Le Royaume des Rats

Chapitre 107 : De belles surprises

7667 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/07/2025 18:49

-         Encore un peu de patience, votre Majesté, j’ai presque terminé.

-         Je vous en prie, Maître Eriksson, prenez tout votre temps.

 

Baleog Eriksson était un artisan Nain venu de la capitale de l’Empire, où il tenait son commerce. Il était spécialisé dans la fabrication et la vente de prothèses. L’entourage de l’Empereur Karl Franz bénéficiait du savoir-faire de cet expert. Présentement, il finissait d’installer sur le moignon du bras gauche du Prince Steiner un épais bracelet pourvu d’une main artificielle. Maître Eriksson serra quelques boulons, et quitta sa chaise.

 

-         Et voilà ! Maintenant, vous allez tester vos nouvelles possibilités.

 

L’artisan expliqua le fonctionnement de la prothèse au Prince. Au bout de quelques minutes, ce dernier avait tout compris et intégré. Il se plaça au centre du cabinet de travail, s’empara d’une épée posée sur un présentoir au mur, la tendit à l’horizontale la pointe tournée vers le côté, et fit tournoyer son bras de plus en plus vite tel un moulin en pleine tempête, déchaînant un courant d’air qui fit valser les papiers sur son bureau.

 

-         Ha ha ! J’ai toujours eu envie de faire ça !

 

Il arrêta le mouvement, et reposa l’arme, pendant que le Nain recoiffa sa barbe du bout des doigts.

 

-         Tâchez de ne pas renouveler ce geste trop souvent, votre Altesse. Cette mécanique est construite pour durer, mais une utilisation déraisonnable peut la fragiliser.

-         J’en prends bonne note, Maître Eriksson.

-         Je me permets de vous recommander de la faire huiler régulièrement, et de la confier à un artisan pour qu’il vous nettoie les rouages tous les trois mois.

 

Fort de ces recommandations, le Prince sortit d’un tiroir de son bureau une bourse pleine de pièces d’or.

 

-         Voilà votre paiement avec mes remerciements, Maître Eriksson. Vous pouvez recompter.

-         Oh, votre Majesté, c’est inutile. Dans quel monde on vivrait si on ne pouvait plus faire confiance à un honorable souverain ?

-         Je suppose que vous allez bientôt repartir ?

-         Dès ce soir, Prince Steiner, mon travail ici est terminé.

-         Comptez-vous passer par Karak Helliglys ?

-         Oui, je profiterai du trajet pour faire un détour et voir à quoi ça ressemble. S’il y a bien des tunnels qui mènent jusqu’au Royaume des Nains, au milieu d’une citadelle à reconstruire, j’aurais peut-être plus de possibilités de faire des affaires ?

-         C’est tout le mal que je vous souhaite, Maître Eriksson. Bon retour chez vous.

 

L’artisan s’inclina, et quitta le cabinet de travail. Le Prince contempla encore sa nouvelle main gauche avec un petit rire de satisfaction. Il entendit frapper à la porte.

 

-         Oui, entrez.

 

Son visage s’éclaira quand il vit Bianka.

 

-         Ah, ma chérie, tu m’as l’air en pleine forme ce matin !

-         En effet, Opa, je vais enfin pouvoir retourner au temple et me remettre au travail, je me suis bien assez reposée comme ça. Oh, vous avez une nouvelle main !

-         Oui, elle marche à merveille ! On parle de « main de fer dans un gant de velours »… Moi, je serai la main d’acier et de cuivre, mais sans gant. Ce Nain a vraiment fait des merveilles !

-         En si peu de temps, vous avez trouvé un Nain qui vous a fabriqué cette incroyable invention ?

-         C’est l’avantage d’avoir gardé de bons contacts. J’ai eu l’occasion de le rencontrer à Altdorf, à la Cour de l’Empereur. Il n’a pas eu besoin de fabriquer une prothèse sur mesure, il en avait déjà quelques-unes prêtes à l’emploi. Je lui ai acheté la meilleure, il est venu pour me la mettre, je l’ai payé et remercié, et tout va bien ! Je n’aurai donc pas l’air diminué demain pour la grande cérémonie. Oh, d’ailleurs, ça me fait penser ! J’ai un certain nombre de documents à transmettre à la Grande Prêtresse Rebmann. Voudras-tu bien avoir la gentillesse de les lui remettre ?

-         J’allais vous le proposer, Opa.

 

Le Prince sortit d’un autre tiroir de son bureau une liasse de documents. Il les rassembla dans une grande enveloppe.

 

-         Ah, voici justement une excellente occasion de te montrer quelque chose, trésor.

-         Quoi donc ?

 

Le Prince eut alors un sourire mystérieux. Il se dirigea vers un tableau qui représentait sa fille, et le décrocha précautionneusement, révélant ainsi un petit coffre-fort. Il récupéra la clef cachée dans un vase posé sur une petite commode, ouvrit le panneau blindé, et sortit du petit renforcement un écrin.

 

-         Tiens, j’aimerais avoir ton avis, Bianka. Ouvre-le.

 

La jeune fille-rate prit délicatement la petite boîte décorée et fit sauter le fermoir. Elle releva le couvercle, et ses yeux étincelèrent.

 

-         Oh, magnifique !

-         N’est-ce pas ? Il est en tous points identique à l’original.

 

Bianka remit à son grand-père l’écrin qui contenait un sceau ouvragé.

 

-         Vous en aviez prévu un de rechange ?

-         Non, c’est le genre d’objet qui doit être copié le moins possible. L’ancien a été perdu dans la bataille à la scierie, malgré de longues recherches, Nedland n’a pas pu le retrouver. Avec toutes les explosions de magie, il a dû être consumé ou finir sous une motte de terre, peu importe.

-         Comment avez-vous pu le faire reproduire à l’identique ?

-         J’ai engagé un orfèvre Halfling, certains sont habiles de leurs mains. Il a réussi à reconstruire un moule en s’aidant de différents cachets trouvés sur des documents par-ci par-là.

-         Il est très réussi.

-         Au prix qu’il m’a coûté, j’espère bien !

-         Vous ne craignez pas que quelqu’un d’autre puisse en faire une reproduction ?

-         Non, l’orfèvre a brisé le moule devant moi, son unicité est garantie !

-         Vous avez bien réussi à faire reproduire votre sceau initial ?

 

Steiner grommela.

 

-         Oui, bien sûr, je comprends ton inquiétude. Mais je te demande de considérer ceci : pour qu’un individu obtienne à son tour une copie de cette chevalière, il faudrait qu’il fasse appel à un orfèvre aussi qualifié que lui, qu’il ait les moyens de le payer, et qu’il ait suffisamment de modèles pour refaire le même dessin, avec les mêmes reliefs. Cela fait quand même beaucoup de choses pour quelque chose dont l’intérêt me semble limité.

 

D’un geste presque solennel, Steiner passa au doigt de sa main mécanique le nouveau sceau. Puis il déposa un cachet de cire sur l’enveloppe et apposa précautionneusement le sceau sur la matière chaude. Une fois le sceau froid, il le regarda attentivement.

 

-         Parfait ! On ne voit aucune différence !

 

Le grand homme donna l’enveloppe à la jeune fille-rate blonde.

 

-         Va vite au temple, je pense qu’il y a pas mal de choses qui t’attendent.

-         Sans doute une montagne, à commencer par le fonds Girotti. Enfin, c’est la vie.

-         Nous nous reverrons au souper. Bon retour chez les Verenéens !

 

La grande archiviste embrassa son grand-père et prit congé de lui.

 

*

 

Assise sur la selle de son cheval Buell, Bianka avançait au pas. L’automne n’était pas encore pleinement entamé, et la douce chaleur de l’été se faisait encore sentir. La ville était vivante, les citoyens allaient et venaient dans les rues animées. Cela faisait un petit moment qu’elle ne s’était pas plongée dans l’atmosphère d’une foule, son trajet au tribunal pour le procès de Pâlerameau avait été rapide et dépourvu de toute péripétie mémorable. Dans un premier temps, elle se félicita de voir les visages plus détendus, et les enfants marchant sans crainte aux côtés de leurs parents. Mais elle ne pouvait tout de même pas ses pensées de prendre un tournant un peu plus pessimiste. Il n’y avait qu’à voir ce qui s’était produit au sein de sa propre famille : mensonges, manipulations, menaces… le souvenir de la gifle qu’elle avait collée à son frère jumeau la cingla comme un coup de fouet.

 

Mais nous autres Steiner sommes exceptionnels ! Nous avons géré cette crise bien mieux que la plupart des familles ! Qui sait ce que ces gens-là ont pu endurer ?

 

Elle n’eut pas le moindre doute : sous ces airs joyeux et ce soulagement apparent, il y avait beaucoup de souffrance dissimulée. Une souffrance qu’il ne serait pas facile de soulager.

 

Tout en réfléchissant, elle passa devant un crieur public qui clamait :

 

-         Oyez, oyez ! Le seigneur Henri de Beyle a été rattrapé à la frontière alors qu’il tentait de fuir, seul et à pied. Il a été condamné à dix ans de prison pour complicité avec l’envahisseur Bretonnien et collaboration contre le peuple de Pourseille et ses alentours !

 

La jeune fille-rate eut un petit rictus revanchard. Sigmund lui avait parlé des malheureux villageois Skavens de Pourseille, maltraités et enfermés comme des animaux destinés à l’abattoir. De Beyle n’était qu’un gros trouillard, un misérable qui avait profité de sa situation pour se remplir les poches, avant de laisser Vaucanson s’essuyer les pieds sur son échine comme une carpette.

 

Dix ans au gnouf… Il s’en tire mieux que Bäsenhau.

 

Quand elle pensa à la triste fin de l’intendant de son grand-père, son cœur se serra. Kristofferson avait mené sa petite enquête : depuis cette horrible matinée où tous les sectaires avaient été exécutés, Walter et sa mère s’étaient enfermés dans leur maison, et n’avaient plus reparu publiquement. Bianka sentit sa mâchoire se contracter derrière ses lèvres, peinée par le tragique destin de son ami.

 

Enfin, elle arriva au temple de Verena, plus grand et plus imposant que jamais. Elle fit le tour, se dirigea vers l’écurie, et confia les rênes de Buell au frère Jacopo, le Verenéen chargé du bien-être des chevaux. Bianka fit une petite grimace en voyant l’Humain au faciès simiesque s’éloigner avec sa monture. Quelques personnes lui avaient confirmé que pour un Humain, Frère Jacopo était particulièrement laid.

 

Quand elle franchit les portes du temple, son premier soin fut de se rendre au bureau de la grande prêtresse Rebmann. Celle-ci se félicita de voir la jeune fille-rate blonde en bonne santé.

 

-         Je vous avouerai que l’atmosphère n’était pas la même sans vous, Grande Archiviste.

 

Bianka se fit ironique.

 

-         Je suppose que c’était plus détendu ?

-         Oh, pas forcément ! Bon, je mentirais si je vous disais que je n’ai pas entendu un initié ou deux remarquer votre absence de cette façon, mais contrairement à ce que vous pourriez croire, ce n’est pas ce genre de rumeur qui a le plus circulé en nos murs. L’épisode de votre soumission à l’ordalie du Glaive de Vérité a fini par être connu de tous, et j’ai davantage entendu de chuchotements admiratifs que de réjouissances dues à votre absence.

 

La grande archiviste ne retint pas un léger haussement de sourcil surpris, mais elle se reprit immédiatement. Elle tira de sa musette l’enveloppe cachetée de Steiner.

 

-         Tenez, mon grand-père le Prince avait un courrier urgent à vous remettre.

-         J’en prendrai connaissance, je lui ferai parvenir ma réponse dès que possible. En attendant, je ne vous retiendrai pas davantage, je suis sûre que vous avez hâte de retrouver votre bureau.

-         Je m’attends plutôt à trouver une montagne de papier, mais je verrai bien.

 

Bianka quitta le bureau de la grande prêtresse. Alors qu’elle se dirigeait vers son cabinet, elle se rendit compte qu’elle passait devant la porte de la salle Marston, où était entreposé le redoutable fonds Girotti. Elle se claqua le front.

 

-         J’avais oublié ça…

 

L’image des dizaines d’étuis de cuir et des boîtes pleines à craquer lui revint en tête. Elle voulut vérifier si la situation était encore plus grave que dans ses souvenirs. Elle soupira de lassitude, sortit de sa poche son trousseau de clefs, ouvrit la porte, et entra.

 

La lumière du couloir s’engouffra dans la longue salle sans fenêtre. Les yeux de Skaven de la jeune fille s’habituèrent à la pénombre presque instantanément. Elle chercha du regard le recoin de la pièce où s’amoncelaient les documents, mais s’arrêta net, brutalement saisie par un état d’hébétude inattendu.

 

Toutes les boîtes étaient alignées sur la longue table. Chaque boîte, chaque étui, portait une étiquette avec des indications codées en chiffres et en lettres. Tout était impeccablement aligné. Sur un coin de la table était posé un cahier. Bianka l’ouvrit, et constata qu’il contenait la liste du contenu de chaque boîte. Tous les documents étaient répertoriés par ordre alphabétique.

 

Incrédule, la grande archiviste ouvrit l’une des boîtes au hasard. Tous les parchemins à l’intérieur étaient soigneusement triés, et avaient été époussetés. Et quand elle vérifia le cahier, il n’y avait pas de doute à avoir : le contenu de la boîte était conforme aux indications.

 

-         Par la Balance de Verena… bredouilla-t-elle, complètement décontenancée.

 

Elle ne savait pas du tout comment le prendre. Quelqu’un s’était permis de faire un travail qui lui avait été attribué. Bien sûr, ce n’était pas forcément un mal, son absence due à la maladie avait retardé l’agencement de son travail, et dans ce genre de situation, un coup de main est toujours appréciable. Mais la grande prêtresse avait-elle demandé à quelqu’un d’autre de s’occuper d’une tâche certes longue et pénible, mais pas spécialement urgente ? Et puis, à présent que ce travail était terminé, elle allait pouvoir débarrasser la pièce qui était destinée à devenir sa chambre, et ainsi pouvoir loger au plus près de son lieu de travail. Un pas supplémentaire dans son chemin de dévotion envers Verena.

 

Une question restait néanmoins encore en suspens :

 

-         Qui a bien pu…

 

Bianka sentit alors une présence derrière elle. Elle pivota sur ses talons, et vit son frère Kristofferson. Le Skaven brun était appuyé nonchalamment sur le chambranle de la porte, bras et jambes croisés, avec un petit sourire en coin.

 

La grande archiviste montra du doigt le fonds Girotti, et demanda d’une voix blanche :

 

-         Kit… C’est toi qui as fait ça ?

-         Non.

-         Alors, c’est qui ?

 

Le Skaven brun fit un signe de tête vers le bureau.

 

-         Tu le sais déjà, n’est-ce pas ?

 

Sur le meuble attendait un bouquet de tournesols que la jeune fille n’avait pas encore remarqué.

 

-         La Grande Prêtresse lui a laissé le double de la clef, à ma demande.

 

Plusieurs souvenirs se bousculèrent en un éclair dans la mémoire de Bianka.

 

Le bouquet de tournesols qu’elle avait reçu en pleine figure.

 

La carte qui était tombée, sur laquelle avaient été posés à l’encre ces quelques mots : « Rétablissez-vous vite ».

 

Cette bonhommie, cette aptitude à encaisser sans broncher la mauvaise humeur, quitte à paraître plus simplet qu’il ne l’était sans doute vraiment.

 

Une seule personne pouvait être liée à tous ces éléments à la fois. Kristofferson lut sur le visage de Bianka qu’elle avait compris.

 

-         Petite sœur, je t’aime énormément. Et c’est pour ça que je suis franc avec toi, même si, des fois, je m’y prends mal. C’est animé par de bonnes intentions. Et donc, par exemple, permets-moi de te dire ceci : redescends un peu sur terre, lève le nez de tes livres, et fais un peu plus attention aux autres. Il y a des gens qui s’intéressent à toi, qui se sont sincèrement inquiétés pour toi pendant ta maladie, et tu ne t’en rends pas compte. Ou alors, tu ne veux pas t’en rendre compte. Mais je te le conseille : apprends à faire confiance. Le monde n’est pas rempli que de sombres brutes bornées. En dehors de notre famille, il existe des gens très bien. Accepte de recevoir, et tu apprendras à donner.

 

Sans lui laisser le temps de répondre, il se dégagea de la porte et disparut sans bruit, tel un fantôme. La jeune fille-rate resta seule dans la salle Marston, complètement interdite.

 

Comment a-t-il pu… ?

 

Non, ce n’était pas la bonne question. Le « comment » s’expliquait facilement, elle-même avait déjà entamé ce travail. C’était long et fastidieux, mais pas spécialement compliqué pour qui savait maîtriser l’art du classement. La véritable question était « pourquoi » ?

 

Bianka se remémora toutes les interactions qu’elle avait eues avec le bibliothécaire, Bernhardt Reitherman. Toutes ses critiques, ses réprimandes, qui n’avaient trouvé pour toute réponse qu’un acquiescement effrayé. Elle n’avait rien lu d’autre dans son regard, rien perçu d’autre dans le timbre de sa voix…

 

Ou peut-être qu’en effet, elle n’avait rien voulu voir, ni entendre ?

 

Une sueur froide inonda la fourrure blonde de la jeune fille-rate, tandis que ses joues s’embrasèrent.

 

Quelle sotte j’ai été ! Je fais des sermons à Sigmund, alors que je devrais être la première à les écouter ! Sapristi, il faut que je mette au point certaines choses !

 

Elle sortit de la salle Marston, ferma la porte à clef derrière elle, et s’empressa de se diriger vers l’aile du temple où se trouvaient les cellules.

 

Bianka ne fut pas longue à trouver la porte de la chambre de Bernhardt. Elle frappa trois coups assurés.

 

-         Oui, entrez !

 

Avec une appréhension qu’elle tâcha de dissimuler, Bianka franchit la porte. Bernhardt, qui était assis à son bureau en train de rédiger un bilan, se leva un peu maladroitement.

 

-         Oh, Grande Archiviste, vous êtes guérie !

-         En effet, je peux enfin reprendre le travail, à mon grand plaisir.

-         J’en profite pour vous dire… je suis bien content pour vous, par rapport au Maître Mage.

-         Nous avons tous été surpris, et malheureusement, je n’ai pas le droit de vous révéler jusqu’à quel point et quels ont été tous les enjeux. Mais j’apprécie votre sollicitude, Bernhardt. Vraiment.

-         Votre frère Kristofferson n’avait pas l’air aussi rayonnant quand il m’en a parlé ?

-         Vous l’avez vu quand le Maître Mage est revenu de chez les Skavens Sauvages, il venait d’« avaler » l’information, ce qui n’a été facile pour personne, moi compris. Et… en parlant de ça, à cette occasion, il vous a confié un travail particulier.

 

Le bibliothécaire espérait et redoutait à la fois ce moment depuis qu’il avait commencé ce travail. Résolu au pire davantage qu’au meilleur, il décida de parler avec franchise.

 

-         C’est exact. Il m’a proposé de m’occuper du fonds Girotti en votre absence, afin de vous soulager d’un travail qui, je cite, vous « prenait sérieusement la tronche ».

-         Mouais, j’entends bien, il vous aurait dit ça.

-         Est-ce que j’ai fait quelque chose de travers ?

-         Au contraire, Bernhardt. J’ai pris le temps de faire quelques petites vérifications, et j’affirme que vous avez fait un excellent travail. Je n’aurais pas fait mieux, même en pleine forme ! Et je peux vous garantir que ça me « prenait la tronche » bien plus que sérieusement, à tel point qu’il y a eu malheureusement des retombées sur pas mal de gens qui ne le méritaient pas. Pour ma défense, la maladie a autant influencé mon caractère que ce travail. Mais…

 

Bianka marcha de long en large, et laissa passer quelques secondes avant de continuer.

 

-         La variole verte n’excuse pas tout, Bernhardt. Et je n’ai pas attendu d’être malade pour vous traiter d’une manière inappropriée. Je le reconnais, jusqu’à présent, je n’ai pas du tout été correcte avec vous.

-         Ah. Oh…

 

Elle s’arrêta, et regarda le Skaven gris clair dans les yeux.

 

-         Point de faux semblants, je vous prie ; ces derniers mois… en fait, depuis ma nomination en tant que Grande Archiviste, j’ai été hautaine, distante, j’ai sous-estimé les capacités de mes interlocuteurs, je ne les ai pas traités comme des égaux mais comme des larbins… je comprendrai parfaitement avoir seulement gagné leur mépris, peut-être leur crainte. Il va me falloir du temps et beaucoup d’efforts pour corriger ça. Mais il y a une chose que je ne comprends pas : toutes les personnes en dehors de ma famille m’ont rendu la pareille, devant moi ou dans mon dos. Parfois, c’était mérité, parfois j’ai eu affaire à de sacrés spécimens.

 

Elle n’avait pas pu s’empêcher de lancer encore une petite pierre sur Mainsûre et Brukenthal. Bernhardt la regardait toujours, attentif. Il se permit de se rasseoir sur la chaise de son bureau, pendant que la jeune fille-rate continua.

 

-         Au milieu de tout ce cirque, une seule personne extérieure à mon cercle familial a continué de vouloir distinguer un soupçon de bien en moi. Et cette personne, c’est vous. Alors, j’aimerais savoir : pourquoi vous avez accepté de faire l’inventaire du fonds Girotti ?

-         Votre frère me l’a proposé.

-         Vous n’étiez pas obligé d’accepter. Mon frère ne vous aurait pas cloué au pilori. Ou alors, ce serait un penchant caché, mais ce n’est pas le sujet. Alors ?

-         Parce que je voulais vous rendre service.

-         Et pourquoi me rendre service ?

-         Parce que… j’avais envie de vous faire plaisir, Grande Archiviste.

 

Bianka posa alors la question qui allait lui tirer les vers du nez. Elle se pencha en avant pour se mettre à la hauteur du bibliothécaire.

 

-         Et pourquoi vous voulez me faire plaisir, Bernhardt Reitherman ? Je ne vous adresse la parole que pour vous donner des directives ou vous faire des reproches quand je ne suis pas satisfaite de votre travail, et Verena sait à quel point je suis trop difficile à satisfaire. Vous êtes le seul de tout le clergé à être venu demander des nouvelles quand j’étais malade, vous m’avez apporté des fleurs, vous avez accompli un travail énorme que vous avez d’ailleurs mené de main de maître en plus de vos tâches habituelles, tout ça « pour me faire plaisir » ? Pourquoi ? Je suis une vraie teigne, trop méticuleuse et imbue de sa personne ! Pourquoi vous voulez me faire plaisir ?

 

Cette fois-ci, Bernhardt sut qu’il était coincé. Elle l’avait acculé jusque dans ses derniers retranchements. Fichu pour fichu, il prit son courage à deux mains, inspira profondément, et lui dit d’une traite :

 

-         Vous avez beaucoup de qualités, Grande Archiviste. Vous êtes intelligente, cultivée, vous savez bien parler, vous gérez très bien les archives du temple. Et vous… vous êtes belle. Quand vous voulez, je suis certain que vous pouvez aussi être gentille. Et je pense que vous mériteriez qu’on vous dise ça plus souvent… Dame Bianka.

 

Bianka avait redouté toutes les réponses possibles, exceptée celle-ci.

 

Brusquement, elle fut saisie d’un vertige. Elle repéra le lit du bibliothécaire sur lequel elle se laissa choir. Puis elle cacha ses yeux, et se mit à pleurer silencieusement.

 

Bernhardt se sentait encore plus terriblement gêné.

 

-         Oh, je… je ne voulais pas vous faire de la peine, Grande Archiviste.

 

La jeune fille-rate secoua la tête, et ralentit sa respiration pour pouvoir répondre :

 

-         Je le sais, Bernhardt… Je vous demande pardon, ça va passer.

-         Ne vous en faites pas, va. Après tout ce qui vous est arrivé, il n’y a pas de honte à devoir évacuer la pression.

 

Le bibliothécaire se permit de s’asseoir à son tour sur le matelas.

 

-         Vous devez relâcher un peu la bride, après tous les exploits que vous avez accomplis, Grande Archiviste.

 

Bianka se redressa. Ses yeux scintillants d’humidité mêlaient perplexité et curiosité.

 

-         Moi, accomplir des exploits ? Comment pouvez-vous dire ça, Bernhardt ? Sigmund avait raison, je ne suis pas une héroïne, juste une pseudo-intellectuelle mal montée.

-         Non ! répondit vivement le clerc. Avec tout le respect que je lui dois, il se trompe !

 

Bianka sentit son cœur battre à tout rompre. Était-ce à cause de l’étincelle de détermination dans l’œil du Skaven ventripotent ? Ou bien, le contact de ses doigts sur ses propres mains ?

 

-         Kristofferson m’a raconté tout ce que vous avez fait. Vos recherches, votre investigation, votre lutte dans la Souricière... Vous avez mis votre vie en danger pour faire éclater la vérité !

-         Je n’ai été que l’instrument de mon grand-père, de mon père et du Prieur Romulus ! J’ai cru servir Verena et la remplir de fierté, au lieu de ça, j’ai été la dinde de la farce d’un bout à l’autre ! Vous parlez d’une investigatrice !

-         Et pourtant, l’effort était bien réel, tout comme le danger ! La Main Pourpre était derrière tout ça. Vous avez fait suffisamment peur à ces sectaires pour qu’ils vous envoient un Démon ! Et j’ai appris que vous vous êtes soumise au Jugement du Glaive de Vérité au tribunal, sans hésiter. Vous pensez vraiment qu’une pseudo-intellectuelle… enfin, vous n’auriez pas fait tout ça si vous n’étiez pas une femme aussi courageuse qu’intelligente. Et vous n’avez pas à vous sentir en défaut envers Verena.

 

Bernhardt baissa les yeux, et constata que ses mains étaient jointes à celles de la grande archiviste. Cette dernière fit mine de s’en apercevoir à son tour, et un léger sourire illumina peu à peu son minois. Elle finit même par avoir un petit rire que le Skaven gris se permit de rejoindre.

 

Bianka se reprit, toussota, se leva, et rajusta sa robe.

 

-         Bon, je vais regagner mon bureau, j’ai sans doute beaucoup de retard à rattraper. En plus, il faut que je m’occupe de certains préparatifs pour la cérémonie.

-         Une cérémonie ? En quel honneur ?

-         Demain, mon grand-père décorera publiquement les gens qui se sont distingués ces derniers jours. J’y assisterai, vous pensez bien que la famille princière doit y être au complet.

-         Oui, je comprends.

 

Bianka hésita encore un instant, puis décida de prendre une décision qui, elle l’espéra, allait changer sa vie :

 

-         Est-ce que… est-ce que vous pourrez venir avec moi ? Ça me ferait plaisir.

-         Oh… Bien sûr.

-         Alors, soyez devant le Grand Temple à neuf heures.

-         Je vous y retrouverai.

-         À demain, Bernhardt.

-         À demain, Dame Bianka.

 

Elle pivota vers la porte, et avant de la franchir, chuchota encore par-dessus son épaule :

 

-         Et merci pour tout.

 

Puis elle referma la porte derrière elle.

 

Toujours debout, seul dans la chambre, Bernhardt répondit sur le même ton :

 

-         De rien, mon cœur.

 

*

 

Peut-être qu’avec un gaz différent, le ballon pourrait monter plus haut ?

 

Gabriel était penché sur son pupitre de travail. Le Brave Griffon était une pleine réussite, mais il sentait, il savait qu’on pouvait encore l’améliorer. Pas beaucoup, juste une petite touche ou deux, et encore. Il se rappelait l’adage ancien « le mieux est l’ennemi du bien », et ne voulait pas risquer de tout démolir en rajoutant une modification de trop.

 

Non, il fallait se concentrer sur l’essentiel. Jochen lui avait demandé pourquoi le Brave Griffon n’était pas encore paré pour pouvoir aller jusqu’au lointain empire du Cathay ? Plusieurs problèmes se posaient.

 

En premier lieu, la question de l’autonomie. Le Brave Griffon pouvait voler peut-être un jour ou deux sans avoir besoin de s’arrêter et faire le plein. Pour atteindre un endroit plus lointain, il fallait être sûr de trouver des ressources. Si le navire volant traversait un désert de neige ou de sable et tombait en panne sèche, il resterait cloué au sol au milieu de nulle part, et ça, c’était inacceptable.

 

Deuxièmement, il fallait se méfier de l’inconnu. Certes, depuis les dernières expéditions de Marco Colombo en Lustrie, on avait tant bien que mal réussi à cartographier à peu près toutes les terres parmi les plus importantes, mais si l’on connaissait le tracé des côtes, beaucoup de terres restaient mystérieuses. Quels animaux terrifiants, quels peuples barbares pouvaient y vivre, et attaquer le Brave Griffon à vue ? Et les conditions climatiques ? Le navire volant pouvait passer à travers une tempête. Le vent violent, la grêle ou les éclairs pouvaient mettre les ballons en charpie, condamnant le bâtiment et tout son équipage.

 

Il faudrait que je demande à Père s’il y a un moyen de contacter Maître Félix Jaeger ? Si j’en crois ce qu’il m’a dit, Maître Jaeger a volé à bord d’un bateau volant, lui aussi. Jusqu’où est-il allé avec l’Esprit de Grungni ?

 

Et enfin, le troisième problème, c’était tout simplement que le monde n’était pas prêt. Le Brave Griffon était le fruit d’une technologie avant-gardiste. Il était calqué sur la science mécanique Naine, déjà connue. Les Nains étaient des experts confirmés dans le domaine de l’énergie à vapeur. Gabriel sourit en repensant à l’une des premières esquisses de son projet, qu’il avait voulu faire fonctionner non pas à la vapeur, mais avec l’énergie des pédaliers. Il fallait rester humble et réaliste, la technologie Naine était bien plus avantageuse.

 

Le véritable progrès tenait dans la composition du gaz dans le ballon, et dans la conception des machines qui réclamaient moins de matériaux, et donc étaient moins lourdes. Le jeune homme-rat gris clair était d’ailleurs prêt à parier que c’était ce qu’Aghnar Barisson lui jalousait le plus. Et si les Nains, et dans une moindre mesure les personnes les moins superstitieuses et les plus érudites, pouvaient accepter l’existence d’un tel engin, il n’en était pas de même pour les paysans et roturiers ordinaires à travers le monde.

 

Et donc, voir un navire volant dans un grand bruit de moteur, avec à son bord un équipage constitué au moins en partie d’hommes-rats, était un spectacle qui provoquerait sans doute bien plus de panique et de peur que d’admiration.

 

Mais cette troisième problématique était secondaire. Ce qui importait le plus était le rendement du Brave Griffon. Et c’était ce que Gabriel était bien décidé à améliorer.

 

Trois coups à la porte de son atelier le tirèrent de ses réflexions.

 

-         Qu’est-ce que c’est ?

-         C’est Bianka, Gab. Je peux entrer ?

 

Sans dire un mot, le petit homme-rat quitta son siège et partit ouvrir la porte. Sa grande sœur avait l’air radieuse.

 

-         Je pars faire quelques courses en ville. Et tu sais quoi ? J’ai bien envie de te faire un petit cadeau.

-         Ah oui ? En quel honneur ?

 

Ah, Gabriel, et sa manie de toujours devoir avoir explication sur tout... Que pouvait-elle lui répondre ? Qu’elle avait été vraiment impressionnée par le Brave Griffon ? Qu’elle voulait lui remonter le moral ? Ou plutôt, pour le féliciter de faire preuve de plus de patience et d’ouverture par rapport à Isolde, après avoir été nommé « frère de cœur » pour le petit Emil ? Elle choisit d’aller au plus simple.

 

-         Juste parce que j’en ai envie, Gab. Quand nous passerons par chez Maître Collodi, tu pourras prendre un fromage entier, je te l’offre !

 

Immédiatement, la salive monta aux lèvres de Gabriel. Il allait la suivre, mais eut soudain une illumination.

 

-         On peut… on peut faire un tour au temple de Taal et Rhya, après ?

 

La jeune fille-rate fronça le museau, un peu surprise.

 

-         Oh, oui, nous pourrons faire un détour… Mais pourquoi ?

-         J’ai besoin d’y aller pour… pour… mon équilibre spirituel !

 

Cette réponse ne manqua pas de surprendre Bianka. Elle désigna d’un mouvement du menton la planche à dessin.

 

-         Tu vas abandonner tes inventions et te reconvertir dans le naturel ?

-         Non, non, non, non, non, non ! s’empressa de bégayer le petit Skaven gris clair, affolé. En fait, je…

 

Les mots restèrent coincés dans sa gorge. Soudain, il eut une nouvelle idée.

 

-         Oui ! J’aimerais faire un cadeau !

-         Un cadeau ?

-         Oui, je veux faire cadeau de ton cadeau !

 

Bianka se frotta le menton. Elle se remémora alors les paroles de sa mère, et comprit aussitôt les véritables intentions de Gabriel. Animée par un soupçon de malice, elle décida de jouer un peu.

 

-         Voilà qui est fort généreux ! Et qui serait l’heureuse personne à bénéficier de cet élan de bonté ?

-         Je veux faire un cadeau pour… pour les gens qui ont faim. Un gros fromage ! Le meilleur ! Ça sera un don ! Je suis sûr que… enfin, que les pauvres seront ravis ! On doit… on doit bien leur donner envie de fêter la victoire, eux aussi !

-         C’est gentil de ta part, mais tu ne préférerais pas aller au temple de Shallya ? Ce sont les colombes qui s’occupent des soupes populaires.

-         Euh… oui, mais chez Taal, ils ont des blessés ou des miséreux de temps en temps ! Après les batailles qu’on a eues ces dernières semaines, ils ont peut-être besoin de surplus ! Alors, quoi de meilleur qu’un bon fromage ?

 

Bianka se sentit légèrement sadique quand elle se rendit compte que voir son frère se débattre ainsi l’amusait. Il était temps de mettre les choses au point.

 

-         Un bon fromage ? T’es sûr qu’elle ne préférerait pas des fleurs ?

-         Oh, sûr que si, mais je ne sais pas lesquelles lui…

 

Soudain, Gabriel se claqua la bouche des deux mains. La Skaven blonde partit d’un rire triomphal.

 

-         Je le savais ! Mère m’en a parlé il y a peu. Alors, Gab, tu t’es fait une copine ?

-         Euh… je…

-         Mais il n’y a pas de quoi être gêné, enfin ! C’est super, même ! Plus ça va, et plus tu vas devenir quelqu’un de normal… peut-être même agréable à fréquenter ?

-         Elle est… elle va passer son premier rite d’initiée de Rhya. Je veux l’encourager.

-         C’est une bonne idée, et très gentille, mais je crois que tu peux faire mieux ; puisqu’elle a un attrait pour la nature, je suis à peu près sûre qu’elle préférera mille fois que tu lui offres un beau bouquet de fleurs plutôt qu’un fromage. Tu ne crois pas que ça serait plus romantique ?

-         J’y… J’y ai pensé, mais… est-ce que les filles aiment les fleurs ?

-         Bien sûr que oui, voyons ! Pourquoi cette question ?

-         Ben… tu es une fille, et tu n’aimes pas qu’on t’offre des fleurs !

 

Bianka fit la moue.

 

-         C’est vrai, mais les filles normales aiment bien les fleurs. Au cas où tu l’aurais oublié, je suis tout sauf une fille normale. Et puis d’ailleurs…

 

Son cœur s’allégea en repensant à sa conversation avec Bernhardt, et son sourire s’allongea.

 

-         Je crois que j’ai changé d’avis ! En fin de compte, ça peut être très agréable de recevoir des jolies fleurs !

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