L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 35 : La Troisième bataille de Gottliebschloss

7410 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 11:23

La lumière du jour éclaircissait peu à peu les cieux, et la chaleur bienfaisante des rayons du soleil passa à travers la fenêtre vitrée. Les occupants de la salle du trône s’en aperçurent. Quelques-uns se traînèrent vers la sortie pour aller se coucher, d’autres n’arrivaient plus à bouger. Un Skaven était même en plein coma éthylique, et ronflait bruyamment, le nez plongé dans ses propres vomissures.

 

Une voix rauque, secouée de violentes quintes de toux, s’éleva au-dessus de toutes les têtes. C’était le vieux Skaven vêtu d’une bure sur lesquelles étaient cousues des clochettes. Heike ne pouvait voir son visage recouvert d’un sac de toile, mais elle ne le regrettait pas, certaine que son faciès était une source d’inspiration pour les cauchemars des enfants Humains. Le moine borgne était accompagné de quelques hommes-rats décrépits, encore plus horripilants que les autres. Il clopina vers le trône et crissa quelques mots dans une langue incompréhensible à l’oreille humaine.

 

-         Il vient de me demander ce que je compte faire, maintenant. Bah ! Maintenant, avec ce château, j’ai tout pour réussir. Et surtout… j’ai… toi !

 

La jeune fille sursauta. Vellux s’en aperçut, se tourna vers le vieux Skaven au visage masqué, lui marmonna quelques mots, et les deux ricanèrent de concert. Il reprit d’une voix traînante :

 

-         Eh, même sans être traitée à la malepierre… tu dois être fertile ! Je devrais quand même te faire pondre… quelques descendants ! Faut bien… que mon sang perdure-vive.

 

Il rit de plus belle, tandis que la jeune Skaven avala sa salive, de peur et de dégoût. Cela faisait trois jours complets que ces rustres pillaient sans vergogne les réserves de nourriture de Gottliebschloss. La salle du trône était à présent dans un état lamentable. Des déchets alimentaires de toutes sortes se répandaient sur le parquet, les tonneaux de bière étaient renversés, et l’alcool se mêlait aux fluides corporels, ce qui n’empêchait pas les Skavens maladifs de lécher le mélange à même le sol. Mais malgré les apparences, le plus répugnant était le chef.

 

Vellux l’avait d’abord enchaînée au trône, puis, suprême insulte, avait uriné sur elle, la désignant ainsi comme sa propriété exclusive. Il avait souillé ses vêtements, et laissé son écœurante odeur sur elle ! Heureusement, il n’avait pas été plus loin. Depuis que les Skavens avaient apporté les victuailles, il mangeait et buvait sans s’arrêter, vautré dans le grand fauteuil rembourré du maître des lieux. Sa langue était devenue pâteuse, sa voix bredouillante, et son ventre ballonnant laissait échapper des gaz fétides et crépitants. Cet état avait l’avantage de retenir sa libido. Trop abruti par la boisson, il n’avait pas la tête à donner libre cours à ses pulsions lubriques et n’avait pas encore poussé son envie plus loin que quelques caresses sur l’échine ou la tête de sa prisonnière, comme pour un petit chien.

 

La jeune fille-rate était écœurée par cette orgie. Tout autour d’elle n’était qu’odeurs urticantes et exclamations vulgaires, un vrai supplice pour une personne habituée aux raffinements de la bourgeoisie impériale. Les pires moments pour son amour-propre étaient ceux où elle devait satisfaire ses besoins naturels. Quand elle avait vu toute l’assemblée la contempler en ricanant la première fois, alors qu’elle avait fait le maximum pour rester cachée derrière le fauteuil, elle avait dû se résoudre à attendre les premières lueurs du jour, l’heure à laquelle les hommes-rats consentaient enfin à dormir.

 

La peur était constante. Même quand elle s’assoupissait à son tour, elle était brutalement réveillée par un couinement ou une exclamation, et elle n’était plus capable de déterminer si cela venait de l’un des Skavens de Vellux ou de son subconscient. Mais il y eut quelques moments où elle se surprit à sentir une autre émotion encore plus inquiétante. En fin de journée, après s’être copieusement empiffrés, ses ravisseurs lui inspiraient davantage de dégoût que de terreur, et par moments, ce n’était pas la peur de mourir qui étreignait ses intestins, mais de la colère.

 

Comment un garçon aussi sincère, aussi délicat, aussi gentil que Psody peut avoir grandi au milieu de ces dégénérés ? pensa-t-elle. Vellux a raison de le craindre, tôt ou tard, il se serait bien révolté contre lui !

 

Bien inconscients de la tempête qui ébranlait l’esprit de la jeune fille, les Skavens de Vellux continuaient à se goinfrer et à acclamer le Prophète Gris entre deux hoquets. Le Maître Mutateur Skilit, tout particulièrement, était enchanté.

 

-         Vous êtes le plus grand-beau-intellizent Prophète Gris de tout l’Empire Zouterrain ! Grâze à votre incomparable ezprit, nous avons pu nous inztaller izi, et z’ai maintenant de la matière première à foison pour mes expérienzes !

-         Ravi que ça vous plaise, Maître Mutateur !

 

Le Prophète Gris fronça les sourcils quand il remarqua chez le chef du Clan Moulder un petit détail qu’il n’avait pas vu auparavant.

 

-         C’est quoi, ce grand manteau ? Vous n’en portez jamais ?

-         Vous avez mille fois raison, trois fois trois fois très observateur œil du Rat Cornu. Zuste avant de quitter Brissuc, z’ai eu une idée. Une nouvelle mutazion qui pourra, z’en suis zûr, ze révéler particulièrement utile. Mes azziztants m’ont bien aidé ; z’aurais pu y arriver zeul, mais quand on a des larbins efficazes-efficazes, pourquoi z’en priver ?

-         Oui, pourquoi ? répéta Vellux, dont l’alcool, la digestion et le sommeil embrumaient peu à peu l’esprit.

 

L’un des Skavens à quatre pattes sur le tapis releva l’arrière-train, souleva la queue, et un pet retentissant éclata dans la pièce. Le visage d’Heike se renfrogna de dégoût tandis que les hommes-rats gloussèrent de rire. C’est alors qu’elle distingua une ombre derrière le trône, et elle sentit un picotement électriser sa colonne vertébrale. L’ombre était un Skaven au pelage tout noir, et dont les yeux à peine visibles sous sa cagoule scintillaient tels deux globes de ténèbres. La jeune fille-rate pressentit que ce Skaven-là était plus vicieux que les autres, sans pouvoir l’expliquer. Le Skaven au pelage noir se pencha vers le Prophète Gris, et chuchota quelque chose à son oreille. Vellux répondit par un geste maladroit de la main avant de s’effondrer dans le fauteuil. Il ne tarda pas à s’assoupir. Tout comme les autres Skavens présents. Quelques minutes plus tard, alors que la Skaven pouvait enfin voir le soleil à travers la fenêtre, le silence retomba dans la salle du trône.

 

Heike baissa les yeux vers la gamelle, eut encore une grimace douloureuse en voyant la viande crue et sanglante à l’intérieur, mais l’appel de son estomac fut plus fort. Elle consentit à grignoter son « repas » à petites bouchées.

 

*

 

Heike ouvrit les yeux, et vit la lumière de la lune par la fenêtre. Plusieurs heures avaient passé, et les Skavens se réveillaient peu à peu. Il y eut des grognements contrariés, des couinements malheureux. Elle se réfugia en vitesse à l’abri des regards pendant qu’il en était encore temps pour soulager son ventre. Quand elle regagna sa place, elle vit que les Skavens étaient tous de méchante humeur, très probablement à cause de leurs excès de table. Vellux se massa le front avec une mine défaite.

 

 

-         Comment les choses-hommes font pour ne pas se rendre malades-malades ?

-         Je pense qu’ils se montrent plus modérés, ô sublime incarnation glorifiée du Rat Cornu, marmonna le Diacre Soum.

 

Le Prophète Gris sourit en voyant la pondeuse assise au pied de son trône. Il siffla en reikspiel :

 

-         Alors, ma petite pondeuse… comment te sens-tu ?

 

La femelle leva son museau vers lui.

 

-         Bien, grand Prophète Gris.

 

Vellux aboya :

 

-         Baisse le museau quand tu parles à un être supérieur !

 

Elle sursauta, et s’inclina docilement.

 

-         Tu as encore tout à apprendre de notre société, femelle !

-         Vous… vous avez raison, grand Prophète Gris.

-         Je t’apprendrai à bien te conduire-comporter !

-         J’en serai ravie, votre magnanimité élue par le Rat Cornu.

 

Le Skaven Blanc grommela encore quelques syllabes inintelligibles, mais ne prêta plus attention à sa propriété. Il ordonna à un petit Skaven qui se tenait près de la table :

 

-         Hé, toi ! Va me chercher une bassine d’eau ! Vite-vite !

 

Le Skaven sortit précipitamment de la salle. Il revint une minute plus tard, le temps pour les autres Skavens de reprendre complètement leurs esprits. Sur son ordre, le Guerrier des Clans posa la bassine aux pieds du Prophète Gris. Ce dernier s’agenouilla, et plongea sans hésiter sa tête sous l’eau. Il répéta l’opération plusieurs fois. L’eau coula sur son pelage, lui fit du bien, et bientôt il se sentait en pleine forme.

 

-         C’est mieux-mieux. Hé, pondeuse !

-         Oui, maître Vellux ?

-         Tu as soif ?

-         Euh… un peu, grand seigneur.

-         Bien !

 

Le Prophète Gris donna un grand coup de pied dans la bassine, et renversa ainsi son contenu sur la jeune fille-rate. Toute la salle éclata de rire devant l’air contrit de la pondeuse, trempée, qui grelotta de froid.

 

Soudain, un Technomage du Clan Skryre fit irruption dans la salle du trône. Paniqué, il haleta plus qu’il n’articula :

 

-         Maître, maître ! C’est affreux-affreux !

-         Quoi, quoi ?

-         Les choses-hommes arrivent-arrivent !

-         Les choses-hommes ?

-         Nombreux ! Motivés !

-         Combien ?

-         Des dizaines de dizaines ! Peut-être même des dizaines de dizaines de dizaines !

 

 

Heike ne comprenait rien à la conversation, mais les cris affolés du Skaven et l’air contrit de Vellux étaient clairs : quelque chose susceptible de compromettre la position dominante des Skavens était sur le point de se produire. Le Skaven Blanc couina sur ses hommes-rats, donna quelques coups de pied à ceux qui étaient encore avachis sur le sol. Les moins abrutis empoignèrent leurs armes et stimulèrent les retardataires de la même façon.

 

Vellux se pencha sur la jeune fille, et lui attrapa l’oreille.

 

-         Quoi qu’il arrive, pondeuse, ne tente rien, ou tu le regretteras !

 

Puis il recommença à glapir dans sa langue natale. Tous les Skavens quittèrent la pièce. Restée seule, enfin au calme, Heike réfléchit.

 

Dame Franzseska avait raison, c’est sûrement l’armée d’un des seigneurs voisins.

 

*

 

-         Nous y sommes, messieurs !

 

Hallbjörn Ludviksson leva la main, et toute la compagnie s’arrêta. Le Norse mit pied à terre, et contempla ses troupes. Nedland Grangecoq, Votiak, Jorund et les autres avaient fait du zèle. Plus de trois centaines de guerriers parmi les plus aguerris et les moins regardants s’étaient laissés motiver par l’appât du gain, et avaient répondu à l’offre de Ludwig Steiner. La plupart faisaient partie de compagnies de mercenaires comparables avec celle de Ludviksson, ce dernier avait même eu l’occasion de remplir quelques contrats délicats avec eux par le passé. Certains étaient à cheval, mais le plus grand nombre était resté à pied. Tous les membres de l’expédition de Lustrie étaient là, à l’exception de la petite demi-douzaine partie avec Magdalena et Samuel. Et tous étaient des hommes endurcis, qui avaient survécu à de nombreuses batailles, certains avaient même déjà perdu un œil, une oreille ou un bras. Ils avaient tous la réputation d’être de véritables chiens de guerre. Certains avaient cru à une mauvaise blague en voyant Psody, mais le capitaine et ses deux lieutenants s’étaient montrés convaincants.

 

En somme, la nouvelle compagnie de Ludviksson était composée de vrais durs, dont la majorité était eux-mêmes natifs de Norsca. Les lieutenants n’avaient pas retrouvé Sœur Abigaïl, qui avait déjà quitté la capitale lorsque Steiner avait été délivré de son insalubre prison.

 

Assis en croupe sur le cheval de Romulus, Psody frissonna en distinguant la forme de la grande bâtisse dans laquelle il avait été emprisonné quelques mois plus tôt. Les volutes de brume donnaient à Gottliebschloss un aspect irréel, et savoir qu’il était désormais hanté par les Skavens le rendait plus inquiétant encore. Les Fils du Rat Cornu n’avaient pas allumé les flambeaux, leurs yeux habitués à l’obscurité étaient suffisants.

 

-         Tout va bien se passer, mon jeune ami, promit Steiner, qui chevauchait aux côtés du prieur de Shallya.

-         C’est inquiétant, on dirait qu’il n’y a personne, constata Tomas.

-         Il n’en est rien-rien. Tends l’oreille.

 

Les hommes de la compagnie écoutèrent attentivement, et perçurent des exclamations qui retentissaient de temps à autre dans la nuit, des voix trop aiguës et grinçantes pour sortir d’une gorge Humaine.

 

-         Que disent-ils ? demanda le capitaine Norse.

-         Je n’arrive pas bien à entendre, mais je dirais qu’ils nous ont repérés. C’est l’excitation du combat. Ils sont prêts à se battre, Hallbjörn.

-         Nous aussi !

 

Hallbjörn s’adressa à la cantonade.

 

-         Nous allons être obligés de nous battre de nuit. Rappelez-vous que ça va être à leur avantage, ces monstres voient bien dans le noir.

 

L’Humain regarda vers le château, et prit quelques instants pour bien l’examiner. Pendant sa formation dans l’armée impériale, il avait appris les bases de la stratégie militaire, et plusieurs batailles perdues d’avance avaient tourné en sa faveur grâce à ses idées de tactique. Il n’avait encore jamais affronté les Skavens, mais pendant le trajet du retour, il avait bavardé avec Psody, qui lui avait expliqué ce qu’il savait sur les forces des armées de l’Empire Souterrain.

 

-         Ils vont tout faire pour rester à l’intérieur. Les déloger ne sera pas une mince affaire. Ils ont des armes à feu puissantes, et des globes à gaz pour nous étouffer. Il y aura peut-être des machines de guerre.

-         Brissuc a au moins une Cloche Hurlante, mais s’ils s’en servent, ils risquent de détruire le château eux-mêmes.

-         Les fosses sont profondes et garnies de pieux, précisa Romulus. Et le pont-levis est la seule issue.

-         Nous allons devoir le baisser d’une manière ou d’une autre. Les archers, vous vous occuperez des arquebusiers et des Globadiers en priorité.

 

L’une des compagnies était composée de mercenaires spécialistes du maniement de l’arc.

 

-         Vous continuerez à faire pleuvoir vos flèches sur eux. Nous allons les pousser à sortir.

-         C’est probablement comme ça qu’ils ont pris le contrôle, pensa Votiak à haute voix.

 

Psody descendit du cheval du prieur.

 

-         Je vais rester en arrière avec maître Steiner, frère Tomas et le prieur Romulus. Je ne peux pas me battre au contact comme vous, mais j’essaierai de vous aider avec ma magie.

-         Ta magie ? répéta Jorund. Dis donc, le rat blanc, elle ne risque pas de nous détruire, ta magie ?

-         Euh… normalement, les Prophètes Gris s’en servent sans scrupule-vergogne, et sans penser à leurs guerriers. Je vais m’appliquer pour ne pas vous blesser, je vous le promets.

-         De toute façon, si le plan marche, ce ne sera pas nécessaire.

 

Le petit Skaven Blanc rajusta son sac à dos, et récupéra son macuahuitl fixé sur la selle du cheval du prieur. Il se tourna vers Steiner.

 

-         Monseigneur, je… je voudrais m’isoler un peu, quelques minutes.

-         Toujours prendre ses précautions avant de partir ! railla le capitaine Norse.

-         Il ne s’agit pas de ça. Je dois… je dois mettre les choses au point avec mon dieu.

 

Tous les hommes firent silence. Les Norses étaient superstitieux, et respectaient les liens que les hommes de religion entretenaient avec leur divinité tutélaire, même s’il s’agissait d’un Skaven. Hallbjörn mit pied à terre à son tour.

 

-         J’ai besoin de quelques minutes pour mieux examiner le terrain, mein herr.

-         Il vaudrait mieux ne pas traîner, je rappelle qu’ils nous ont déjà vus !

-         Oui, maître Steiner, je fais vite-vite !

 

Le marchand n’avait pas envie d’attendre, mais il savait aussi qu’il ne fallait pas confondre vitesse et précipitation. Il grommela quelques syllabes en faisant un geste de la main. Sans traîner davantage, Psody fila vers l’orée de la forêt avoisinante.

 

 

Une fois à l’abri des regards, Psody posa ses affaires par terre. Il ramassa une brindille, et traça un grand triangle sur le sol. Puis il retira un à un ses vêtements et les posa sur une souche d’arbre. Quand il fut nu, le petit vent frais de la fin d’automne lui hérissa le poil. Il s’agenouilla devant le dessin, et leva les yeux au ciel, prit son inspiration, et parla ainsi dans sa langue natale :

 

-         Ô, Rat Cornu, dieu du Peuple de l’Empire Souterrain, écoute ma prière ! Cette nuit est la nuit où je vais accomplir le destin de chaque Prophète Gris : affronter celui qui m’a appris à écouter tes paroles, et le vaincre. Seulement…

 

Il s’interrompit quelques secondes, le temps de trouver les bons mots.

 

-         Normalement, je devrais prendre sa place, ô père de tous les Skavens. Je devrais sermonner les Skavens inférieurs, prendre un apprenti pour lui apprendre tout ce que je sais, et garder le contrôle sur lui. Mais… je ne veux pas. Aujourd’hui, je suis sûr que mon chemin n’est pas celui des Skavens Blancs normaux. J’ai aperçu un autre destin. Je peux vivre en étant heureux, aux côtés d’une pond… d’une personne, qui a donné un sens à ma vie.

 

Sa gorge se nouait peu à peu, et il tremblait, pas à cause du froid. Une petite larme perla au coin de son œil.

 

-         Je… je n’ai jamais-jamais cessé d’écouter tes messages et d’essayer de les comprendre. Je crois toujours en toi. Mais je crois aussi que… les Skavens peuvent vivre heureux à la surface, mais d’une manière différente. Romulus avait raison, quelque part au fond de mon cœur, je pense que c’est possible. Regarde-moi, et regarde Heike. Les Humains peuvent être nos alliés, dans notre quête vers la perfection spirituelle. Je suis… je suis peut-être un terrible sacrilège, mais je te le jure sur ma vie, je ne cherche qu’à m’élever à tes yeux. Pas aux yeux de tous les Vellux de l’Empire Souterrain qui déforment ta parole sacrée… seulement toi. Ô, Rat Cornu, si tu m’autorises à continuer sur cette voie, si tu m’accordes la victoire ce soir, et si tu me permets de fonder une vraie famille avec Heike, je te jure que jamais je ne t’abandonnerai. Au contraire, je continuerai à te remercier tous les jours. Et même si je ne transmets pas tes enseignements, qui sont interdits chez les Humains, je t’écouterai et ferai tout pour t’honorer jusqu’à la mort. Je ferai tout pour que tous les Skavens… puissent être heureux comme moi.

 

Il n’y eut aucune réponse, aucune réaction de quoi que ce soit. Cela suffit à Psody. Il s’accroupit près de son sac, l’ouvrit, et en ressortit précautionneusement la robe que Katel avait confectionné pour lui.

 

Même en Lustrie, il avait toujours gardé au fond de son sac ce précieux vêtement, témoignage du premier et unique amour maternel qu’il avait reçu. Cette robe cousue dans une pièce de tissu bleu nuit n’avait pas beaucoup souffert de tous ses voyages. Elle portait des motifs en forme d’étoiles et de lunes brodés avec du fil de couleur cuivre. Les manches étaient bordées de la même façon, ainsi que le col. Et la grande tête de Skaven Blanc argentée resplendissait toujours sur son dos. Dame Katel avait sans doute passé des heures à fabriquer ce magnifique vêtement, la nuit, pendant qu’il dormait. Il en était sûr, elle avait mis tant de passion à cette tâche qu’elle avait imprégné cette œuvre d’art d’une petite partie de son âme.

 

Et pour la deuxième fois, elle allait lui donner force et courage pour affronter l’épreuve qui se profilait. Gottliebschloss serait une seconde fois pour lui le théâtre d’une sanglante bataille. Il avait confiance. Quelques mois plus tôt, son intelligence et son audace lui avaient permis de vaincre Jourg du Clan Moulder et ses troupes.

 

Cette fois, c’est différent… je vais affronter mes frères de terrier et mon propre maître. Mais je ne suis pas seul. J’ai des amis, et d’autres troupes.

 

Lentement, cérémonieusement, il enfila la robe de Katel. Une fois les manches ajustées, il passa la lanière du fourreau du macuahuitl sur son épaule droite, vérifia une dernière fois le contenu de son sac de cuir qu’il remit sur son dos, rajusta sa ceinture dotée de petites sacoches à composantes. Enfin, il inspira un bon coup, et regarda dans la direction du château, qu’il pouvait percevoir entre les arbres.

 

-         Maintenant-maintenant, Heike, j’arrive !

 

 

Hallbjörn Ludviksson avait pris le temps d’observer très attentivement la topographie du terrain, afin d’adopter la meilleure stratégie. Il avait confié son cheval à l’un des mercenaires plus habitué que lui au combat monté.

 

-         Ça y est, leurs tireurs sont en place, je les vois, déclara Nedland.

-         Bon. Le petit rat blanc m’a dit que leur matériel est dangereux, mais pas très fiable. Néanmoins, nous ne devons pas compter sur une panne, et rester hors de portée.

 

Hallbjörn fit un grand geste du bras pour désigner la muraille dans son ensemble.

 

-         Ces enfoirés sont habitués à se battre dans les tunnels et les égouts. Tant qu’ils seront entre ces murs, ils seront avantagés, contrairement à nous qui dominons toujours sur les grandes plaines. Il va vraiment falloir les pousser à sortir. C’est compris, les archers ? Votre rôle est déterminant !

 

Ranulf pointa de son épée la direction des bois.

 

-         Revoilà le petit rat blanc.

-         Tiens ! Voilà une sacrée parure ! constata Nedland.

 

Quand il fut de nouveau parmi les Humains, le grand Jorund demanda :

 

-         C’est ta robe de sorcier ?

-         Un cadeau de la femme qui m’a sauvé la vie-vie. Elle m’a toujours porté chance.

-         On va en avoir besoin. Maintenant, nous…

 

Nedland intima le silence d’un geste.

 

-         Hé, vous autres ! Écoutez !

 

Tout le monde se tut. Les sourcils froncèrent, les visages grimacèrent, les lèvres se retroussèrent, la nervosité gagna peu à peu les hommes de la compagnie alors que quelque chose sortait de la brume, par l’ouest. L’éclaireur Halfling sortit sa lunette, et son front se sillonna tel un champ labouré.

 

-         Dites-moi que je rêve !

-         Quoi, d’autres Skavens ?

-         Non, ce sont des guerriers Humains. Certains portent des armures lourdes.

-         Des renforts, peut-être ? demanda le marchand.

-         Je ne sais pas, mein herr. L’héraldique impériale n’a pas de secret pour moi, mais je ne reconnais pas leurs bannières. Non, ce n’est pas l’armée régulière. J’ai l’impression que ce sont des maraudeurs !

 

Hallbjörn eut un sursaut énervé.

 

-         Ce n’était pas prévu, ça !

 

Le marchand craignit de voir les mercenaires quitter les lieux sans préavis. Affolé, il s’exclama :

 

-         Capitaine ! Je réviserai les termes du contrat, je vous paierai une prime, mais je vous en supplie, n’abandonnez pas ma fille !

-         Ce n’est pas un problème d’argent, maître Steiner. Si on se retrouve avec deux fois plus de monde à affronter, je ne suis pas sûr qu’on ait une chance de gagner !

-         Qui sont ces gens ? demanda Romulus.

 

Tomas, le clerc de Verena, possédait lui aussi une longue-vue. Il la sortit de sa besace, et scruta rapidement les nouveaux arrivés. Les autres virent ses traits se crisper d’angoisse.

 

-         Qu’est-ce que c’est que ces êtres ? Regardez mieux, maître Grangecoq, il n’y a pas que des Humains.

 

Les nuages se déchirèrent, laissant passer la lumière de Morrslieb. Soudain, Nedland comprit.

 

-         Par les poils des pieds de ma grand-mère par alliance !

-         Quoi, bon sang ? s’impatienta le marchand.

 

L’éclaireur rangea sa longue-vue, et lorsqu’il répondit à sa question, Psody sentit dans sa voix une tension très difficilement contenue.

 

-         Messieurs, nous voilà face au Chaos !

 

Le sang du capitaine Ludviksson ne fit qu’un tour.

 

-         Quoi ? Les Chaoteux ?

 

Comme tous les Norses qui n’avaient pas vendu leur âme aux dieux interdits, Hallbjörn et ses compatriotes présents détestaient les créatures issues des Désolations du Chaos par-dessus tout. Hallbjörn agrippa son marteau et murmura d’une voix monocorde qui traduisait une fureur noire tout juste contenue :

 

-         Très bien… Je retire ce que j’ai dit, mein Herr. En ce qui me concerne, je trouve qu’ils ne sont pas assez nombreux.

-         Vous pensez avoir une chance ? demanda Tomas avec anxiété.

 

Le Norse jeta au jeune clerc un regard étincelant de colère.

 

-         Il ne s’agit pas d’une simple bataille, fiston. L’honneur, l’amour-propre, le pays et la famille de chaque Norse sont toujours malmenés par le Chaos. Lutter contre les esclaves des dieux interdits est un devoir que nous accomplissons sans hésiter.

 

Le jeune Humain chercha du regard un visage, une expression de connivence qui aurait pu aller en son sens et modérer la détermination du capitaine Ludviksson, mais il n’y eut rien de tel. Bien au contraire, tous les Norses de la compagnie étaient clairement décidés à se battre contre les deux armées.

 

Pendant ce petit échange, Nedland avait continué à surveiller les troupes du Chaos. Il se rendit compte que les servants des dieux sombres ne semblaient pas leur prêter attention. Il finit par comprendre.

 

-         Ils ne sont pas venus pour nous ! Ils se dirigent vers le château !

-         Mais pourquoi ?

 

Le petit homme-rat s’approcha de Tomas.

 

-         Tomas, tu veux bien me prêter ton truc pour voir loin ?

 

Sans mot dire, le jeune clerc lui tendit la longue-vue. Psody la cala sur son œil rose, et tendit le cou en avant. Il distingua à travers la lentille de verre des bannières brandies par les étranges soldats du Chaos. Très vite, il reconnut le grand symbole peint sur les peaux tendues.

 

-         C’est le symbole de Slaanesh !

-         Slaanesh, le Grand Tentateur ! gémit le jeune Ranulf, qui n’avait jamais été confronté aux servants de ce dieu.

-         Un instant ! Je… Oh-ho ! J’ai compris !

-         Quoi, quoi ?

 

Le jeune Skaven Blanc rendit au clerc son instrument, et leva les yeux vers Steiner.

 

-         Monseigneur, je parie que ce sont les troupes d’Aescos Karkadourian !

-         Karkadou… Ah oui ! Le sorcier qui a fabriqué la femelle ensorcelée !

-         Lui-même ! Je ne sais pas s’il espère trouver Gottlieb ou Vellux, mais les Skavens ne vont pas le laisser filer-s’échapper !

-         Alors il faut qu’on en tire avantage ! ordonna Hallbjörn d’une voix puissante. Les démons et les Skavens vont finir par s’intéresser à nous, mais avant d’intervenir, laissons-les se casser la gueule entre eux, ça augmentera d’autant nos chances !

 

Et effectivement, les esclaves de Slaanesh se lancèrent avec moult rugissements vers les murailles de Gottliebschloss. Certains d’entre eux n’hésitèrent pas à se jeter dans la fosse sans prendre garde aux pieux.

 

 

Du haut du rempart qui surplombait le porche d’entrée, Vellux écumait. Il avait complètement oublié la menace du sorcier chose-bizarre Aescos Karkadourian. Il attrapa par la peau du cou le petit Skaven qui l’avait alerté.

 

-         C’est ça, tes choses-hommes ? Tu vois bien que ce sont les choses-bizarres !

-         Mais… là-bas ! gémit le malheureux en tendant un index hystérique vers le sud.

 

Le Prophète Gris distingua alors les premiers rangs d’un bataillon de choses-hommes moins touchés par le Chaos. Que voulaient-ils ? Lui voler son château ? C’en fut trop pour lui. Il flanqua une violente gifle au Skaven, puis le roua de coups de pied. Puis il cria :

 

-         Soum ! Soum !

 

Le vieux Pestilens se manifesta bien vite.

 

-         Oui, ô puissant serviteur dévoué au Rat Cornu ?

-         Réveillez vos Encenseurs à Peste ! Ils vont partir en première ligne !

-         C’est que… euh… oui, ô magnifique enfant du Rat Cornu !

 

Le Diacre n’osa pas discuter l’ordre du Prophète Gris. Vellux baissa le museau vers la cour, et glapit :

 

-         Grande Dent Sémik ? Grande Dent Sémik ? C’est pas vrai ! Où il est, celui-là ? SEMIK !

 

Le chef des Skavens Noirs déboula en courant dans la cour, paniqué.

 

-         Ou… oui, incommensurable-magnifique-immense…

-         Suffit ! Bougez vos fesses, et celles de vos Vermines de Choc !

 

Le Prophète Gris aboya vers les Skryre en position sur les tours.

 

-         Allez, Jezzails ! Feu à volonté !

 

Déjà quelques-unes des choses-bizarres s’étaient répandues dans le fossé. Des Mutants, pensa le Skaven Blanc en serrant les dents. Il distingua un Skaven qui ressemblait davantage à une monstrueuse araignée. Les Jezzails grondèrent bruyamment, et les premières balles de malepierre frappèrent les créatures tordues.

 

 

Dans la cour, les Vermines de Choc se préparaient au combat. Chitik, prêt à se battre, vit son frère Diassyon courir devant lui. Il l’attrapa par le bras au passage.

 

-         Hé, qu’est-ce qui se passe-passe ?

-         Deux armées, Chitik ! Les choses-hommes et les choses-bizarres.

-         Quoi ? Deux armées ensemble contre nous ?

-         Je ne sais pas. Attends.

 

Le Skaven brun héla l’un des Tirailleurs sur les remparts.

 

-         Ho, Pîdh !

-         Quoi ? glapit le tireur qui rechargeait son arme.

-         Qui nous attaque ?

-         Les choses-bizarres !

-         Et les choses-hommes ?

-         Pas bougé. Restent à regarder-regarder !

 

Diassyon se retourna vers la Vermine de Choc.

 

-         Bien ! Entre ces murs, on n’a rien à craindre ! Je monte à mon tour. Que le Rat Cornu te rende fort !

-         Fais attention à toi, frère !

 

Le jeune Technomage sauta sur une échelle, et en quelques secondes, il fut à la même hauteur que les autres. Il empoigna son Jezzail à malepierre modifié, s’appuya sur le créneau, et balaya à travers la lunette tout le champ de bataille. C’est alors qu’il vit quelque chose qui le fit sourire.

 

 

-         Hé, Hallbjörn !

-         Ouais, Votiak ?

-         Tu vois ce que je vois ?

 

Le capitaine de la compagnie plissa les yeux, et fit une moue agacée.

 

-         Saligauds de bâtards !

-         Que se passe-t-il ? Oh non ! s’écria Tomas.

 

Psody comprit à son tour, et couina :

 

-         Ils se dirigent vers nous !

-         Ah ouais ?! Ils vont pas être déçus du voyage !

 

Hallbjörn sentit les battements de son cœur accélérer tandis que les barbares approchaient. Comme nombre de guerriers Humains adorateurs des sombres puissances du Chaos, ils venaient des pays nordiques. Certains étaient typés kislévites, d’autres étaient vraisemblablement originaires de son pays natal, la Norsca, et tous avaient le teint violacé et les traits durcis par les vents glacés des terres du Chaos. En voyant ces hommes courir vers lui et ses camarades en hurlant, il comprit que le combat allait être très violent.

 

Bien sûr, ça n’allait pas être une bataille aussi épique que celles menées par Sigmar Heldenhammer à l’aube de la constitution de l’Empire du Vieux Monde. Il ne s’agissait pas non plus de l’affrontement entre des dizaines de milliers d’individus comme durant la Tempête du Chaos, la plus effroyable guerre endurée par l’Empire depuis deux cents ans, guerre qui n’avait pas épargné son propre village.

 

Et pourtant, il savait que ce pugilat allait être très meurtrier. Chaque camp était fermement décidé à l’emporter sur les deux autres. Hallbjörn sentit qu’il était temps d’encourager ses propres troupes. Il se tourna vers ses hommes, et parla dans sa langue natale :

 

« Fiers guerriers de Norsca, d’habitude nous combattons pour l’argent, mais au fond de nous, vous le savez, ce que nous voulons vraiment, ce brasier qui consume notre cœur, c’est la perspective de libérer notre pays de la misérable engeance des dieux du Chaos. »

 

« Aujourd’hui, les créatures de Slaanesh, le dieu de la perversion et de la débauche, croient qu’elles peuvent l’emporter sur nous et sur les rats géants. Qu’ils démolissent les rats. Mais avec nous… »

 

Le capitaine Norse fit une petite pause. Son propre cœur battait de plus en plus fort. Tout au fond de lui-même, il était un Berserk, capable de canaliser au plus profond de lui-même toute son énergie, et de déchaîner une rage terrible qui en faisait un combattant infatigable. Et la même énergie bouillait dans les veines de ses compatriotes.

 

« Ces ennemis-là sont des traîtres à notre peuple, et nos ases pleurent de les voir déchus. Il n’y a plus aucun espoir pour eux. Ils ont choisi leur propre chute, ils ont oublié qui ils étaient, de leur plein gré ! Et je parie qu’ils espèrent qu’on fera comme eux. »

 

Déjà quelques-uns des mercenaires grognèrent en levant leurs armes. Quelques centaines de yards plus loin, le régiment de Guerriers du Chaos le plus proche courait dans leur direction. Hallbjörn rejeta la tête en arrière et beugla :

 

« Ils corrompent nos hommes, ils massacrent nos femmes, ils dévorent nos enfants ! Mais maintenant, il est temps de leur montrer qui sont les vrais maîtres de la Norsca ! »

 

Hallbjörn brandit d’une main son marteau de guerre avec un cri sauvage, immédiatement imité par tous ses mercenaires. Ce spectacle le galvanisa. Tous étaient prêts à se battre jusqu’au dernier souffle, et à le suivre jusqu’au plus profond des enfers, tant qu’ils avaient une chance de vaincre.

 

Votiak porta sa corne à sa bouche, et souffla de toutes ses forces. Un puissant mugissement retentit, et finit de motiver les guerriers Norses. Tous se jetèrent dans la bataille, et les deux petites armées se percutèrent.

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