Le Royaume des Rats

Chapitre 24 : Une inquiétante découverte

6987 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 30/04/2020 18:00

-         Trouver ! Je trouverai !

 

Psody était bien décidé à compléter la formule avant la fin de la journée. Cela faisait déjà plusieurs jours qu’il travaillait avec acharnement avec Maître Brisingr Mainsûre. Sœur Judy Hoffnung s’était jointe aux deux hommes de science. Certes, elle était avant tout une prêtresse de Shallya, mais ses connaissances dans l’art des préparations – elle était l’apothicairesse attitrée du temple de Steinerburg – furent bien utiles aux deux magiciens pour interpréter la nature des ingrédients nécessaires à l’élaboration de la mixture de purification destinée au Domaine Nichetti.

 

L’incartade de Sigmund avait passablement énervé le Skaven Blanc. Aussi, avait-il redoublé d’énergie pour penser à autre chose. Heureusement, la colère n’avait pas diminué ses capacités intellectuelles. La liste des éléments se clarifiait peu à peu, ainsi que les quantités requises.

 

Un seul ingrédient échappait encore au raisonnement des trois chercheurs.

 

Un groupe de mots dont la signification n’était pas encore très claire.

 

Brisingr Mainsûre consultait l’Encyclopédie des Enfants du Rat Cornu, à l’affût du moindre indice. Tout en feuilletant, il tomba par hasard sur la reproduction d’une gravure. Elle représentait le premier Skaven Blanc connu à avoir vécu différemment.

 

-         Ah, ce cher Cuelepok ! Je me demande s’il pourrait nous aider ?

-         Il a vécu dans un endroit où il avait des plantes très exotiques à portée de main, en effet ! rappela Sœur Judy. Une chance pour lui dont nous devrons nous passer !

-         À moins que nous ne prenions le temps de faire un petit tour en Lustrie… Qu’en pensez-vous, Prospero ?

-         Vous connaissez-devinez déjà la réponse à cette question, répondit le Skaven Blanc sans lever le nez de son livre.

 

L’Elfe émit un petit gloussement, et regarda de nouveau l’image. Il sentit son nez se froncer.

 

-         Tiens ? Vous avez vu ses mains ?

 

La femme rousse et le Skaven Blanc, curieux, rejoignirent le Magister et regardèrent l’illustration à leur tour.

 

-         Il n’a que quatre doigts à chacune, observa Sœur Judy.

-         Comme moi ! constata Psody.

-         Peut-être un ancêtre à vous, en fin de compte ?

-         Non, Maître Mainsûre. Il m’a avoué qu’il ne pouvait pas avoir d’enfant-enfant. Ce n’était pas faute d’avoir essayé.

-         S’il était le seul Skaven Blanc de toute la cité de Capatec Hanahuac, je présume que sur le plan de l’aura séductrice, cette unicité lui conférait un bel avantage !

-         Nous verrons lorsque les premiers Skavens Blancs de Vereinbarung auront atteint l’âge adulte, supposa Judy.

-         Pour l’instant, il n’y en a qu’un, rappela Psody. Et je pense que sa vie risque d’être plus compliquée-compliquée qu’être un simple bourreau des cœurs. Mais ce n’est pas le sujet, nous avons une terre à purifier.

 

Les trois érudits se remirent au travail. Au bout de deux longues heures, ils avaient réussi à péniblement estimer un sens à la nature de cet ingrédient. Selon leur interprétation, il s’agissait du « vecteur de vie ». C’était par cet ingrédient que la mixture devait entrer en contact avec la surface à purifier.

 

Mais qu’est-ce que ça pouvait être ?

 

-         De l’eau, proposa Sœur Judy. L’eau, c’est la vie par excellence, et rien ne peut vivre sans eau.

-         Les démons du Chaos sont constitués d’énergie brute pour la plupart. Ils n’en ont pas besoin.

-         Maître Mainsûre, je ne considère pas les démons du Chaos comme étant des êtres vivants.

-         Pourtant, votre Ordre interdit de les tuer, sauf ceux de Nurgle. Vous les considérez donc comme des êtres vivants, puisque vous n’avez pas le droit de prendre une vie.

-         C’est une interprétation.

-         Nous n’avons pas le temps pour les interprétations, ma chère. Nous devons trouver l’ingrédient.

-         C’est ce qu’on essaie de faire depuis des jours ! Pas la peine de nous embrouiller avec vos interprétations tordues, bon sang !

-         Du sang ? Mais oui ! s’exclama Psody.

 

Le Maître Mage s’interposa entre l’homme et la femme.

 

-         C’est probablement ça ! Du sang ! C’est un ingrédient commun-courant, après tout ! Nombre de magiciens s’en servent, cela met une partie d’eux-mêmes dans la formule !

 

Mais la prêtresse ne sembla pas convaincue.

 

-         L’utilisation du sang est toujours liée à de la magie maléfique, Prospero. Or, nous devons créer un rituel de purification. Y mettre du sang pourrait y ajouter une touche corruptrice. Même s’il s’agit du sang le plus pur qu’on puisse trouver !

-         Vous avez raison, réalisa le Magister. Rappelez-vous que les sorciers de Slaanesh emploient volontiers du sang de nouveau-né.

 

Le Skaven Blanc poussa un profond soupir.

 

-         Excusez-moi, j’ai besoin de prendre l’air.

 

Il quitta la bibliothèque, sortit du manoir, et se trouva dans le parc.

 

Le temps était au beau fixe. Devoir travailler dans un espace confiné était d’autant plus pénible pour le Skaven Blanc. Les premières années de sa vie où il ne se sentait à l’aise que dans un terrier étaient bien loin, désormais. En outre, Heike lui avait transmis une partie de sa passion pour l’horticulture, et s’il n’aimait pas spécialement prendre soin des plantes et des fleurs, il était capable d’en apprécier la beauté.

 

Justement, il vit sa compagne en train de planter des tuteurs pour aider certaines pousses à grimper dans la bonne direction, sur un panneau de bois. Il s’approcha d’elle.

 

-         C’est une nouvelle variété de capucine. Je fais un petit test : si je constate qu’elles poussent bien comme ça, je demanderai à Père d’engager un jardinier, qu’il nous fasse quelques fantaisies, comme par exemple une arche devant la serre.

 

Le parc du domaine comprenait bien une serre où étaient entreposées les plantes les plus exotiques, ramenées de divers pays du monde.

 

La femme-rate vit l’expression de son conjoint qui mêlait excitation et contrariété.

 

-         Alors, du nouveau ?

-         Oui ! Nous avons presque trouvé-fini la formule ! Mais…

-         Je craignais d’entendre ce « mais ». Alors ?

-         Il manque un ingrédient.

-         Oh, dommage !

-         Tout ce que nous savons, c’est que c’est un liquide qui doit être « vecteur de vie ». Il doit provenir de la personne qui lance le rituel. Il doit représenter-incarner le nourrissage et la fertilité. On a pensé à l’eau, mais ce n’est pas assez personnel. Le sang serait trop sale-corrupteur.

 

Le Skaven Blanc vit alors une expression malicieuse se dessiner sur le visage d’Heike.

 

-         Vous, les hommes ! Heureusement que les femmes sont là pour tout vous expliquer !

-         « Expliquer » ? Sœur Judy n’a pas trouvé plus que nous deux !

-         Cela me surprend de sa part. Pour moi, la réponse est évidente, Psody !

-         Alors… à quoi penses-tu ?

 

La femme-rate laissa planer un petit silence pour entretenir l’effet de surprise.

 

-         Au lait maternel !

-         Hein ?

-         C’est évident ! Ce « vecteur de vie », c’est le lait maternel ! Qu’est-ce qui est plus nourricier ? C’est un fluide du corps qui porte la vie elle-même !

-         Oui… Mais oui, tu as raison ! Quel imbécile je fais ! Mais… il faudrait que… moi ?

 

En voyant la mine déconfite de son compagnon, Heike pouffa nerveusement de rire.

 

-         C’est sûr, tu risques d’avoir du mal à en produire !

-         Ah, ce n’est pas drôle-drôle ! C’est tout un champ infecté qui est en jeu !

-         Oui, c’est vrai, tu as raison, excuse-moi.

 

La jeune femme-rate sentit son sourire tomber au sol quand elle réalisa quelque chose.

 

-         Je… j’espère que tu ne vas pas me demander de fournir cet ingrédient ?

-         Non, ça ne marcherait pas, de toute façon. Il faut que ça vienne de l’auteur du rituel !

-         Alors, que faire ? Demander à une femme Mage de l’Empire, si possible jeune mère ?

 

Le Skaven blanc grommela.

 

-         Non seulement ce serait très gênant-osé, mais en plus, même s’il y avait une candidate, ça prendrait trop de temps pour la trouver, la contacter et la faire venir. On a déjà perdu des jours pour ces recherches !

-         Il doit bien y avoir une solution si…

-         Le ritualiste est un garçon-homme.

 

Les deux Skavens réfléchirent encore, et comprirent simultanément quelle était la nature de l’ingrédient requis. Ils se regardèrent, et si Heike était plutôt troublée, Psody était carrément sans voix. Au bout d’une longue minute de silence gêné, la femme-rate murmura :

 

-         Psody, pourquoi veux-tu accomplir ce rituel ?

-         Pour enrayer cette pourriture et avoir de bons rapports avec nos voisins, qui pourraient devenir des amis-alliés.

-         Parfait. C’est donc par devoir que tu le fais.

-         Oui, mon amour.

 

Enfin, le visage délicat de la jeune Skaven se détendit.

 

-         Dans ce cas-là, vas-y, tu n’as aucune honte à éprouver. Je comprends.

 

Le Mage de Jade poussa un soupir de soulagement.

 

-         J’ai vraiment de la chance-chance d’avoir une femme aussi intelligente-compréhensive.

 

La jeune femme se mordit la lèvre.

 

-         Tu crois que… tu réussiras à en produire… suffisamment ?

 

Son compagnon répondit avec un pauvre sourire :

 

-         Au moins un avantage, la quantité-quantité nécessaire est très petite. Je comprends pourquoi, maintenant ! T’imagines si ç’avait été un litre ?

 

*

 

Le souper se concluait quand le Maître Mage annonça :

 

-         Père, mes enfants, j’ai une très bonne nouvelle. Grâce aux efforts de Maître Mainsûre et Sœur Judy, mêlés à la petite étincelle de génie d’Heike, nous avons enfin réussi à composer-fabriquer l’élixir qui nous permettra de purifier la pourriture de malepierre qui souille le Domaine Nichetti.

 

Toute la table se réjouit.

 

-         Je vous félicite ! Si le rituel marche, Mainsûre aura la récompense qu’il méritera, et j’enverrai un don au temple de Shallya.

-         Quelle bonne idée, Opa ! s’écria Isolde en applaudissant.

-         Demain, je pars retrouver Maître Clarin. Le gros des ingrédients nous attendra sur place.

-         Tu crois que Clarin les trouvera facilement ?

-         Oui, Père, je n’aurai besoin de fournir-donner que quelques ingrédients très spécifiques que je pourrai transporter moi-même. La liste est déjà partie-partie, il devrait les avoir rassemblés le temps qu’on arrive.

-         « On » ? répéta Isolde. Tu pars avec quelqu’un ?

-         Oui, ma chérie.

-         Ce drôle de mage flamboyant, je suppose ? suggéra Bianka.

-         Tu supposes mal, Bianka. Maître Mainsûre va repartir pour Altdorf faire son rapport, je n’aurai pas besoin-besoin de lui. C’est ton frère qui m’accompagnera. Non, Gabriel, pas toi ! Pas besoin de te cacher sous la table !

-         Tu vas donc emmener Sigmund ?

-         Oui, père. Il… nous rejoint demain matin, il passera prendre quelques affaires, et nous partirons dans la foulée-foulée. Nous ne serons absents que le temps de faire l’aller-retour. Bon, je vais me coucher, j’ai un long chemin qui m’attend.

 

 

Un petit quart d’heure plus tard, Bianka emmenait Isolde dans sa chambre. Pendant qu’elle se changeait, la petite s’inquiéta.

 

-         Là où vont Père et Sigmund, ce n’est pas dangereux ?

-         Pas du tout, Soso. Les Skavens Sauvages se sont enfuis, la pourriture n’a pas progressé, et de toute façon, ils vont tout nettoyer grâce à la magie de Jade.

-         J’aimerais tellement que Siggy vienne me voir avant de partir !

-         Ne t’en fais pas, il le fera ! Il doit aussi prendre des vêtements propres pour le voyage, il passera forcément à la maison ! Tu sais qu’il t’aime beaucoup, il ne partira pas sans te voir.

-         S’il le faut, j’attendrai toute la journée devant la porte !

-         Si ça t’amuse… allez, au lit !

 

La petite fille sauta sur le matelas et se glissa sous la couverture. Cette fois, ce fut Bianka qui continua le conte à l’attention de sa sœur. Une fois le chapitre terminé, elle posa le livre, et déposa une petite bise sur le front de l’enfant.

 

-         Allez, fais de beaux…

 

Une brutale et très désagréable sensation de peur se contorsionna dans les boyaux de la jeune fille, telle une vipère de glace. Elle fit un violent effort pour ne rien laisser paraître. Pourtant, elle ne pouvait pas ne pas le voir. Et son esprit refusa obstinément d’accepter ce qu’elle venait de voir. Là, sur la tête du cadre, juste au-dessus de l’emplacement de l’oreiller, près d’un nœud, il y avait trois petites encoches dans le bois. Discrètes, mais trop régulières pour être là par hasard. Elles avaient été taillées à la pointe d’un couteau, ou tout autre objet tranchant.

 

Elle se redressa, sortit de la chambre de la manière la plus naturelle possible, ferma doucement la porte, avant de s’écrouler sur le plancher. Des larmes de panique perlèrent à ses yeux.

 

Je dois faire quelque chose… je DOIS faire quelque chose d’intelligent !

 

Mais que faire ? En parler à son père ? Qu’allait-il faire ? Confiner toute la famille, faire tripler la garde ? Les deux petits en seraient sûrement malades de peur, mais fallait-il pour autant prendre le risque de les voir se faire égorger par un autre Coureur d’Égout ?

 

Non, j’en parlerai à Opa Ludwig quand ils seront partis, pas la peine de lui embrouiller l’esprit alors qu’il a un rituel à accomplir !

 

Elle crut entendre alors un petit bruit derrière la porte. Elle sursauta presque. L’angoisse plus dérangeante que jamais lui coupa presque la respiration. Sa gorge sèche laissait passer péniblement un souffle rauque. Elle voulut en avoir le cœur net.

 

Prête au pire, elle baissa lentement la poignée, et entrebâilla la porte. Tout était silencieux. L’oreille de la jeune fille-rate pivota au son d’un froissement de tissu.

 

-         Qu’est-ce qu’il y a, Bianka ? demanda la petite voix d’Isolde dans la semi-obscurité de la chambre.

 

Bianka avait failli hurler. Elle marmonna avec difficulté :

 

-         Je… je vérifiais juste que ta fenêtre était bien fermée.

-         Et pourquoi ?

-         Ce… ce n’est pas encore l’été, les nuits sont fraîches.

-         C’est bon, elle l’est.

-         Oui, ma chérie, je l’ai vu. Allez, dors bien.

-         Bonne nuit, Bianka !

 

La Skaven referma la porte derrière elle, et se prit la tête à deux mains. Comment allait-elle pouvoir dormir, après ça ?

 

Une fenêtre n’arrêtera pas un assassin Eshin. Par la balance de Verena, vivement demain !

 

*

 

Un cliquetis résonna, puis la porte de la cage s’ouvrit dans un grincement.

 

-         Allez, ce fut un plaisir de vous recevoir, Monseigneur, mais les meilleures choses ont une fin.

 

Sigmund ouvrit péniblement les yeux. C’était le commandant Johannes Schmetterling en personne qui était venu le chercher.

 

-         Il est temps pour vous de regagner les bienfaits de la civilisation.

 

Le grand Skaven Noir se leva de la couchette et suivit le grand homme. Ils parcoururent les couloirs de la prison jusqu’à la porte qui menait à la cour. Le commandant l’ouvrit, mais le jeune Steiner resta immobile et silencieux.

 

Schmetterling devina ce qu’il attendait, et répondit avec agressivité :

 

-         J’ai confié votre jouet en gromril au Prince. Libre à lui de vous le rendre ou non. Moi, je m’en lave les mains.

 

Il lui montra la porte d’un signe de tête.

 

-         Rentrez chez vous. Et tâchez de ne pas recommencer, jeune homme. Votre père et votre grand-père ont déjà bien assez de problèmes comme ça sans qu’ils aient besoin d’une couche en plus.

 

Sigmund ne voulut pas prendre le risque d’être renvoyé au cachot après une réponse bien sentie. Il se contenta de soutenir le regard du commandant avant de quitter le bâtiment. Pendant qu’il traversait la cour, il pensa :

 

Je suis sûr que tu serais ravi de retirer une couche ou deux d’un grand coup de langue, eh, connard !

 

Quand il se retrouva face au portail, il sentit un petit pincement à l’estomac en voyant la petite silhouette du Skaven Blanc qui l’attendait de l’autre côté de la grille.

 

Sigmund poussa un petit soupir triste, et se décida à franchir la dizaine de yards qui le séparait du Maître Mage. Quelques secondes plus tard, ils étaient face à face.

 

Le père et le fils restèrent quelques instants immobiles, silencieux. Sigmund hésitait sur la conduite à venir, puis il perçut enfin une légère détente sur le visage du Skaven Blanc. Ce dernier fit un petit signe de tête.

 

-         Allez, on y va.

 

Et les deux hommes-rats quittèrent le périmètre de la prison.

 

Alors qu’ils arrivaient près des limites du Quartier du Marteau, Sigmund se hasarda à demander :

 

-         Ils sont toujours fâchés ?

-         Plus ou moins, oui, mais ça leur passera. Ton grand-père a eu d’autres affaires à traiter-gérer, ça lui a fait penser à autre chose. Quant à moi, j’ai enfin trouvé-complété la formule qui nous permettra de purifier le Domaine Nichetti.

-         Ah ! Super !

-         Bianka est un peu agacée, mais tu la connais. Quant à Isolde et Gabriel… on leur a dit que tu étais parti en mission.

-         Oh… merci.

-         Enfin… On n’a pas vu Gabriel de la semaine. Je suppose qu’il travaillait sur une nouvelle invention géniale-épatante. Ou en tout cas, c’est ce que je préfère me dire, c’est mieux que « il se ronge les sangs car il suppose qu’il t’est arrivé quelque chose », tu ne crois pas ?

-         Euh…

 

Le Skaven Blanc s’arrêta, et posa sa main sur le bras de son fils.

 

-         Siggy, j’aimerais bien que tu mesures pleinement-complètement les conséquences de tes bêtises.

-         Je… j’y ai réfléchi. J’ai eu le temps pour ça.

-         Pour sûr ! Et donc, ta conclusion ?

-         Ça n’en valait pas la peine.

-         Avoir massacré cette petite crapule, ça ne t’a donc pas fait plaisir ?

-         Non. Et je ne suis pas fier de moi, non plus. J’ai sali l’honneur de la famille.

 

Psody fit une moue ironique.

 

-         L’honneur de la famille, je m’en fous complètement, Siggy. Quand j’étais Skaven Sauvage, j’ai fait bien pire.

-         Tu n’es plus un Skaven Sauvage, Père. Et moi, je ne l’ai jamais été.

-         Ce que je veux dire, mon petit, c’est que ce n’est pas moi qui te ferai des reproches là-dessus.

-         C’est pourtant ce que tu as fait avant que Weller ne me foute au trou !

-         J’étais énervé, et je n’ai pas dit ce que j’avais vraiment-vraiment sur le cœur. Siggy, ce qui m’a contrarié, c’est ce que tu as fait à ta mère. Tu la couvres de honte en te comportant comme un voyou, tu lui cries dessus, et tu l’as rendue très malheureuse.

 

Le grand Skaven Noir sentit une vague d’amertume macérer dans ses boyaux.

 

-         Franchement, elle ne mérite pas ça, Sigmund. On est une famille. D’accord, cette famille n’est pas parfaite-idéale. Ça n’existe pas. Mais de ce que je connais sur les familles, on a la chance d’en être une bien au-dessus de la plupart, sur tous les points ! Toi et tes quatre frères et sœurs, vous êtes intelligents, vous êtes capables, et surtout, vous avez reçu une éducation que les Humains qualifient d’ « excellente » ! L’instruction, l’apprentissage des méthodes de communication, le rapport aux dieux, la place que vous avez dans la société, et l’importance de tout ce qui la constitue-constitue, les liens qu’il faut développer grâce au respect-amour… et ta mère est une personne exceptionnelle. Avant d’en arriver là, elle a vécu beaucoup de choses très désagréables, tu le sais. Et pourtant, ton grand-père me l’a répété de nombreuses fois, elle est la douceur même. C’est une femme comme il n’y en a peut-être qu’une dizaine par génération et par peuple. Retiens bien ceci, Siggy : quoi que tu penses-fasses, elle t’aimera toujours de manière inconditionnelle. Mais, je t’en prie, donne-lui des raisons d’être heureuse-fière de toi. C’est des sourires qui doivent scintiller sur son visage, pas des larmes. Est-ce que tu comprends ?

-         Oui, Père.

-         Bien. Sache tout de même que tu ne m’as pas complètement déçu-fâché. Au moins, tu as compris que « ça n’en valait pas la peine ».

 

Enfin, le Skaven Blanc se détendit complètement, et eut un petit sourire. Ils se remirent en route d’un bon pas.

 

-         Bon, tu vas pouvoir retrouver Okapia, elle se languissait de toi.

-         Moi aussi.

-         En fait, tu vas pouvoir profiter de sa compagnie un petit moment.

-         Ah bon ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

-         Tu vas rassembler quelques affaires et dire au revoir aux autres.

-         Quoi ? Mais pourquoi ?

-         Je t’emmène au Domaine Nichetti. J’ai envie que tu m’accompagnes, et puis ça te fera changer d’air, tu en as besoin-besoin.

 

Les deux hommes traversèrent le Quartier de la Balance.

 

-         Clarin sera avec nous, Siggy.

-         Ah. Tant mieux.

-         Je compte-compte sur toi pour faire une meilleure impression sur lui !

 

À ces mots, Sigmund ressentit un violent coup de sang au cœur. Mais il ne répondit rien. En revanche, son jeune cerveau s’enflamma.

 

Risquer ma peau pour sauver des inconnus, c’était pas suffisant pour une « bonne impression » ?

 

La colère se transforma en déception. Lui qui pensait avoir retrouvé une bonne humeur complice avec le Skaven Blanc, voilà une bonne contrariété bien cinglante pour tout faire s’effondrer ! Mais il ne voulut pas contrarier son père. Là encore, il avait compris que ça ne lui aurait fait aucun bien. D’ailleurs, la maison était en vue, il ne fallait pas se présenter devant les autres en faisant la grimace.

 

*

 

Les retrouvailles se firent sans cris ni effusion de larmes. Isolde ne cacha pas sa joie de revoir le grand Skaven Noir, comme à son habitude. Sa mère l’embrassa, tout comme son frère cadet, et son grand-père lui épargna sermon ou leçon de morale, et se contenta de lui demander ce qu’il en avait tiré ? Sigmund lui répondit à peu près la même chose qu’à son père. Satisfait, Ludwig Steiner rendit au jeune homme-rat Cœur de Licorne.

 

Une seule personne n’avait pas paru devant lui. Alors qu’il était en train de rassembler quelques vêtements dans un sac, il se demanda où pouvait bien être sa jumelle. Son visage se plissa de contrariété. Il la connaissait bien : elle était probablement encore en colère contre lui, et voulait l’éviter afin de le « priver de sa présence ». C’était quelque chose qu’elle faisait avec une méchante joie quand ils étaient petits. Elle avait rapidement compris qu’elle avait une sorte de pouvoir sur son frère.

 

Mais était-il encore bien raisonnable de se conduire ainsi à présent ?

 

Une fois ses quelques possessions rassemblées, le grand Skaven Noir salua les siens et partit aux écuries. Sur le chemin, il distingua la silhouette caractéristique de sa jument, Okapia, gentiment guidée par Magdalena, la servante Humaine du Prince, qui maintenait sa bride. Et sur la selle, ravie, se tenait Teresa. Celle-ci reconnut le jeune homme-rat, et fit de grands signes des bras pour l’appeler.

 

-         Siggy, salut ! Siggy, salut !

 

La plantureuse domestique fit progresser la monture dans la direction du Skaven Noir.

 

-         Bonjour !

-         Bonjour, Magda.

-         Alors, comment vas-tu ? Pas trop pénible, ce… voyage diplomatique ?

 

Contrairement à la jeune fille-rate simplette, Magdalena connaissait très bien la véritable nature de l’absence de Sigmund, elle avait parlé d’un ton un peu ironique. Sans perdre son calme, il répondit juste :

 

-         Très instructif.

-         Nous avons pris soin d’Okapia pendant ton absence, Teresa et moi. Tu nous excuseras, nous nous sommes permis de la promener.

-         Douce Okapia, gentille Okapia, chantonna Teresa en flattant délicatement le cou de la bête.

 

Sigmund eut un petit sourire.

 

-         Au contraire, c’est très gentil de votre part. Malheureusement, je vais devoir te demander de descendre, Teresa. J’ai besoin d’Okapia, je vais partir encore un peu avec mon père.

 

À ces mots, Teresa afficha soudain une mine très boudeuse.

 

-         Psody a dit « plus de Récoltes » ! Psody a menti ?

-         Non, Teresa, Psody n’a pas menti du tout ! On ne part pas pour une Récolte, on part aider un pays étranger à… faire un peu de ménage.

 

La jeune fille-rate plongea dans une intense réflexion muette avant de suggérer :

 

-         Grand nettoyage de printemps ?

-         Oui, c’est ça.

-         Grand nettoyage de printemps ! Grand nettoyage de printemps !

 

Enchantée, elle sauta de la selle, et se mit à danser sur l’herbe en répétant à tue-tête les mêmes mots.

 

-         Au moins, elle casse de moins en moins de choses, murmura Magdalena.

-         C’est un progrès.

-         Je t’assure, Siggy, elle a très bien traité Okapia, je m’en suis personnellement assurée.

-         Je te crois, Magda. Je le vois bien, elle m’a l’air en forme ! Je vous remercie.

 

Magdalena lui passa les rênes, mais avant de rejoindre Teresa, elle dit encore :

 

-         Bianka est dans la maisonnette de Teresa, elle profite de notre promenade pour faire un peu de ménage.

-         Ah ! Bon, je vais pouvoir la saluer !

 

Et il se dirigea posément vers la petite maison où logeaient Teresa et ses gardiennes.

 

 

Effectivement, il vit sa sœur à travers l’encadrement de la porte. Il attacha les rênes d’Okapia à un arbre, et entra.

 

Quand elle le vit, Bianka n’attendit pas une seconde pour se jeter à son cou.

 

-         Siggy ! Enfin, te voilà !

-         Mais… tu n’es pas fâchée ?

-         Un peu, mais je suis trop contente de te voir pour te moraliser ! Et puis, je suis sûre que tu as eu ton compte.

-         On peut dire, oui.

 

Ils restèrent dans les bras l’un l’autre quelques longs instants. Quelque chose finit par perturber Sigmund.

 

-         Hé, Bianka… Y a un problème ?

-         De quoi ?

 

Sigmund regarda attentivement sa sœur.

 

-         Je sens une odeur désagréable… c’est l’odeur de la peur. Bianka, tu as peur de quelque chose ?

 

La jeune fille croisa les bras.

 

-         J’aurai vraiment du mal à te cacher quelque chose, Siggy !

-         Qu’est-ce qui s’est passé ?

-         Rien pour l’instant, mais…

-         Quoi ?

 

Bianka se mordit la lèvre. Fallait-il tout déballer, au risque de voir Sigmund perturber leur père en y faisant allusion pendant leur absence ? Elle préféra jouer le jeu de la prudence.

 

-         Voilà, je pense qu’il faudrait faire attention… Tu te souviens de ce qu’Opa disait, au sujet de cette histoire de « traître » ?

-         Oui, et alors ? On l’a trouvé ?

-         Pas encore, mais il est possible que ce traître se manifeste de nouveau. Hier, j’ai… repéré un petit quelque chose de louche.

-         Quoi, quoi ? demanda le grand Skaven Noir, brusquement inquiet.

-         Sans doute rien, Siggy. Je peux me tromper, je ne vais pas me mettre à émettre de fausses hypothèses. C’est juste que… garde bien les yeux et les oreilles grands ouverts.

-         Tu crois qu’il va y avoir une nouvelle tentative de meurtre ?

-         Je n’en sais rien, mais dans le doute, surveille bien Père. Mais ne lui dis rien !

-         Pourquoi donc ?

-         Parce qu’il ne doit pas avoir l’esprit perturbé par ces choses alors qu’il s’apprête à accomplir un important rituel de purification pour le Prince Calderon. Je n’ai rien raconté à personne de mon côté, mais j’en parlerai à Opa quand vous serez partis, il saura quoi faire. Toi, je te demande de bien faire attention à ce que rien n’arrive à Père.

-         Tu peux compter sur moi.

-         Je le sais. Mais surtout…

 

Elle embrassa le grand Skaven Noir.

 

-         Fais attention à toi !

-         Seulement si toi, tu fais attention à toi.

-         Je ferai attention à moi, mais j’espère que toi, tu feras attention à toi, comme moi je fais aussi bien attention à moi !

-         Ne t’en fais pas pour moi, je ferai attention à moi, mais prends garde plutôt à toi, car pour toi, la personne la plus importante, ça reste toi !

-         C’est vrai, il faut bien que moi, je suis encore là pour veiller sur toi !

-         C’est plutôt à moi de dire ça à toi, tu ne crois pas ?

-         Toi, tu crois que moi, je ne suis pas capable de m’occuper de moi ? Toi, tu me connais mal ! Honte sur toi !

 

Les deux jumeaux adoraient se lancer dans ce genre d’échange de phrases, jusqu’à savoir lequel des deux aurait le dernier mot. Sigmund capitula et quitta l’unique pièce de la maison. Bien décidé à obéir à sa sœur, il récupéra sa jument et reprit son chemin vers la grille d’entrée.


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