Le Royaume des Rats

Chapitre 5 : Eclaircies

7655 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 03/09/2018 21:30

La lueur des cierges vacillait, et la pièce était davantage éclairée par la lumière qui passait par le vitrail. Cette grande surface de morceaux de verre de toutes les couleurs joints entre eux par les baguettes de plomb se dressait sur douze pieds de haut pour huit pieds de large. Un ouvrage fort impressionnant, qui avait demandé de longs mois de travail au meilleur artisan verrier du royaume. Une œuvre magnifique, étincelante de détails tous plus appliqués les uns que les autres, et si nombreux qu’un œil non exercé ne pouvait pas tous les percevoir du premier coup.

 

La chapelle était plutôt petite, mais confortable. Le sol était constitué de planches vernies recouvertes d’un tapis doux et précieux. Un seul banc de bois faisait face à un autel sobre. Sous le vitrail, il y avait un petit tabernacle de bois à deux volets.

 

Assis sur le banc, le Maître Mage Prospero Steiner priait en silence. Il avait voulu prendre le temps d’adresser à son dieu un remerciement pour la réussite de la mission avant de faire son rapport au souverain de Vereinbarung. Il leva les yeux vers le vitrail, embrassant l’image dans son ensemble.

 

Une plaine verdoyante s’étendait le long de la partie inférieure du vitrail. Deux files de personnages s’étiraient sur toute la largeur pour se croiser au centre. De la gauche avançaient des Humains. Ils portaient des vêtements de tous statuts. Et la file qui progressait de la droite jusqu’au milieu était constituée de Skavens, les premiers nus, puis ceux rejoignant les Humains habillés comme ces derniers. Les deux peuples se mêlaient amicalement sous le regard attentif d’un personnage au-dessus du rassemblement. C’était une silhouette portant une cape constituée de plumes multicolores, aux traits cachés sous un masque rond et doré. On pouvait distinguer deux cornes émergeant de chaque côté du masque, à hauteur des tempes de l’individu. Enfin, sur la partie supérieure de l’ouvrage apparaissait un immense Skaven, avec deux paires de cornes : une paire se dressant vers les cieux tels les attributs d’un bouc, l’autre aux protubérances recourbées sur elles-mêmes comme les cornes d’un bélier. À la demande de Psody, la représentation du Rat Cornu ne devait pas inspirer peur ou dégoût. Le dieu arborait une expression neutre, et levait la main au-dessus de la foule, comme pour lui montrer du respect, à défaut de la protéger.

 

L’artiste s’était inspiré d’une gravure découverte par Marco Colombo au cours d’un de ses voyages en Lustrie. Le temple de Tixoco abritait un immense tableau en relief figurant la même scène, à ceci près qu’il n’y avait pas d’Humains, mais des Hommes-Lézards. En outre, la tête du Rat Cornu, dieu honni par les fidèles du dieu-serpent Sotek, n’y figurait pas non plus.

 

À Vereinbarung, les cultes suivis par les Humains étaient pratiqués comme dans l’Empire. La loi autorisait la vénération des dieux des peuples amis, comme Grungni, Kurnous ou Esméralda, même s’il n’y avait pas encore suffisamment de fidèles pour leur attribuer une présence officielle. En revanche, il était interdit de suivre la parole d’autres dieux décrétés comme « maléfiques ». Les quatre dieux du Chaos, en particulier, faisaient l’objet d’un anathème aussi impitoyable qu’au sein de l’Empire. Et le Rat Cornu était tout aussi interdit car pétri de rage et de haine envers les Humains selon les témoignages. Ce dieu était également une aberration pour les inquisiteurs de Sigmar, il prouvait que les « hommes-bêtes » pouvaient avoir une « grotesque parodie de religion »... et remettre en cause l’autorité du Grand Théogoniste.

 

Le regard du Maître Mage s’attarda quelques instants sur le personnage au visage masqué. Il s’agissait de Cuelepok, premier Skaven Blanc connu à avoir été éduqué autrement que par l’élevage brutal et égoïste des Skavens Sauvages. Cuelepok avait vécu deux mille ans plus tôt, dans la cité de Capatec Hanahuac. Recueilli par le prêtre-mage Slann alors qu’il n’était qu’un nouveau-né, ce Skaven Blanc avait été le symbole d’un espoir, celui d’une société où les Skavens vivraient en harmonie avec un autre peuple. Une telle personnalité avait malheureusement inquiété les puissants Slanns qui le condamnèrent. Cuelepok était aussi un Skaven définitivement en totale contradiction avec les sermons des églises impériales.

 

Le vitrail contenait également un secret qui parachevait de faire de la chapelle une hérésie innommable : les deux yeux verts du Rat Cornu étaient en réalité deux petits éclats de malepierre. Les deux seuls fragments de malepierre dans tout le domaine, voire tout le pays. Psody le savait. Du moins, il l’espérait.

 

Cette œuvre d’art constituait donc un blasphème, un crime qui aurait rapidement précipité sur le bûcher l’artisan, le Prince qui avait fait la commande, et le Maître Mage, seul pratiquant du culte du Rat Cornu du royaume. Psody avait été très clair, à ce sujet, quand son père adoptif lui avait posé la question. Oui, il était toujours fidèle au Rat Cornu. Oui, il continuerait à prier quotidiennement ce dieu et à écouter ses messages délivrés par le biais de visions. Non, il ne transmettrait jamais cette croyance. Le Skaven Blanc était persuadé que la divinité tutélaire de l’Empire Souterrain s’adressait à lui différemment. Ou alors était-ce lui, Psody, qui interprétait de travers ? Non. Le Rat Cornu lui avait montré Capatec Hanahuac, et l’avait fait entrer en communication avec Cuelepok, à travers l’espace et le temps. Or, à sa connaissance, Psody était le seul à avoir une interprétation pacifique de la parole du Rat Cornu. Il n’avait aucun soutien de personne pour appuyer cette pratique extravagante de la religion des Skavens Sauvages. En outre, l’idée de créer une nouvelle religion ne lui plaisait pas du tout.

 

Aussi avait-il convenu avec le Prince Steiner de garder l’exclusivité de ces croyances. Il ne cachait pas sa fidélité au Rat Cornu, mais n’en faisait pas non plus étalage. Il était également le seul à fréquenter cette petite chapelle, interdite à toute autre personne que lui. D’ailleurs, cette salle de prière avait été construite en secret, et il était impossible d’y accéder autrement qu’en passant par un passage secret dissimulé dans son bureau, au milieu de ses appartements privés. On ne pouvait y accéder de l’extérieur, le vitrail donnait dans une petite cour dissimulée au milieu du bâtiment, et les différentes pièces et couloirs étaient ordonnés de manière à ne pas éveiller des soupçons sur la configuration des lieux.

 

La religion des Skavens Sauvages restait son exclusivité. Il avait formellement défendu à ses propres enfants d’écouter le Rat Cornu, de quelque façon que ce fût.

 

Il baissa légèrement les yeux vers le tabernacle, et distingua un léger éclat doré qui s’échappa de l’interstice entre les deux battants. Le dernier secret, le plus grand trésor du Skaven Blanc, était rangé dans cette boîte. Ce trésor lui avait permis de remporter une victoire définitive contre le Prophète Gris Vellux, et depuis, était précieusement rangé dans la boîte ouvragée.

 

Il ferma les yeux, et médita. Il murmura sa reconnaissance dans sa langue natale, non sans y prendre un certain plaisir. Même s’il vivait aux côtés des Humains depuis six ans, même s’il avait rejeté le mode de vie des habitants de l’Empire Souterrain, il n’avait pas complètement renié son identité pour autant.

 

Au bout d’un moment, il sentit son cœur s’alléger, comme si, inconsciemment, il avait ressenti l’approbation du Rat Cornu. Il releva les paupières, se leva, éteignit la bougie placée sous le vitrail, et quitta le lieu de culte.

 

*

 

Heike Steiner profitait des derniers rayons de soleil sur le banc de pierre posé face à un large bassin dans lequel se dressait fièrement une grande fontaine ornementée, avec des statues à l’effigie de cerfs, de poissons et d’autres animaux. Le monument, qui avait sa propre alimentation, était le lieu préféré de la jeune femme. C’était un cadeau de son père, qui avait puisé dans ses deniers personnels pour embaucher l’un des ingénieurs Nains les plus réputés. Le résultat avait été proprement stupéfiant. Chaque fois qu’elle passait devant, Heike ne pouvait s’empêcher de s’arrêter quelques instants devant l’édifice.

 

Des sentiments mitigés faisaient encore tanguer son cœur. Le soulagement de revoir son compagnon et ses deux fils aînés en bonne santé, la peur en repensant aux risques encourus, la joie en songeant aux heureux couples qui allaient prendre en charge les petits Skavens, et un soupçon de colère envers son père et le Skaven Blanc, sentiment qu’elle jugeait purement égoïste.

 

-         Eh bien, mon amie, vous voilà !

 

Heike eut un petit sursaut, et se tourna vers la voix.

 

-         Oh, désolée, je ne voulais pas vous effrayer.

-         Ce… ce n’est pas grave.

-         Vous aviez l’air perdue dans vos pensées.

-         Trois fois rien, Franzseska.

 

Franzseska Gottlieb était la mère de Jochen et Marjan. Veuve de Wilhelm Gottlieb, un petit seigneur du Middenland égorgé par un Skaven Sauvage – elle ne l’avait jamais su, mais le couteau avait été tenu par Klur, l’un des frères de Psody, qu’elle avait failli abattre – cette Humaine présentait les mêmes traits caractéristiques que sa fille, en plus accentués. Elle était très grande, bâtie solidement, avec des yeux étincelant d’un bleu de saphir froid à geler des flammes, et une longue crinière d’or.

 

Cette imposante Humaine était d’une personnalité particulièrement forte, et savait se faire respecter aussi bien qu’un chef de guerre. Le Prince Ludwig le Premier avait fait d’elle son intendante. En tant qu’ancienne épouse de seigneur, elle avait toutes les qualités pour l’assister dans son règne. Le Prince n’avait pas négligé sa fille adoptive pour autant, et Heike avait elle-même son lot de responsabilités dans la hiérarchie princière. En vérité, les deux femmes s’assistaient régulièrement l’une l’autre.

 

Le caractère de Dame Franzseska avait bien changé depuis la mort de son mari. Au début, comme une très grande majorité d’Humains, elle tolérait les représentants des trois peuples amis, et ne cachait pas son mépris à l’égard des autres races. Quand elle avait rencontré Psody pour la première fois, quelques mois avant l’assassinat de son époux, elle s’était fermement positionnée dans le camp de ceux qui avaient voulu l’exécuter. Mais au contact d’Heike, rencontrée dans une cage où elle avait été enfermée avec ses enfants par le Prophète Gris Vellux, elle avait compris que les enfants du Rat Cornu pouvaient être Humains aussi.

 

C’est ainsi que Franzseska et Heike étaient devenues de très bonnes amies. Comme Magdalena, l’intendante avait par ailleurs aidé la jeune femme-rate dans son rôle de mère lorsque celle-ci eut son premier enfant, ainsi que les deux suivants. Depuis leur installation à Vereinbarung, aucun secret ne s’était dressé entre elles. Et Franzseska n’eut aucun mal à voir l’état émotionnel de son amie Skaven.

 

-         Mais… ça ne va pas ? Vous pleurez ?

 

Heike passa les doigts sur le duvet qui recouvrait sa joue, et sentit la gêne lui monter au visage.

 

-         C’est… c’est bien fini ?

-         Quoi donc ? Ah, vous voulez parler des Récoltes ?

-         Psody m’a dit qu’il ne partirait plus. Je ne l’ai pas rêvé ?

-         Jochen et Marjan m’ont assuré la même chose, tout comme Romulus. Il y a assez de ratons, maintenant. Je vous assure que les paroles de Psody étaient on ne peut plus réelles.

 

Heike embrassa l’Humaine.

 

-         C’est vraiment fini. Il était temps ! Je n’en peux plus !

-         Vous avez tenu bon, et maintenant, nous n’avons plus de raison de nous inquiéter.

 

La Skaven essuya ses yeux.

 

-         Vous savez ce que j’ai pu ressentir. Vos enfants aussi ont risqué leur vie.

-         Et je suis doublement contente de les revoir, maintenant que je sais qu’ils ne prendront plus de risques. Nous n’avons plus aucune raison de pleurer, désormais.

 

Elle fit un petit signe du menton, avec un sourire.

 

-         Tenez ! Voilà votre homme !

 

Le petit homme-rat cornu approchait du banc.

 

-         Dame Franzseska ! Vous allez l’air en pleine forme-forme !

-         Vous aussi, compte tenu de votre dernière escapade !

-         Oh, c’était facile ! Grâce à vos enfants et aux armes de Gab !

 

Le sourire de Dame Franzseska s’estompa. Elle ne put empêcher un ton de reproche d’alourdir sa voix.

 

-         Ce n’était pas facile pour nous, vous savez.

-         C’est ce que j’ai cru comprendre, ma Dame. Mais je te promets qu’on va tout faire pour rattraper le temps perdu, s’empressa-t-il d’ajouter à l’attention de sa compagne. On va passer plus de temps tous ensemble. D’ailleurs, j’ai bien envie de permettre à Teresa de se joindre à nous !

 

La jeune femme-rate eut une petite hésitation.

 

-         Hum… et pourquoi pas ? Elle aussi se languissait de ton absence. Et toute activité qui lui stimulera le cerveau lui sera bénéfique

-         Sans doute, mais pourquoi vouloir absolument vous occuper de Teresa en particulier ? Toujours ce sentiment de responsabilité coupable à son égard ?

 

Franzseska connaissait la nature de la relation entre le Skaven Blanc et la jeune infirme. Habitué à sa franchise, Psody ne réagit pas à cette question.

 

-         Par la barbe d’Ulric, il faudrait aller de l’avant, Psody ! Ce qui est arrivé à cette fille n’est pas votre faute ! Vous ne pouviez pas l’emmener avec vous quand vous avez fui votre terrier, c’est un fait ! Vous n’auriez pas été capable de vous en occuper, de toute façon !

-         J’essaie de m’en convaincre, mais j’ai toujours le sentiment de ne pas avoir su la sauver quand il en était temps. Si nous étions intervenus plus tôt, Teresa n’aurait pas subi un tel… traitement.

-         C’est vrai, mais c’était la première fois que Kit et Siggy participaient à l’attaque d’une colonie, rappela Heike. Il fallait bien s’y préparer, sans précipitation. Et puis, les femmes s’occupent bien d’elle, aussi.

-         Votre fille Bianka, notamment, fait preuve de beaucoup de patience, Maître Mage. Cette expérience l’entraînera pour quand elle aura ses propres enfants. Je suis sûre qu’avec de l’attention et de l’amour, Teresa finira par progresser. On ne peut pas tous les sauver, vous le dites régulièrement. Mais au fond de moi, je sens qu’on peut la sauver, elle.

-         Puisse votre Shallya vous donner raison-raison, Dame Franzseska.

 

*

 

Pendant ce temps-là, Kristofferson et Sigmund s’étaient reposés, lavés, et habillés avec des vêtements frais, avant de retrouver leur cadette, à l’étude du temple de Verena, accompagnés par Isolde, qui avait voulu faire le chemin avec eux. Bianka accueillit avec la même joie soulagée que sa mère ses deux grands frères. Elle serra plus longuement dans ses bras le grand Skaven Noir. En effet, de par leur gémellité, un lien spécial unissait les deux enfants du Maître Mage. Contrairement à n’importe quelle autre personne du Royaume des Rats, Bianka pouvait tout dire sur n’importe quel ton au Skaven Noir sans la moindre gêne, et sans risquer quoi que ce soit de sa part.

 

-         Alors, grand nigaud, fini de jouer aux héros ! Ce sera bien la dernière Récolte !

-         Yep ! Plus la peine de t’inquiéter, sœurette. Mais je sens que l’action me manque déjà. Je repartirai demain.

-         Tu te fiches de moi ? glapit la Skaven, d’un ton mi amusé, mi sérieux.

 

Sigmund ne répondit pas. Bianka jeta un regard interrogateur vers Kristofferson, qui resta muet, puis vers Isolde. La petite fille tordait la bouche en une moue crispée pour se retenir de rire. Bianka releva les yeux vers Sigmund. Il paraissait de marbre, mais sa sœur vit qu’il se mordait les lèvres.

 

-         J’en étais sûre ! s’exclama Bianka en claquant la nuque de Sigmund. Crétin !

 

Le Skaven Noir répondit par un grand éclat de rire, aussitôt imité par Isolde. Kristofferson prit un air faussement navré.

 

-         Bon, vous avez fini ? Père et Mère vont nous attendre pour le dîner.

-         Allons-y !

 

Bianka rangea rapidement les quelques livres posés sur son bureau, rajusta un peu ses vêtements, et tous les quatre quittèrent la salle de travail. Sigmund fit monter la petite Isolde sur ses épaules. Chemin faisant, ils continuèrent la conversation. La chercheuse marmonna :

 

-         Je n’y ai pas cru une seule seconde, Sigmund.

-         De quoi ?

-         Tu pensais vraiment que ça marcherait ? Arrête ton char ! Chaque fois que vous partiez en vadrouille dans l’Empire, tu faisais une tronche longue de trente pieds ! Alors jamais tu n’aurais été pressé de repartir, à moins d’avoir pris un coup sur le crâne, ce qui n’a pas l’air d’être arrivé.

-         C’est vrai, c’est vrai, sœurette. J’ai pas d’excuse.

-         Donc, tu devrais être content d’être rentré, et de ne plus partir.

-         C’est le cas.

 

Bianka pressa le pas pour se mettre à la hauteur du grand Skaven Noir.

 

-         Pourtant, tu n’as pas la tête de quelqu’un heureux et soulagé ! On dirait que tu as avalé un pâté entier de vomi de Gobelin !

 

Isolde éclata derechef de rire en visualisant l’image. Elle fut bien la seule.

 

-         J’ai l’impression de ne pas avoir été jusqu’au bout, sœurette.

-         Comment ça ? On a récolté assez de ratons, non ? Tous les parents demandeurs sont satisfaits, et les enfants « en trop » seront confiés aux Shalléens. Tout le monde est content !

-         Je pense aux mères… les vraies mères.

 

Kristofferson prit la parole.

 

-         Sigmund, tu sais que c’est ainsi que les choses se passent, et qu’on ne peut pas faire autrement. Et puis, n’oublie pas qu’on a quand même pu sauver une fille ou deux de temps en temps.

-         Quand je pense aux malheureuses prisonnières qu’on a dû laisser sur place, ça me fiche le bourdon.

-         Pourquoi ne pas sauver toutes les filles ? demanda la petite dernière.

 

Le grand Skaven Noir soupira.

 

-         J’aimerais, Isolde, mais ce n’est pas possible. Nous n’avons pu embarquer que les plus jeunes. D’abord parce que les pondeuses sont énormes, et pèsent plusieurs centaines de livres. Cinq cents, six cents, des fois plus. En évacuer une au nez et à la barbe des Skavens pour la transporter jusqu’ici serait très difficile et dangereux. On a même vu des terriers où les femelles avaient été mises dans des caves aux issues juste assez grandes pour laisser passer des ranuques pas très grands. C’est Nedland qui a pu les trouver, vu sa petite taille de Halfling. Elles avaient donc été mises là, puis engraissées et traitées à la malepierre, et étaient devenues bien trop grosses pour en sortir ! Si le terrier s’écroulait, elles étaient condamnées à être enterrées vivantes !

-         C’est affreux, murmura Isolde.

-         C’est idiot, surtout ! s’exclama Bianka. Comment peuvent-ils espérer avoir une descendance digne de ce nom si les mâles les plus forts et les plus endurants ne peuvent pas rejoindre les pondeuses et s’accoupler avec ? Sauf s’ils ont trouvé un moyen de les féconder en leur implantant la semence de manière artificielle, bien sûr. Enfin, je préfère ne pas imaginer les méthodes d’extraction, ni d’insémination.

 

Un court silence gêné suivit cette déclaration. Bianka ne mâchait pas ses mots, et utilisait parfois des expressions très imagées sans prendre garde aux jeunes oreilles comme celles de sa petite sœur. La grille d’entrée de la demeure familiale était maintenant en vue. Kristofferson reprit :

 

-         De toute façon, ça n’aurait pas changé grand-chose. Les Skavens Sauvages n’hésitent pas à abandonner leurs femmes derrière eux s’ils sont contraints de fuir, et même sans être attachées, les pondeuses ne sont pas capables d’aller bien loin toutes seules.

-         Et puis, il y a un autre problème, renchérit Sigmund. Même si nous parvenions à en amener une ici… qu’est-ce qu’on en ferait ? À une telle dose, la malepierre a des effets irréversibles ! Ces pauvres filles ont le cerveau en compote, en plus d’être complètement amorphes. T’as vu Teresa ? C’est que la première phase ! Celles qu’on a vues étaient bien plus gagas que ça ! Seuls des miracles qui seraient des interventions directes de Shallya y changeraient quelque chose. Mais nous, on ne pourrait absolument pas les soigner, à un tel stade.

-         Oui, mais au moins, elles seraient libres.

 

Alors qu’ils traversaient le parc, ils virent leur mère qui les attendait aux abords de la grille d’entrée.

 

-         Il n’est pas dit qu’elles arrêteraient de souffrir parmi nous vu comment leur organisme est complètement sens dessus dessous, expliqua Bianka. Leurs os et leurs organes sont broyés sous le poids de leur graisse, leurs boyaux font des nœuds, leurs poumons sont complètement ratatinés, et seule la malepierre les empêche de ressentir la douleur !

-         De quoi parlez-vous donc ? demanda la mère Skaven, interloquée.

 

Bianka se racla la gorge.

 

-         Nous parlions des reproductrices dans les terriers. J’expliquais qu’il n’était malheureusement pas encore possible de les soigner complètement.

-         La seule façon de mettre fin à leur calvaire serait de les achever, mais je n’ose pas, reprit le Skaven brun avec amertume. Aussi affaiblies et impotentes soient-elles, ce sont des êtres vivants innocents, et je ne suis pas un assassin.

-         Et c’est ce qui fait la différence entre eux et nous, vous ne devez jamais l’oublier, mes enfants ! déclara Heike d’un ton péremptoire. Bon, il se fait tard, nous allons bientôt souper. Ce sera l’occasion de célébrer votre retour ! Votre grand-père a tout prévu.

 

*

 

Pour cette soirée de réjouissances, le Prince avait fait organiser une fête à laquelle avaient été conviés tous les Récolteurs et leurs familles. Tous ceux qui avaient participé intensivement ou épisodiquement à la grande opération de population du Royaume des Rats allaient donc être remerciés comme ils le méritaient.

 

Plusieurs grandes tables avaient été dressées dans le jardin même de la propriété des Steiner. Le cuisinier avait dû demander l’attribution d’une demi-douzaine de commis pour l’aider à préparer le banquet. Le repas fut copieux à souhait : viande de bœuf rôtie, volailles, charcuterie et légumes de saison régalèrent les invités. La bière et le vin coulèrent à plusieurs reprises dans les chopes, et l’on ne cessa d’honorer le nom du monarque Ludwig le Premier.

 

Quelques estomacs durent faire une pause quand on amena les plateaux de fromages, tous plus gouteux les uns que les autres. Enfin, les desserts furent servis. Hommes et hommes-rats dégustèrent des pâtisseries raffinées, du genre qu’on avait l’occasion d’apprécier rarement plus d’une fois par décennie. De nombreux invités découvrirent des sensations nouvelles en goûtant des sucreries pour la première fois.

 

Pendant le souper, une estrade complexe, faite de bois sculpté et munie de rideaux de velours, avait été construite par les serviteurs du Prince. Et lorsque les premières étoiles commencèrent à scintiller dans les cieux nocturnes, une jeune fille alluma, une à une, de petites bougies alignées au bord de la scène amovible. Un roulement de tambour résonna, captant aussitôt l’attention de tous les invités. Les rideaux, cependant, restèrent fermés malgré le coup de cymbale de cuivre.

 

Il y eut un silence surpris dans l’assistance. Silence rompu par une voix claire qui éclata au milieu des convives.

 

« On dit bien souvent que la vie est une danse sans fin. Une comédie jouée du berceau à la tombe, une immense farce qui ne cesserait de nous faire rire. Si tel était le cas, alors je me réjouirais, car cela signifierait sans l’ombre d’un doute que je serais condamné à m’amuser, à rire de tout avec tout le monde. Je serais enchaîné à l’amusement. Je serais prisonnier de la joie et la bonne humeur. Peut-on imaginer meilleure cage ? »

 

La voix claire appartenait à un curieux individu grand et fin. Debout entre Nedland et Jochen, il s’était glissé sans bruit entre les deux hommes, profitant du roulement de tambour, ménageant ainsi son entrée et le début du spectacle. Il portait un costume bariolé, décoré de carreaux de toutes les couleurs, et un chapeau mou à plume. Son visage était couvert d’un masque blanc paré de soie, pourvu d’un long nez droit, et deux petits disques de verre fumé cachaient ses yeux.

 

Heike sentit son cœur battre à tout rompre alors qu’elle reconnut le personnage. Sans avoir besoin de connaître son visage. Cette voix, cette prestance, ce physique si particulier, autant de traits qui, une fois réunis, ne pouvaient définir qu’une seule personne.

 

Yavandir !

 

Yavandir Pâlerameau était un Elfe. Il ne correspondait pas tellement à l’idée générale que les Humains se faisaient de ce peuple. Loin des tribus habitant les forêts du Vieux Monde, cet excentrique avait passé toute sa vie dans les villes. La Skaven ne connaissait rien de sa jeunesse, encore moins de sa famille. Ses belles manières et son phrasé laissaient néanmoins présager une éducation soignée dans un milieu aisé. Elle soupçonnait, avec la touche de romantisme qui la caractérisait, qu’il fût l’enfant bâtard d’un prince-marchand d’Ulthuan installé dans le Vieux Monde. Ou bien était-il issu d’une riche famille dont il s’était volontairement affranchi pour vivre une vie de bateleur insouciant ? À moins qu’il ne fût l’espoir déçu d’une lignée acculée à la ruine ? La réponse était peut-être sous son masque. Jamais elle n’avait pu voir à quoi ressemblait vraiment l’artiste. Celui-ci prenait toujours soin de dissimuler son visage d’une manière plus ou moins élaborée. Présentement, le masque qu’il portait couvrait intégralement sa tête. De petits trous pratiqués au niveau de la bouche laissaient passer son timbre clair et enjoué.

 

Le mystère restait entier pour tout le monde, en particulier la jeune femme-rate. Pourquoi un tel secret ? Avait-il été horriblement défiguré par accident ou par torture ? Était-il né repoussant ? Ou au contraire, avait-il le visage d’un ange ? Peut-être était-il le sosie de quelqu’un d’important ? Ce visage voué à ne jamais se révéler au grand jour était-il la clef d’une incroyable énigme ?

 

Yavandir Pâlerameau n’avait pas seulement un visage mystérieux et une voix remarquable ; des dizaines d’années d’entraînement avaient fait de lui un contorsionniste chevronné, capable de bondir comme un félin sur de longues distances, et d’une manière générale, il se mouvait toujours avec grâce et légèreté.

 

En un instant, il fut debout sur la table. Il sauta d’un pied sur l’autre en se dirigeant vers la scène, et s’arrêta à mi-chemin, pour se pencher vers la foule. Il reprit sa tirade d’un ton grandiloquent, la main levée vers les étoiles.

 

« Certes, la vie a toujours ses moments pénibles, et moi-même, il m’est arrivé de souhaiter la voir finir. Certes, les enchantements d’hier cèdent trop souvent leur place aux désillusions d’aujourd’hui, et se concluent par les chagrins de demain. Mais la somme de tous ces pleurs est bien loin d’égaler la valeur du plaisir intense que j’éprouvai en vivant, notamment lors de cette étrange journée dont je vais à présent vous entretenir. »

 

Une nouvelle fois, l’artiste évolua jusqu’à l’estrade. Il était tellement agile qu’il se permet d’exécuter quelques pirouettes sans toucher le moindre couvert, ni heurter un convive. Quand il fut debout sur les planches, les rideaux s’ouvrirent sur un décor. D’autres comédiens étaient en place, et le spectacle commença.

 

Ce fut un moment intense, merveilleux, enchanteur, qui dura une heure et demie. La pièce était la dernière comédie dramatique du célèbre auteur impérial Detlef Sierck. Le Prince savait bien que sa fille raffolait des œuvres de ce dramaturge, aussi avait-il embauché l’Elfe, qui à son tour avait rassemblé une troupe, pour interpréter ce spectacle.

 

Comme la plupart des œuvres de Sierck, l’histoire mêlait tragédies familiales, suspense, romantisme, action, pour finalement se conclure en un heureux dénouement, et les artistes firent preuve d’un talent tel que les personnes les plus sensibles pleuraient encore d’émotion quand les artistes saluèrent, sous les applaudissements nourris de l’assemblée.

 

 

Peu à peu, les convives se retirèrent, certains seuls, d’autres par petits groupes. Yavandir Pâlerameau s’approcha du Prince.

 

-         Votre Altesse fut trop bonne de permettre à un vulgaire artiste de bas étage de se produire devant un aussi honorable public !

-         Allons, mon ami, pas de fausse modestie. Nous savons tous les deux que vous êtes un artiste hors pair, capable de divertir les princes ! Et vous l’avez prouvé, une fois de plus.

 

Steiner donna au bateleur une grande bourse, lourde de couronnes d’or.

 

-         Tenez, c’est à la hauteur de nos appréciations.

 

Yavandir soupesa le sac de toile. Il n’eut aucun mal à comprendre qu’il contenait au moins cinq fois la rémunération initialement convenue. Il fit la révérence.

 

-         Je répandrai le mot comme quoi le Prince Steiner fait honneur à son titre.

-         Votre talent sera toujours le bienvenu ici, Pâlerameau. Revenez quand vous le désirez.

 

L’Elfe voulut prendre congé à sa façon. Il sortit un sifflet de sa poche, grimpa sur l’un des lampadaires, et souffla dedans de toutes ses forces.

 

-         Mesdames, mesdemoiselles, messieurs ! Sous les applaudissements, il est temps de lever le camp !

 

Aussitôt, les autres comédiens et musiciens de la troupe se rassemblèrent au pied du lampadaire en courant. Yavandir se laissa tomber en arrière, les bras en croix, et ses compères le rattrapèrent. Ils l’emmenèrent vers la sortie, en chantant un court refrain.

 

De l’Empire au Nippon,

Nous chantons, nous rions !

De l’Arabie à la Norsca,

Nous vous saluons bien bas !

 

Et la petite bande disparut bientôt des regards.

 

 

Une fois près de l’entrée du domaine, Yavandir remit pied à terre.

 

-         Bon, une bonne chose de faite. Allez, on repart demain matin à la première heure. Vous me retrouverez sur la place du marché.

 

Les artistes se séparèrent sur ces mots. Alors que l’Elfe allait repartir vers l’auberge voisine où Steiner lui avait réservé une chambre, il entendit la voix claire d’Heike le rappeler.

 

-         Yavandir, attendez !

 

Le bateleur pivota sur ses talons.

 

-         Eh bien, petite souris, pas encore couchée ?

-         Je voulais vous dire au revoir.

 

L’Elfe approcha. Heike vit qu’il portait maintenant un masque simple, qui ne cachait que la moitié supérieure de son visage. La jeune femme-rate put distinguer dans la semi-obscurité de la nuit l’éclat étincelant de son sourire.

 

-         Ce sera toujours un plaisir de te voir, Heike. Je m’en vais demain, mais je repasserai un de ces jours.

-         Vous partez en tournée ?

-         Oui, ma réputation est finalement parvenue aux oreilles des princes des alentours. Ils veulent découvrir le spectacle. Mais je te garantis que tu as été la première à voir notre version de cette pièce. Et comme elle n’a pas encore été jouée hors de l’Empire, à ma connaissance, vous avez été les premiers à la découvrir dans cette partie du monde !

-         Cela faisait bien longtemps qu’on n’avait pas fait la fête comme ça, Yavandir. C’était vraiment un moment magique. Vous et vos camarades êtes des enchanteurs !

-         Cette magie n’aurait pas agi sans la participation des spectateurs. C’est ça, l’alchimie qui compose un spectacle réussi : l’ingrédient le plus important est la confiance, qui crée un échange entre les artistes qui donnent et les spectateurs qui reçoivent. Les spectateurs donnent à leur tour quand ils réagissent, et les artistes reçoivent ces réactions, qu’elles soient positives ou négatives. Et ce soir, nous n’avons perçu que de la joie et de l’émerveillement.

-         Et notre reconnaissance, Yavandir, soyez-en sûr.

 

L’artiste fit alors un geste de la main droite. Une seconde plus tard, il tenait un grand bouquet de fleurs qu’il offrit à Heike.

 

-         Reconnaissance réciproque, petite souris.

-         Yavandir, s’il vous plaît… avant de partir, pouvez-vous... pourriez-vous me dire… pourquoi ? Pourquoi vous cachez-vous derrière ces masques ?

 

Le sourire de Yavandir se plissa en une petite moue.

 

-         C’est la première fois que tu me poses cette question, Heike. Pourquoi maintenant ?

-         Parce que vous ne viendrez peut-être plus jamais ? Les Royaumes Renégats sont des terres dangereuses, il n’est pas conseillé de s’y promener sur de longues distances.

-         Tu t’en fais donc pour moi ? C’est gentil de ta part, mais inutile. J’ai passé des décennies sur les routes, j’ai l’habitude. Je reconnais que les routes des Royaumes Renégats regorgent d’aventures inédites, mais je n’ai pas de souci à me faire.

 

La jeune femme-rate poussa un petit soupir, et avoua avec un sourire désolé :

 

-         Je n’en doute pas. D’accord, vous avez raison, ce n’est pas l’inquiétude, mais… une curiosité égoïste. Vous avez une voix merveilleuse, une âme de poète prête à rire et à faire rêver, alors pourquoi dissimuler votre visage ? Je vous connais depuis longtemps, vous m’avez vue nue, vous vous êtes occupé de moi alors que je n’étais qu’une enfant terrifiée, je n’ai pas de secret pour vous. Je ne vous demande pas de me révéler toute votre vie, mais pouvez-vous au moins me montrer, une fois, tel que vous êtes ? Je vous promets que je ne ferai rien de désobligeant !

 

Yavandir eut un petit rire bienveillant.

 

-         Je n’en doute pas, petite souris. Tu as toute ma confiance. Mais mon visage est la seule chose que je ne puis montrer à personne. Je t’assure qu’il n’y a rien d’horrible à voir, ou quoi que ce soit du genre. C’est juste que cela fait tellement longtemps que je le couvre selon mon humeur qu’il traduit moins ma personnalité quand il est à découvert. C’est ainsi. Peux-tu respecter cela, à défaut de comprendre ?

-         Je crois, oui. Je suis désolée si je vous ai parue indiscrète, mais… il fallait que je demande. Je ne vous poserai plus cette question.

-         Ne t’en fais pas. Un jour, peut-être que je t’expliquerai. En attendant, vis ta vie. J’ai eu beaucoup de plaisir à retrouver ton père et ton mari.

-         J’ai beaucoup parlé de vous à nos enfants, aussi. Ils ont été enchantés de vous connaître !

-         Et moi aussi, ils étaient tous très sympathiques, tous les quatre.

 

Heike sentit son museau se froncer de perplexité.

 

-         Quatre ? Mais… ah, je vois.

-         Je te promets que je reviendrai plus tôt que tu ne penses !

 

La femme-rate embrassa une dernière fois le bateleur, puis ils se séparèrent.

 

 

Quand elle regagna la propriété, les ouvriers finissaient de démonter l’estrade. Elle chercha son compagnon du regard, et le trouva finalement.

 

-         Psody ?

-         Oui, ma chérie ?

-         Yavandir vient de me dire qu’il n’avait vu que quatre enfants. Je ne comprends pas. Où est Gabriel ?

-         Tiens, c’est vrai, je ne l’ai pas vu de la soirée ! Attends…

 

Le Skaven Blanc héla à son tour son fils cadet.

 

-         Siggy ! Où est ton petit frère-frère ?

-         Tiens, il n’était pas avec Mère ?

-         Personne ne l’a vu !

 

Le Skaven Noir vit alors sa sœur. Il l’interpella.

 

-         Bianka ! Tu sais où est Gab ?

 

Elle répondit avec un léger soupir de mépris.

 

-         Comment, vous n’êtes pas au courant ?

 

Le Skaven Blanc sentit un léger chatouillement désagréable titiller son estomac.

 

-         Au courant de quoi ? murmura-t-il.

-         Il a fait une nouvelle crise, hier soir. Et il s’est mis à concevoir une nouvelle machine. Il n’a pas quitté son laboratoire depuis. Enfin, juste un instant, le temps de prendre un quignon de pain et un bol de soupe.

 

Ce fut au tour du Maître Mage de pousser un soupir navré.

 

-         Je vais aller lui parler. Si ça se trouve, il ne s’est même pas rendu compte que nous sommes rentrés-revenus !

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