Le Royaume des Rats

Chapitre 108 : Le Jour de la Foi Verenéenne

7281 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/09/2025 23:00

Le soleil était haut dans le ciel, il n’y avait pas un nuage. Gabriel sentit néanmoins un petit frisson lui hérisser le poil lorsqu’un courant d’air lui siffla dans le cou. Il secoua la tête, et son visage se plissa d’inquiétude.

 

-         Hé, ça ne va pas ? demanda Kristofferson.

-         Non, c’est rien. J’ai… j’ai du mal à croire… que tout soit fini.

-         C’est pour ça qu’on est là, Gab, expliqua la douce voix grave de Sigmund. Il n’est plus nécessaire d’avoir peur.

 

Le garçon-rat eut encore un sourire crispé.

 

-         C’est les gens… Je ne suis pas rassuré… quand il y a beaucoup de monde, vous le savez bien.

-         Ne t’en fais pas, quand la cérémonie sera terminée, on fera la fête dans le parc.

-         Ah ? Oh, oui, c’est mieux. Plus dégagé. Moins oppressant

-         Tu verras, ça te balaiera ta morosité, assura le grand Skaven brun.

 

Gabriel, Heike, Psody, Kristofferson et Sigmund entrèrent ensemble dans le temple. Bras dessus, bras dessous, les enfants du Prince multiplièrent les saluts, les sourires et les accolades. Juste derrière eux, les deux fils aînés saluaient aussi amicalement les personnes qu’ils croisaient. Gabriel remarqua que Sigmund le faisait un peu plus machinalement que Kristofferson. Coincé entre les deux grands hommes-rats, il était encore un peu intimidé par la foule, mais il vit quelque chose qui illumina son visage.

 

Sur sa droite, debout devant l’un des bancs, à côté d’une prêtresse, Branwen le saluait d’un petit signe de main, avec un grand sourire. Gabriel la trouva tellement jolie, même si elle portait une robe de toile grossière d’initiée de Rhya. Il eut la force de lui rendre son salut, ce fut même plus facile qu’il n’avait craint, à sa grande surprise.

 

Tous les plus hauts dignitaires du Royaume des Rats étaient rassemblés dans le grand hall du temple de Verena, le temple principal de Steinerburg. On pouvait voir le juge, les gradés de l’armée, les commerçants les plus riches et les plus influents, et même le Prieur en chef de Taal et Rhya.

 

-         Tiens, voilà Sœur Judy Hoffnung. Les garçons, je dois m’entretenir avec elle de choses privées avec votre père. Pouvez-vous nous attendre au premier rang ?

 

Les trois frères acquiescèrent, et s’éloignèrent de leurs parents. Tout en approchant de l’estrade sur laquelle s’élevait l’autel, Kristofferson repéra un visage familier. Son cœur se serra.

 

-         Excusez-moi, les gars…

 

En quelques foulées, il se retrouva devant l’aumônier princier.

 

-         Prieur Romulus…

-         Bonjour, Kit ! Tu as l’air en pleine forme.

-         Sans doute parce que l’heure est enfin aux réjouissances. J’avoue, revoir Isolde et Bianka avec le sourire, ça me fait du bien, aussi.

 

Le prieur plissa les yeux.

 

-         Je sens tout de même une petite fêlure dans ta voix. Y aurait-il quelque chose qui te gêne ?

-         Hum, vous êtes très perceptif. En fait, je voulais vous demander : est-ce que tout va bien pour vous, Prieur ?

-         Bien entendu, mon enfant. Pourquoi en serait-il autrement ?

-         Hé bien… je pensais à ce que vous avez raconté au tribunal, l’autre jour. Vous avez confessé publiquement des actes de votre passé plutôt durs à assumer. Ça ne vous a pas causé d’ennuis ?

-         Oh, c’est gentil à toi de t’en inquiéter, mais ce n’est pas nécessaire. Certes, j’ai remarqué une ou deux fois des sourires crispés ou un petit regard suspicieux, mais heureusement, je n’ai pas perdu la confiance de la majorité de mes ouailles.

-         Pas de reproche, pas d’insinuation, pas de menace ?

-         Rien de tout ça, mon enfant, reste rassuré.

-         Bien.

 

Le prieur pivota vers les deux autres qui avaient rejoint le Skaven brun, et mit une main sur l’épaule de chacun.

 

-         Je suis vraiment heureux de vous voir plus sereins, vous aussi. Après tout ce que vous avez traversé, c’est un vrai plaisir. Vous pouvez être fier de vous.

-         Malgré… malgré nos bêtises, Prieur ? hasarda Gabriel.

-         Ne t’inquiète pas pour ça, Gabriel. Tu verras, avec le temps, plus personne n’y pensera.

 

Il fit un petit clin d’œil discret à Sigmund, qui comprit aussitôt que cette phrase s’adressait également à lui.

 

Un peu plus loin, Heike et Psody écoutaient les conseils de Sœur Judy Hoffnung.

 

-         Vous viendrez au temple au moins une fois par semaine, vous connaissez la chanson.

-         Après cinq enfants, je finirais presque par m’y habituer, répondit la fille du Prince avec un petit sourire malicieux.

-         Sérieusement, je tiens à votre suivi régulier. Tout a l’air de bien se présenter, il ne faudrait pas que quelque chose dérape, surtout après toutes ces épreuves !

 

La silhouette de la femme-rate était devenue bien plus ronde, et si l’heureux événement n’était pas encore imminent, les choses progressaient à un bon rythme.

 

-         Vous avez choisi le prénom ?

-         Oui, et l’avantage, c’est qu’il suffit d’ajouter une lettre à la fin selon qu’il s’agisse d’une fille ou d’un garçon !

-         Très bien, je verrai bien le moment venu.

 

Le clocher du temple de Shallya sonna neuf coups.

 

-         Oh, il faut que j’y aille, je dois aller chercher Jehan. Il a tant insisté pour accomplir son devoir de page !

-         Je suis sûre qu’il se montrera digne de son père, répondit Heike.

-         J’ai déjà remercié le Prince pour cette occasion. Je vous rejoins plus tard !

 

Les trois frères rejoignirent leurs parents au premier rang. Heike tendit la main vers le plus grand d’entre eux.

 

-         Siggy, la cérémonie va commencer. Tu as vu Isolde ?

-         Je crois qu’elle est encore dehors, avec les autres enfants.

-         Va la chercher, je te prie.

-         Tout de suite, Mère.

 

Le grand Skaven Noir se dirigea vers la sortie, sous le regard de sa mère, pendant que Kristofferson et Gabriel prenaient place. Au passage, Sigmund croisa Bianka, qui venait d’entrer. Heike ouvrit des yeux surpris.

 

-         Psody, regarde !

 

Le Skaven Blanc tourna la tête, et sentit son museau se froncer. Bianka, habillée avec sa robe de grande archiviste, n’était pas venue seule. Il y avait un jeune homme-rat à ses côtés, qui portait la tenue des clercs de Verena. Celui-ci salua timidement le grand Skaven Noir. Le maître mage fit même une moue interloquée quand il constata que le garçon tenait sa fille par la main, et qu’elle ne semblait pas incommodée.

 

-         Tiens-tiens, qui est-ce ? murmura-t-il.

-         C’est Bernhardt Reitherman, chuchota Kristofferson.

-         Ah ? Mais encore ?

-         Le clerc chargé de la bibliothèque du temple.

-         Ah ? Bianka assiste à la cérémonie avec un bibliothécaire ? Hum…

 

Les deux jeunes gens s’installèrent à l’extrémité du rang. Bianka salua de la main ses parents. Heike lui rendit son salut en souriant, mais le maître mage se gratta l’oreille. Connaissant le tempérament de sa fille, une telle proximité avec un garçon autre qu’un membre de la famille ne pouvait signifier qu’une seule chose.

 

-         Est-ce que c’est une bonne idée ? La petite-fille du Prince devrait se trouver quelqu’un avec une situation digne d’elle ?

 

Heike n’attendit pas pour réagir, et répondit avec simplicité :

 

-         Mon cher, je ne vois pas où est le problème ? D’accord, il ne fait pas partie d’une famille très aisée dont on voit souvent les membres à la Cour, mais au niveau du statut, le bibliothécaire n’est pas un mendiant pour autant. C’est une situation stable et plutôt bonne.

-         Et puis, il y a sa personnalité, ajouta son fils aîné. Il a rendu un grand service à Bianka. Je me suis permis de faire une petite enquête sur lui ; c’est quelqu’un d’honnête, de travailleur, et de fiable, en plus d’être plutôt sympathique.

-         Bon… Je suppose que ta sœur sait ce qu’elle veut-fait.

 

Gabriel n’avait pas réagi, trop profondément choqué par la situation.

 

Bianka, avec un… amoureux ?!?

 

Cette donnée était tellement inattendue que son esprit semblait complètement bloqué. Il ne savait pas cependant s’il devait éprouver de la gêne, ou un immense bonheur. Isolde et Sigmund arrivèrent ensemble, tous deux reprirent place près de leurs parents.

 

-         Ah, votre grand-père est là !

 

Il y eut un brouhaha, alors que le Prince Ludwig Steiner monta sur l’estrade avec dignité. Pour l’occasion, il avait passé ses plus beaux atours, avec une cape bordée d’hermine, et portait même sa couronne. La vue de son bras pourvu d’une main artificielle suscita quelques murmures. Loin de s’en offusquer, il leva posément les mains, et tout le monde se tut. Il prit son inspiration, et prononça son discours d’une voix puissante, qui résonna à travers toute la nef.

 

« Citoyens de Vereinbarung, nous avons vécu dernièrement des jours difficiles. Comme vous le savez, notre Royaume a été menacé par trois ennemis en même temps, et sur trois fronts différents. Il y a eu des pertes, nous avons passé les deux dernières semaines à les comptabiliser, et à tout faire pour les assumer, à défaut de pleinement les accepter. »

« Je ne vous décrirai pas pour la énième fois la nature de chacune de ces trois menaces, vous connaissez ce qu’il y a à connaître. Je ne vous ferai pas de baratin comme quoi ils n’étaient pas de taille. Non, les forces combinées de nos trois adversaires représentaient un réel danger auquel vous tous avez fait face. Mais malgré les doutes, malgré les peurs, malgré les chagrins, vous avez gardé la foi. »

« D’abord, envers votre Royaume. Au milieu de ces tumultes, vous êtes restés tous unis sous la bannière de Vereinbarung, prêts à défendre vos foyers et vos idéaux. Vous le savez, ce qui constitue le Royaume des Rats, c’est vous, et vous l’avez prouvé à ces envahisseurs. En cela, vous avez toute mon admiration, et je félicite chaque citoyen. Ensuite, vous êtes restés loyaux les uns les autres, et aucune querelle interne grave n’a ébranlé notre société. Nos ennemis ont commis une grave erreur : ils vous ont sous-estimés. Et tous ceux qui ont pris les armes, par choix ou par obligation, pour défendre notre Principauté, nous ont permis de remporter trois victoires coup sur coup. »

« Tous autant que vous êtes méritez ma reconnaissance. Néanmoins, je ne peux pas me contenter de simples remerciements, aussi sincères soient-ils. Aussi, pour commencer, je déclare que, désormais, ce jour sera désormais appelé le "Jour de la Foi Verenéenne", en hommage à Verena, dont la sagesse nous a permis de rester fidèles à nos valeurs, et dont la clairvoyance nous a désigné les vrais criminels derrière les subterfuges. Il figurera dans notre calendrier en tant que tel, et sera considéré comme jour férié dès l’année prochaine, et ce jusqu’à désormais. Ce jour sera férié, et décompté des taxes habituelles. »

 

Il y eut des « hourra », des « bravos » et des applaudissements à l’attention du souverain. Celui-ci laissa passer quelques secondes, et reprit la parole.

 

« Face à ces trois envahisseurs, les soldats et les citoyens ont tous accompli leur devoir avec honneur. Mais certains d’entre eux se sont révélés particulièrement courageux, et ce sont ces personnes que je souhaite à présent honorer publiquement. »

 

Ludwig Steiner se tourna vers l’un des côtés de l’estrade. Il eut un sourire bienveillant, et murmura :

 

-         Noble serviteur, peux-tu approcher ?

 

Sœur Judy tapota gentiment les épaules d’un petit garçon âgé d’une demi-douzaine de printemps. Heike savait qu’il s’agissait de Jehan Clairelame, fils de Charles Clairelame, chevalier Bretonnien, et Judy Hoffnung, prêtresse de Shallya – celle-ci avait d’ailleurs préféré garder son nom de jeune fille, par discrétion. En effet, l’histoire de la famille Clairelame était tumultueuse, et encore aujourd’hui, le chevalier Clairelame menait sa quête personnelle, et n’était pas dans le Royaume.

 

Sa présence aurait sans doute été un grand avantage, pensa à propos Kristofferson.

 

Le petit Jehan était plutôt grand pour son âge, et mesurait déjà quatre bons pieds. Il avait le teint clair, deux grands yeux bleus brillants, et son visage rond était surmonté de cheveux lisses du même châtain que ceux du chevalier Clairelame. Il était vêtu d’une tunique de cuir gravée de motifs complexes eux-mêmes soulignés par du fil d’or, avec une écharpe de soie couleur de sable fixée par une broche. Il portait des bottes impeccablement cirées, et tenait précautionneusement entre ses mains graciles un coussin sur lequel reposaient quatre médailles. Chaque médaille, en or pur, était gravée des armoiries de Vereinbarung sur l’une de ses faces, et présentait la Balance et l’Épée de Verena sur l’autre.

 

L’air concentré, Jehan approcha du Prince, s’agenouilla, et lui présenta le coussin. Avec un sourire bienveillant, Steiner prit à son tour le coussin et inclina la tête.

 

-         Merci, mon jeune ami.

 

Jehan se releva, s’inclina, et quitta l’estrade en prenant bien garde à ne pas marcher trop vite. Les talons de ses bottes claquèrent sur le bois et le bruit de ses pas rebondit de part et d’autre de la nef.

 

Le Prince déposa le coussin sur un petit pupitre prévu à cet effet.

 

-         Je vais appeler quatre personnes, et je prierai chacune d’entre elles de se présenter devant moi séance tenante. Le premier sera…

 

Steiner chercha du regard quelques instants, puis appela :

 

-         Marius Weller !

 

Le sergent Marius Weller, à qui Kristofferson avait demandé de venir sans précision supplémentaire, fut très surpris, mais ne laissa rien paraître. Resté en arrière, il traversa la nef, monta sur l’estrade, et s’agenouilla, tête baissée. Le Prince approcha de lui.

 

-         Sergent Weller, vous avez prouvé votre dévouement à la couronne, et votre compétence. Aussi bien pendant l’enquête qu’au cours de la dernière bataille contre les hérétiques, vous avez toujours été en arrière-plan pour coordonner les troupes, et au front au moment de se battre. Et vous avez conservé votre équilibre, contrairement à votre supérieur hiérarchique, dont nous n’avons malheureusement plus le moindre signe de vie.

 

Le Prince n’ignorait pas non plus le triste état dans lequel étaient plongés les Klingmann.

 

-         Nous le savons, il n’y a plus de Capitaine pour la Garde de la ville, actuellement. C’est malheureux, mais nous devons aller de l’avant, car la vie continue. J’aimerais pouvoir récompenser tous les soldats de Steinerburg qui ne nous ont pas trahis. Pour cela, je vais mettre à leur tête quelqu’un qui sera digne des fonctions du poste vacant. Quelqu’un de courageux, d’obéissant, de loyal, qui incarne les meilleures valeurs d’un authentique soldat. Quelqu’un que ces soldats seront heureux et fiers de suivre. Je vois en vous ce quelqu’un. Désormais, vous êtes le Capitaine Marius Weller, et toute la Garde de Steinerburg est à votre charge.

 

Steiner ramassa l’une des médailles, et la passa au cou du nouveau capitaine.

 

-         Que la sécurité des citoyens de la capitale soit désormais totale et permanente, Capitaine !

 

Il tendit la main gauche. Weller, toujours à genoux, embrassa le sceau princier. Puis il se releva, exécuta un salut militaire, Steiner fit un signe de tête. Le nouveau capitaine retourna au fond de la nef pendant que le Prince reprit :

 

-         Bien, nous allons rester dans le registre des hommes d’armes, sans qui nous serions tous devenus de la chair à pâté pour Orques ou vermines de l’Empire Souterrain. J’appelle maintenant quelqu’un que tout le monde connaît, mais que bien peu ont la chance de compter parmi ses proches, une catégorie de gens dont je me flatte de faire partie : Sigmund Steiner !

 

Les pas du grand Skaven Noir résonnèrent sous la voûte. Il avait passé son plastron ouvragé, le même que celui qu’il avait porté le jour de cérémonie de création de la Garde Noire, des mois plus tôt. Calmement, il s’agenouilla devant le Prince.

 

-         Braves gens, nous avons remporté une victoire décisive sur les Skavens Sauvages. Nous devons cette victoire au Seigneur Horace de Vaucanson. Lui et ses Chevaliers ont vaillamment combattu aux côtés de nos soldats, et nous ont permis de vaincre les Skavens Sauvages responsables de l’enlèvement de nos enfants. Les pertes ont tout de même été lourdes, beaucoup d’hommes et de femmes d’honneur sont tombés au combat, y compris le seigneur de Vaucanson. Je souhaite à son âme de trouver le repos aux côtés de sa Déesse, la Dame du Lac de Bretonnie. Puissent ses Chevaliers disparus connaître la même illumination. Mais vous devez savoir que si ce noble de Bretonnie a décidé de nous venir en aide, c’est parce que ce jeune héros l’a convaincu. Sigmund, j’aimerais que ton haut fait soit connu de tous aujourd’hui. Relève-toi.

 

Sigmund se remit debout, et son grand-père le regarda dans les yeux en continuant :

 

-         Horace de Vaucanson a déclaré la guerre à notre Royaume à peine après la tentative d’assassinat sur le Maître Mage Prospero. Tu as eu la conviction qu’il était à l’origine de ce terrible événement, ce qui t’a poussé à le haïr viscéralement, même si nous n’avions pas de preuve concrète en première instance. Maintenant que nous avons eu le témoignage de Romulus, nous sommes à présent certains qu’il était bel et bien complice de ce « meurtre », orchestré dans le but de semer la discorde sur le Royaume des Rats. Tu aimes ton père, et lorsque tu as cru qu’il avait disparu, cela a failli te briser. Nous le savons tous, cette mort n’était qu’un subterfuge destiné à tromper les membres du complot. Nous avons réussi. Mais au prix d’une terrible souffrance infligée à toi, tes frères et tes sœurs. De tous, tu es peut-être celui qui a été le plus ébranlé, car en tant que meneur de soldats, tu ne devais pas laisser paraître la moindre faiblesse. Lorsque tu t’es retrouvé face à celui que tu estimais responsable de ton malheur, tu l’as défié et vaincu en duel. Tu l’avais à ta merci, tu le détestais tellement que tu aurais pu outrepasser les règles de la chevalerie que tu suis depuis ta plus tendre enfance pour l’achever. Et pourtant, tu l’as laissé vivre, soucieux d’obéir à mes ordres. Je t’avais commandé de le ramener pour qu’il soit jugé, mais le Prieur Romulus t’a persuadé de le laisser partir. Tu l’as alors écouté, et tu as donc fait preuve de clémence. Sur le coup, tu as peut-être cru me désobéir, mais en réalité, tu as été bien avisé, car par ce geste, tu nous as fait gagner un précieux allié. Horace de Vaucanson est revenu nous aider à combattre Karhi, et a finalement donné sa vie pour nous permettre de l’emporter sur les Skavens Sauvages. Enfin, quand tu as appris la vérité sur le meurtre du Maître Mage…

 

Le Prince fit une courte pause. Il reprit d’une voix moins forte :

 

-         Je ne sais pas si un jour tu parviendras à nous pardonner complètement, ton père et moi. Sincèrement, je l’espère. En attendant, j’affirme que ton chagrin n’a pas altéré ton jugement pour autant.

 

Puis il s’adressa de nouveau à la cantonade.

 

-         Force, bravoure, dévouement, honneur, justice et clémence, voilà bien trop de qualités pour un simple Capitaine de régiment, même s’il s’agit d’un régiment d’élite. C’est pourquoi je te nomme désormais Commandant de l’armée de Vereinbarung !

 

Isolde ouvrit d’immenses yeux émerveillés. Gabriel sentit l’air lui manquer. Pouvaient-ils éprouver plus d’admiration envers leur frère aîné, si grand, si fort ?

 

Le Prince passa la médaille au cou du Skaven Noir sous les applaudissements et les hourras de l’assistance. Sigmund ne perçut pas grand-chose, toutefois. Il se sentait davantage soulagé intérieurement que son grand-père n’eût pas abordé publiquement la question Gottfried, et l’en remercia d’un petit hochement de tête discret. Le Prince fit un petit geste. Bianka s’avança. Elle portait un sac de cuir qu’elle donna à son grand frère.

 

-         C’est pour t’exprimer mon admiration, dit-elle d’une voix émue.

 

Sigmund ouvrit le sac, et ouvrit de grands yeux émerveillés. En effet, il tenait une magnifique cape verte, bordée de décorations finement ouvragées de fils de cuivre. En son centre, une majestueuse licorne en tissu d’argent resplendissait. L’animal fantastique était encadré de lettres qui disaient : « pour la Vertu ». Il esquissa un petit sourire en reconnaissant dans un coin une petite pièce de cuir avec les initiales de la maison Schmidt. Il la passa avec précaution, et quand il constata qu’elle lui allait parfaitement, il se permit de faire l’accolade à la grande archiviste. Pendant qu’elle se rassit près de Bernhardt, il chuchota :

 

-         Puis-je placer un mot, Opa ?

-         Je t’en prie, mon petit.

 

Sigmund se tourna vers l’assemblée, et appela :

 

-         Soldat Maximus Himmelstoss ? Approchez, s’il vous plaît.

 

Le Skaven Noir qui avait combattu aux côtés de Sigmund au château de Beyle et dans le terrier de Karhi s’avança, fit face au nouveau Commandant et s’agenouilla.

 

-         En tant que Commandant de l’Armée de Vereinbarung, telle sera ma première décision : Himmelstoss, je vous confie la Garde Noire. Désormais, elle est sous votre responsabilité.

-         Moi ? Je… vous êtes sûr ?

 

Sigmund regarda le Skaven Noir dans les yeux.

 

-         Je mettrais ma vie entre vos mains sans hésiter. De tous les membres de la Garde Noire encore parmi nous, vous êtes le plus digne de la diriger.

-         Alors, je ferai honneur à votre confiance, mon Commandant.

-         J’en suis certain. Relevez-vous donc, Capitaine Himmelstoss.

 

Le Capitaine Himmelstoss obéit, Sigmund lui donna une petite tape amicale sur l’épaule. Le Skaven Noir nouvellement promu s’inclina, et regagna sa place. Le Prince reprit la parole pendant que Sigmund se rassit au premier rang.

 

-         Sage décision, la Garde Noire doit toujours avoir un guerrier de valeur à sa tête, et j’ai confiance en le jugement de notre Commandant. Puisque nous parlons de « guerrier de valeur », il y en a un que je souhaiterais particulièrement féliciter. Vous le savez, chers citoyens de Vereinbarung, vaincre les Skavens Sauvages du Prophète Gris Karhi et sauver tous les enfants soustraits à leurs parents fut une tâche particulièrement dangereuse. Sur tous nos combattants, beaucoup ont péri. Tous ont combattu avec bravoure. Mais la force n’a pas été le seul élément qui nous a permis de l’emporter. Il y a eu également de la ruse, et de l’audace. Si nos troupes ont pu pénétrer le repaire de Karhi, c’est grâce à un petit contingent de guerriers qui ont gagné la confiance du Prophète Gris en se faisant passer pour des alliés. Tous ces soldats étaient cachés sous le déguisement d’agents du Chaos, à l’exception d’un seul. J’appelle Marjan Gottlieb !

 

Marjan, magnifique dans sa tunique flambant neuve, monta les quelques marches pour s’agenouiller devant le Prince.

 

-         Marjan Gottlieb, fille de Franzseska Gottlieb, qui a fait l’ultime sacrifice pour le Royaume des Rats, tu as fait honneur à ta mère. De tous les soldats envoyés à Ysibos, tu es celui qui as pris trois fois plus de risques que tous les autres, car tu n’étais qu’une esclave. Ce fort périlleux stratagème t’a permis d’infiltrer leur colonie, retrouver nos enfants, et permettre à nos troupes de frapper au bon moment. En effet, contrairement aux soi-disant « guerriers du Chaos », les Skavens Sauvages ne se sont pas méfiés d’une esclave. C’était ton idée, tu étais volontaire, ça n’en était pas moins une entreprise particulièrement risquée. Ta détermination t’a permis de survivre aux geôles de Karhi, et de sauver nos enfants. Pour cela, tu as la reconnaissance du Royaume des Rats.

 

Steiner passa la médaille au cou de la jeune femme.

 

-         Je ne vais pas me contenter de te remercier. Comme tu incarnes au mieux les valeurs de Vereinbarung, Marjan, je te nomme ambassadrice officielle. Jusqu’à présent, ce titre n’avait aucune valeur, car l’Expédition de la Goutte d’Encre n’était qu’un leurre, un moyen de justifier votre absence pour tromper nos ennemis et les infiltrer. Je proclame qu’à partir de cette minute, cette mission est officielle, et tu en seras la meneuse. Ton frère t’accompagnera avec quelques personnes de votre choix, et vous partirez à la découverte des secrets du Cathay dans les meilleurs délais.

 

La grande femme blonde embrassa le sceau du Prince, puis regagna son siège.

 

-         Je n’oublie pas les autres soldats qui ont risqué, ou même donné leur vie pour ces trois victoires. Les survivants auront une prime, et les familles de ceux tombés au combat seront dédommagés comme il se doit.

 

Il y eut quelques murmures, des échanges entre les différents spectateurs. Le niveau sonore du brouhaha montait progressivement, lorsque Steiner leva les mains.

 

-         Attendez, chers citoyens, je n’ai pas terminé. Il reste encore une médaille sur ce coussin. Et je vais la remettre à quelqu’un qui est particulièrement méritant.

 

D’une voix puissante, il appela :

 

-         Gabriel Steiner !

 

Tout le monde se tut. Gab sentit un frisson lui remonter depuis le bout de la queue jusqu’au bout de ses petites moustaches.

 

Marjan, assise derrière lui, murmura doucement :

 

-         N’aie pas peur, vas-y !

 

Gabriel se leva péniblement, et passa maladroitement devant une demi-douzaine de spectateurs encore assis, il faillit même trébucher et tomber sur Bernhardt. Enfin, il atteignit l’allée centrale. Comme il était au premier rang, il n’avait pas besoin, heureusement, de passer devant tout le monde, et subir les regards moqueurs et quolibets habituels…

 

Encore que…

 

Gabriel eut une impression vraiment étrange.

 

Lui qui voyait toujours les foules comme un malaise, pour qui les regards des individus étrangers à sa famille exprimaient seulement pitié et condescendance... pour la première fois, il n’y avait rien de tout ça. Plus surprenant encore, quand il regarda par-dessus son épaule, il vit Branwen, assise du côté de l’allée centrale, qui lui souriait de toutes ses dents. Sur le banc devant elle, les Finston l’encourageaient silencieusement, Emil sur les genoux de sa mère.

 

Enfin, au bout d’une longue minute, il se retrouva tout tremblant face au Prince. Il s’agenouilla, et attendit. À sa grande surprise, son grand-père s’accroupit pour se mettre à sa hauteur.

 

-         Peu de gens savent ce qui s’est passé dans le terrier, Gabriel. Je vais devoir expliquer certaines choses pour que tout le monde comprenne pourquoi tu mérites toi aussi une médaille, aujourd’hui. Tu veux bien ?

 

Sans oser dire un mot, le petit Skaven gris clair fit « oui » de la tête, le pelage inondé de sueur. Il craignait de voir le Prince l’humilier publiquement. Heureusement, Steiner avait déjà trouvé les mots qu’il fallait pour raconter les faits sans charger son petit-fils de culpabilité. Il se releva, et parla à l’audience.

 

-         Durant ces semaines, nous avons tous été durement éprouvés. Et aucune famille n’étant parfaite, il y a eu des dissensions par-ci par-là. La famille princière n’a malheureusement pas fait exception. Aussi, quand ce petit jeune homme a vu son père disparaître, sa sœur perdre la santé et ses frères partir à la guerre, il s’est senti de plus en plus oppressé, à juste titre. Juste avant le début des catastrophes, il s’est inquiété, à tel point qu’il a cru que ses parents allaient le délaisser au profit d’un autre enfant. Ce genre de crainte est commune, et peut être dissipée, à condition de mettre les choses au point à temps. Or, dans ce tumulte, nous autres, les siens, n’avons pas perçu sa détresse. En cela, je me sens responsable. Tout a basculé lorsque le petit Emil Finston, le premier Skaven Blanc du Royaume des Rats, a été à son tour emporté par les sinistres agents du Prophète Gris Karhi. Ce tragique événement a alors réveillé quelque chose en notre petit jeune homme.

 

Il murmura vers Gabriel :

 

-         Peux-tu te relever, Gabriel ? J’aimerais te demander quelque chose, et je veux que tout le monde entende.

 

Le petit garçon-rat obéit. Steiner posa une main sur son épaule, et continua vers le public.

 

-         Oui, quand il a appris la triste vérité, Gabriel s’est littéralement transformé. D’abord, il a fait travailler son cerveau exceptionnel pour fabriquer dans des délais très courts un bateau volant, le Brave Griffon. Ce bateau, équipé de globes de gaz soporifique, a été un avantage décisif contre Karhi. Ensuite, ce petit génie ne s’est pas contenté de rester à bord pour éviter la bataille, non ! Il a eu le courage, ou la folie, je l’ignore moi-même, de descendre directement dans le terrier pour retrouver Emil, l’arracher d’entre les griffes de son ravisseur, le tout de sa propre initiative !

 

Des murmures voletèrent de part et d’autre de la nef. Gabriel fut sidéré de voir que personne dans le public ne se moquait de lui, ni paraissait indigné. La voix de son grand-père juste à côté de lui le fit presque sursauter.

 

-         Tu as eu peur que ce petit garçon occupe plus de place que toi dans le cœur de ton père. Bien sûr, ce n’était pas vrai, et tu l’as compris aujourd’hui. Ce qui m’a le plus surpris est ton attitude quand tu as appris qu’Emil avait été enlevé. Beaucoup d’autres auraient abandonné un rival potentiel à son triste sort. Mais pas toi. Au contraire, tu n’as pas hésité à risquer ta vie pour le sauver et le ramener à ses parents. Mais pourquoi as-tu fait cela ?

 

Le Prince avait parlé d’une voix douce, bienveillante, et Gab pressentit qu’il connaissait déjà la réponse. Cependant, il ne voulut pas manquer de politesse, et décida de jouer le jeu. Il avala sa salive, et bredouilla difficilement :

 

-         Parce que… j’ai vu ses parents quand il a disparu. Ils étaient très tristes. C’était ma faute, comme j’ai été jaloux, j’ai eu des méchantes pensées. Je voulais réparer cette faute. Et puis…

 

Le petit Skaven gris clair tourna la tête vers les Finston. Ils attendant la suite de sa réponse. Erika, toujours son fils dans les bras, semblait plus impatiente que son mari.

 

-         Emil… il est gentil, en fait. Je ne voulais pas… qu’on lui fasse du mal.

 

Avec un grand sourire, Steiner déclara :

 

-         Donc, tu as laissé parler ton cœur, et celui-ci était animé de pures intentions. Tu voulais aussi te montrer digne de ton père, qui a sauvé de nombreuses vies, lui aussi. Et cela, mon petit, me remplit de fierté. Tu as été d’un courage et d’un dévouement exemplaires. C’est donc à la fois le Prince et le grand-père qui t’expriment leurs félicitations. Et comme nous l’espérions tous, ton intelligence nous a permis de remporter une victoire décisive, car nous aurions essuyé bien plus de pertes sans tes inventions extraordinaires. En un mot, tu es un vrai héros, et tu mérites tout autant que les autres cette médaille.

 

Dans un silence religieux, le Prince ajusta la médaille au cou du petit Skaven gris clair. Puis il se racla la gorge.

 

« Jusqu’à présent, à ma demande, tu as surtout créé des armes, ce qui ne te plaît pas. C’était nécessaire, nous l’avons vu aujourd’hui, mais j’ai eu tort de ne pas avoir pleinement tiré parti de ton potentiel. Un vrai Prince doit savoir reconnaître quand il se trompe, ou qu’il a manqué quelque chose. Aussi, maintenant que la paix est revenue, il est temps de mettre ton intelligence au service du progrès, afin de faciliter la vie de tes concitoyens. Pour commencer, je déclare qu’à ta majorité, qui ne saura tarder, tu auras le titre de Maître Ingénieur du Royaume. Tu seras reconnu en cette qualité, et tu auras la tâche de transmettre ton savoir, afin que d’autres puissent t’aider dans tes travaux, et les faire perdurer le plus longtemps possible.

« Ensuite, je vais te donner ta première tâche à accomplir à partir d’aujourd’hui : je souhaite que tu inventes quelque chose qui nous permette de mieux vivre. Une nouvelle source d’énergie, une médecine plus efficace, une machine qui accomplirait des travaux pénibles, n’importe quoi, pourvu que ça facilite la vie de tout le monde, avec le moins de risques possible. S’il te faut dix ans pour ça, alors tu prendras dix ans, tu prendras le temps qu’il faudra, à condition que cette invention soit faite selon ton cœur, et uniquement pour le progrès du Royaume des Rats. »

 

Il s’agenouilla de nouveau devant Gabriel, posa délicatement ses mains sur ses épaules et le regarda dans les yeux.

 

-         Continue à être un Skaven au cœur Humain, mon petit, car tu le sais, très bientôt, il y aura un petit frère ou une petite sœur qui te prendra pour exemple. Et cet enfant aura beaucoup de chance d’avoir un grand frère comme toi.

 

Avec un sourire entendu, il se releva et pivota vers le premier rang.

 

-         En parlant de grands frères… Kit ? Siggy ?

 

Les deux aînés de la fratrie se levèrent promptement et grimpèrent sur l’estrade. Chacun se mit d’un côté de Gabriel, puis, à la grande surprise de ce dernier, le soulevèrent et le portèrent chacun sur son épaule.

 

-         Bravo, Gabriel ! cria Marjan.

-         Vive le futur Maître Ingénieur ! s’exclama à son tour Jochen.

 

Les Jumeaux applaudirent, et furent rapidement imités par la foule. Des « hourra », des « bravo » fusèrent à travers tout le temple.

 

-         Allez, on va prendre l’air, annonça Kristofferson.

-         C’est parti, répondit Sigmund.

 

Et les deux Skavens descendirent de l’estrade et se dirigèrent vers la sortie. Sur leur passage, les gens continuaient d’applaudir et d’acclamer avant de se lever pour les suivre. Ce fut tout un cortège qui franchit les portes du temple préalablement ouvertes par les clercs de Verena.

 

Gabriel avait le vertige. Jamais il n’avait éprouvé une telle sensation. Tous ces gens qui le félicitaient, tous ces visages illuminés de reconnaissance et d’admiration, tout ce bruit, tous ces applaudissements, rien que pour lui. Pendant un instant, il crut qu’il allait s’évanouir. Les larmes lui montèrent aux yeux quand il distingua encore les Finston, et Branwen qui sautait de joie en tapant des mains. La béatitude fut complète quand il comprit que ce qu’il voyait, pour la première fois de sa vie, c’était le résultat final de ses inventions chez les habitants de Vereinbarung.

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