les couleurs.
Une fois les Morrel partis, je me décide à aller chez le notaire, j'irai voir Mlle Larcher après cela. Je prends mon portefeuille où il me reste encore le pécule que ma mère Aline m'avait laissé quand je suis parti de Lourdes, avec un peu de chance, je pourrais payer entièrement le meublé. Mr Vial m'accueille aimablement dans son cabinet, je lui montre mes papiers d'identité afin qu'il n'y ait pas de malentendu, il me fait passer un document au sujet de ce meublé, je le lis attentivement avant de le signer.
Il est possible que je vais me ruiner en donnant tout mon argent au notaire, pourtant je suis surpris en apprenant que Mr Morrel avait réglé une grande partie du paiement du meublé pour moi, il ne m'en a rien dit, c'est tellement généreux de sa part. Mr Vial me conseille de bien conserver le document sur moi précieusement, car lui aussi est au courant qu'une invasion allemande va bientôt arriver. En sortant du cabinet du notaire, il me reste encore un bon pécule, avec le contrat bien protégé dans la poche intérieure de ma veste.
À présent, il est temps de me rendre chez Mlle Larcher, heureusement, j'ai dans la poche droite de mon pantalon le morceau de papier où Alexandre a inscrit l'adresse de la demoiselle. Je le consulte, mais ne connaissant pas le chemin pour y aller, je me renseigne auprès de passants au hasard et je trouve enfin la maison en question donnant sur une cour, elle est au nom de Marcel Larcher, le chef de famille et un membre de la famille du Dr Daniel Larcher, je suppose.
Je frappe à la porte d'entrée, et là, je me sens emporté dans un monde enchanté, car devant moi se trouve une jeune fille qui semble venir d'une autre époque. Est-elle vraiment réelle ou simplement un mirage ? Elle doit être bien réelle, car je l'entends me parler.
"Bonjour monsieur, que puis-je pour vous ?"
Je mets un certain temps avant de lui répondre, pas même certain qu'elle m'ait adressé la parole, tellement je me sens parti sur un nuage, toujours dans ce lieu enchanté ou féérique.
"Monsieur ? Est-ce que tout va bien ? Vous avez besoin d'aide ?" Me demande la jeune fille, la mine inquiète à mon sujet.
Je me secoue intérieurement avant que la demoiselle n'aille s'imaginer que j'ai un souci de santé où je ne sais quoi d'autre.
"Oui, oui mademoiselle... Je vais bien, ne vous inquiétez pas, je rêvais, je crois, veuillez m'excuser. Je cherche Mlle Madeleine Larcher, j'ai un message à lui transmettre."
Qu'est-ce que je peux être idiot ! C'est sûrement elle que je recherche.
"Vous l'avez devant vous monsieur, je suis Madeleine Larcher, enchantée de vous rencontrer. Et à qui ai-je l'honneur de m'adresser ?"
"Je suis également ravi de vous rencontrer, Mlle Larcher, je m'appelle Christian Royer."
"Moi de même, Mr Royer. Alors, quel est ce message que vous devez me transmettre ?"
Sans prendre le temps de réfléchir à mes paroles, je lui dis spontanément.
"Que vous êtes la plus belle jeune fille qu'il m'ait été donné de voir en ce monde."
Me rendant compte de l'énormité de mes mots, j'en rougis de honte. Heureusement pour moi, Mlle Larcher se montre plutôt patiente avec moi, elle me fait un sourire en coin et me dit.
"Je vous trouve un peu nerveux, Mr Royer, et ce depuis que je vous ai ouvert la porte. J'espère au moins que ce n'est pas moi qui vous mets dans cet état."
"Oh... ce n'est pas ce que vous croyez."
Mon Dieu ! J'ai l'air de plus en plus pathétique.
"Peu importe ce que je peux croire, inspirez et expirez un bon coup Mr Royer, vous serez peut-être moins tendu."
Je fais ce qu'elle me dit, je prends une bonne inspiration et dit.
"Je crois que nous avons une connaissance en commun, Alexandre Morrel, n'est-ce pas ?"
La jeune fille commence à se tendre, est-il possible qu'elle aussi ait pu voir le mauvais côté d'Alexandre ? Elle me répond.
"Oui, je connais un certain Alexandre Morrel, en effet. C'est un ancien camarade d'école."
"Vous aviez fait votre scolarité à l'école de ce village local, vous saviez qu'il était originaire de Tarbes dans les Hautes-Pyrénées ?"
"Oui, c'est ce qu'il m'avait raconté. Par contre, il ne m'a jamais parlé de vous, étiez-vous amis tous les deux ?"
"Amis ? Non, pas du tout, nous n'avons jamais été proches lui et moi. Pour autant, cela ne l'a pas empêché de faire de moi le porteur de son message, ce que je ne regrette absolument pas, croyez-moi. Il voulait que vous sachiez ceci, son oncle et lui viennent de quitter Villeneuve il y a quelques instants, ils repartent à Tarbes. Ce qui signifie qu'Alexandre ne reviendra pas dans ce village et que vous ne deviez pas l'attendre."
"Il est donc parti sans prendre la peine de me dire adieu lui-même."
"Je ne veux pas le défendre, mais à sa décharge, son oncle était pressé de partir."
"Est-ce que ce serait indiscret de vous demander la raison de ce départ précipité ?"
Là, j'hésite à en dire plus, non que cela ne la concerne pas. Je suis déjà venu lui annoncer une mauvaise nouvelle, alors si en plus je dois l'effrayer au sujet de cette invasion allemande, je ne préfère pas. Voyant mon hésitation à répondre, elle dit aussitôt.
"Excusez-moi Mr Royer, je n'aurais pas dû vous poser cette question, c'est une information privée apparemment. Laissez-moi quand même vous dire que je suis soulagée qu'Alexandre Morrel soit parti, ce serait trop long à vous expliquer pourquoi, je me comprends."
"Je partage également cet avis... Bien, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, ce fut un plaisir de faire votre connaissance, Mlle Larcher."
"De même pour moi, Mr Royer. J'espère que nous aurons l'occasion de nous recroiser un de ces jours."
Avec un grand sourire et le cœur plein d'espoir, je réponds.
"J'en serais plus qu'heureux, Mlle Larcher."