L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 36 : Mêlée générale

7003 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 11:25

Les récits des exploits de Sigmar résumaient généralement en quelques mots les batailles épiques, et les chroniqueurs ne s’attardaient pas sur les descriptions détaillées des combats entre les protagonistes des différentes armées. L’explication la plus probable à cette simplification était le manque d’information : aucun historien sensé ne risquait sa vie en première ligne. Aussi y avait-il un fossé entre ce que les étudiants de l’université impériale lisaient dans leurs manuels et la dure réalité. Hallbjörn Ludviksson ne le savait que trop bien.

 

Les mercenaires Norses étaient moins bien protégés que les redoutables Guerriers du Chaos, mais leur vivacité doublée de leur furie compensait ce handicap. En deux coups de marteau, le capitaine écrasa le premier soldat ennemi en armure lourde équipé d’une lourde hache. Son fidèle lieutenant Votiak se tenait à sa droite. Malgré les années, le vétéran n’était pas en reste, et jouait de son fléau d’armes avec maestria.

 

Chaque choc était accompagné d’un cri sauvage, d’une imprécation envers l’ennemi, ou de l’appel de son dieu. Le sang giclait à la moindre blessure, et les lames tailladaient les chairs. Le capitaine Norse grogna de frustration en voyant tomber ses camarades. Il n’en perdait pas pour autant sa rage de vaincre, et était bien décidé à éliminer deux Chaoteux pour chaque mercenaire vaincu.

 

 

Du haut du rempart, Vellux suivait le déroulement de la bataille. Les choses-hommes étaient sérieusement ralenties par les guerriers en armure des choses-bizarres, et les Jezzails à malepierre continuaient de laminer les créatures tordues. À ses côtés, le Maître Mutateur Skilit ricana.

 

-         Prophète Gris Vellux, ze crois qu’il est temps de vous montrer ma toute dernière opérazion de zirurzie.

-         Faites, ordonna Vellux, qui pesta intérieurement contre la folie créatrice du Moulder.

 

Avec un geste qui se voulait élégant, le Skaven dégingandé laissa tomber son manteau à terre, révélant une grande paire d’ailes de peau membraneuse, couvertes d’un duvet blanc.

 

-         Et voilà ! Un prélèvement zur une malesouris, un peu de chair, des cartillazes, et le tour est zoué ! Maintenant, ze peux voler !

 

Les malesouris étaient des animaux de l’Empire Souterrain, d’énormes chauves-souris au corps grand comme un poney. Le Prophète Gris siffla avec agacement en se rappelant un petit problème dû à leurs proportions massives.

 

-         Je croyais que les malesouris ne pouvaient pas voler ?

-         Vrai-exact, votre zublimizzime zainteté, mais ze me suis appliqué à renforzer les muzcles et les nerfs. Za peux marzer !

-         Et vous avez déjà fait un essai ? grommela le Skaven Blanc.

 

Le Maître Mutateur leva un index triomphal, lorsqu’il se figea.

 

-         Euh… à vrai dire, non. Mais za n’a aucune importanze ! Vous allez voir !

 

Pour la deuxième fois, Vellux poussa un profond soupir agacé, et s’éloigna de quelques pas. Skilit tendit les bras, et fit rouler ses épaules. Il déploya ses nouvelles ailes, brassa l’air plusieurs fois, et finalement s’éleva à quelques pieds des dalles de pierre. Avec un cri d’excitation, il s’envola au-dessus du chemin de ronde, et disparut dans le ciel nocturne.

 

 

Restés en retrait, Psody, Romulus, Tomas et Steiner ne perdaient pas une miette de l’affrontement. Nedland Grangecoq s’était allongé sur l’herbe, à quelques yards de là, son fusil à lunette prêt à servir.

 

-         Que comptes-tu faire ? demanda le marchand.

-         D’abord, je dois repérer où se trouve Heike. Ensuite, je pourrai agir. Je ne peux pas me jeter en première ligne comme les gars d’Hallbjörn.

-         Ce serait du suicide, marmonna entre ses dents le clerc de Verena.

 

Tomas continuait à lorgner l’action de sa longue-vue ; soudain, il fronça les sourcils.

 

-         Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

 

-         Oui, c’est quoi, ça ?

 

Le Prophète Gris avait lui aussi remarqué quelque chose de plus inhabituel encore. Les choses-bizarres amenaient des catapultes, mais aussi une grande caisse de bois montée sur roues. Vellux connaissait l’existence des machines de guerre des sous-créatures de la surface, mais il ne se rappelait pas avoir déjà vu de simples boîtes se révéler dangereuses.

 

-         Probablement des bêtes de guerre dedans, comme nos rats-ogres, observa le Diacre de la Peste.

-         Hum…

 

Voyons… cette caisse est trop éloignée pour les Jezzails ou les lance-feu, et nous n’avons pas de canons. Je vais la réduire en miettes-bouillie grâce à la magie !

 

Il leva les bras vers les cieux, tendit les doigts autant qu’il put, et se concentra. Il sentit l’énergie du Warp parcourir chaque poil de sa fourrure jusqu’à se concentrer dans son cœur. Il réfléchit aux mots qui allaient libérer la toute puissante colère du Rat Cornu, lorsqu’il s’arrêta net.

 

Mais non, idiot-crétin ! Si tu fais ça, ils vont te repérer tout de suite !

 

Le Prophète Gris, qui n’était pas un imbécile irrécupérable, savait quand se faire discret pour rallonger son temps de vie. Il jugea prudent d’attendre de voir de quoi il s’agissait. Les choses ne traînèrent pas.

 

 

-         Ils ouvrent la caisse, mein herr !

-         Et qu’y a-t-il dedans, Tomas ?

-         Attendez, Romulus, je fais le point… Oh !

-         Quoi, quoi ?

 

Psody focalisa ses pupilles sur la forme cubique. Certes, il faisait nuit, et la distance était grande, mais ses sens accrus de Skaven habitués à l’obscurité n’en furent pas gênés. Quelque chose sortait de cette caisse. Une… deux… trois formes. Trois silhouettes qu’il n’eut aucun de mal à reconnaître, malgré l’éloignement. Son cœur bondit dans sa poitrine.

 

Par le…

 

Au milieu de la horde de créatures tordues, il y avait trois Skavens. Mais il ne s’agissait pas de rebuts misérables. Trois filles, nues, superbes, parfaites. Trois invitations à vivre une expérience de plaisir comme il n’en avait jamais vécu. Il imagina le contact moelleux de leurs courbes sous la douceur de leur fourrure, la délicatesse de leurs gracieuses mains, leurs yeux aussi profonds que des océans jumelés dans lesquels il se sentit prêt à se noyer. Un furieux coup de chaleur irradia son bas-ventre, et ébranla tout son corps.

 

Elles semblaient même l’avoir remarqué, et l’encourageaient à venir les rejoindre. Elles riaient, gloussaient, chantaient, et leur parfum, qui parvint à ses narines, acheva de le convaincre de tout abandonner pour connaître le moment le plus passionné, le plus charnel de toute sa vie.

 

Il n’était pas le seul à être tombé sous le charme. Déjà, de nombreux Skavens rassemblés sur la muraille se jetèrent littéralement dans le vide pour rejoindre ces femelles et profiter de leurs faveurs.

 

Ho non ! Vous n’allez pas m’en priver !

 

Il n’hésita pas davantage. Littéralement envoûté, il avança vers ces trois grâces, sans avoir conscience de quoi que ce soit d’autre. Il n’entendit même pas la voix de Steiner l’interpeller.

 

-         Psody ? Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu es fou !

-         Non, mein herr ! gémit Tomas. Il est ensorcelé par des femelles !

 

Romulus n’eut pas besoin de plus d’explication. Il sauta de cheval, et courut vers le petit homme-rat. Hélas, celui-ci se montra de plus en plus impatient, et accéléra, pour se précipiter vers la mêlée générale comme un dératé. Même un jeune Skaven Blanc pouvait être plus rapide à la course qu’un Humain. Romulus tenta de le rattraper, mais grimaça de dépit en voyant son protégé s’éloigner de plus en plus. En désespoir de cause, il bondit, mains tendues, pour tenter d’attraper le petit homme-rat par la queue, mais il n’y parvint pas, et s’étala de tout son long. Il releva la tête, la bouche pleine d’herbe, et murmura, à bout de souffle :

 

-         Ne faites pas ça…

 

 

Vellux avait lui aussi repéré la troublante cargaison du bataillon du Chaos. Devant le danger, il s’empressa de sortir de sa poche un mouchoir, le frotta vigoureusement sous son aisselle, et se le cala dans le nez. Il cracha de colère. Il n’allait pas se laisser prendre à un piège aussi énorme, contrairement à tous les Guerriers des Clans qui se précipitaient vers une mort aussi minable qu’eux. Les Skavens sautaient carrément par-dessus les créneaux pour venir s’écraser dans le fossé. D’autres se battaient furieusement entre eux pour s’empêcher de rejoindre les pondeuses.

 

Le Prophète Gris voulut mettre un terme à cette folie furieuse. Seulement, il ne voulut pas risquer de trahir sa présence. Il appela à grands cris :

 

-         Diacre Soum ! Au pied !

 

Le vieux Skaven du Clan Pestilens ne s’était guère éloigné du Prophète Gris.

 

-         Qu’y a-t-il, ô suprême suprématie supérieure ?

-         Débarrassez-nous de ces damnées pondeuses ! Et vite ! Moi, je vais essayer de retenir ces incapables !

 

Vellux se jeta vers l’escalier, et bouscula au passage les Skavens qui montaient. Ses crissements de rage s’avérèrent très convaincants. Soum toussa, cracha des glaviots gluants qui restèrent collés au tissu de sa cagoule, et réfléchit au sortilège qu’il allait lancer.

 

 

Psody était ravi. Après tout, il n’aurait pas deux fois l’occasion de vivre quelque chose d’aussi intense ! Bien entendu, il fallait contourner la masse compacte constituée des mercenaires aux prises avec les Guerriers du Chaos.

 

Aucune importance ! J’arrive, gentes dames, j’arrive ! Ne vous en faites pas, je n’en parlerai pas à…

 

Une petite piqûre au ventre le fit alors tiquer. Inconsciemment, il ralentit. À quoi venait-il de penser ? Pourquoi ne devait-il pas en parler, et à qui ?

 

Il s’arrêta, stupéfait par la question, et resta au milieu de la plaine, hébété, les bras ballants.

 

Attends un peu… Je sens que si je me jetais dans les bras de ces trois filles, quelqu’un ne serait pas content…

 

Oui, mais qui ?

 

Romulus ? Non, il ne veut que le bonheur de tout le monde. Steiner, peut-être ? Et alors ? Je ne lui dois plus rien ! Si je veux jouer avec une pondeuse, je me fiche de l’avis de cette chose-homme… cette chose-homme… ?

 

Il se surprit à parler avec un langage qu’il n’avait pas utilisé depuis des mois. La sensation dans ses entrailles se fit de plus en plus douloureuse quand il comprit qu’il raisonnait de nouveau comme un Skaven de l’Empire Souterrain.

 

Mais… pourquoi ? Comment ces trois femelles pourraient… des femelles… pauvre fou ! Ce sont les monstres de Karkadourian ! Il a dû les améliorer, les rendre irrésistibles ! Elles sont mortelles, comme celle qui a tué Skahl ! Et pourtant…

 

Et pourtant, elles étaient si attirantes, si désirables ! Il n’y avait sans doute pas de façon plus agréable de quitter cette vallée de larmes dans laquelle Skavens et choses-hommes étaient éternellement condamnées à se faire la guerre, quoi que pût en penser un vague Skaven Blanc lunatique exilé en Lustrie.

 

Et puis, après tout, personne ne me regrettera. Personne. Non, personne… enfin… une seconde… je… je… Bien sûr que si ! Il y a au moins cette personne qui sera très triste !

 

Il ouvrit tout grand ses yeux roses, et s’écria, affolé :

 

-         Heike ! Sapristi, mais qu’est-ce que je suis en train de faire ?!

 

Il s’infligea une violente claque pour être sûr de sortir complètement de son état second. C’est alors qu’il réalisa dans quelle position l’avait mené son comportement contradictoire. Il fit demi-tour, et fonça vers les trois Humains restés en retrait. Ceux-ci furent soulagés de voir leur jeune ami résister au piège mortel du sorcier.

 

-         Je… suis… vraiment… confus, souffla le jeune homme-rat entre deux inspirations bruyantes.

-         Laisse tomber, rétorqua Steiner. Il faut faire quelque chose de constructif, maintenant !

-         Oui, vous avez raison. Je dois… je dois d’abord comprendre où se trouve votre fille !

-         Qu’est-ce que Vellux en aurait fait, à votre avis ? lui demanda Romulus.

-         Je… je pense qu’il a voulu la garder près de lui. Sans sa tanière personnelle, il ne peut pas prendre le risque de la laisser entre les pattes d’autres Skavens.

-         Donc, elle serait à ses côtés ? Pendant une bataille ?

-         Non, Tomas. Il l’a mise en lieu sûr. Une femme est ce qu’il y a de plus précieux pour les Skavens. Il l’a enfermée là où il s’est installé, pour sûr !

-         D’accord. Où donc ?

 

Psody se concentra de toutes ses forces. Nedland se rapprocha sans bruit du petit groupe pendant que le petit homme-rat réfléchit tout haut.

 

-         La cave ? Non, trop mesquin. La chambre du seigneur ? Non, trop humain. Ou alors peut-être… La salle du trône ! Là, il peut avoir l’air le plus puissant.

-         La salle du trône est au sommet de la plus haute tour, expliqua Romulus en montrant du doigt le donjon.

-         Alors, il faut que je me rende là-bas !

-         Et comment comptes-tu faire ?

-         Grâce à la magie, maître Steiner. Je peux me téléporter sur le toit !

-         Et s’il y a du monde en haut ?

-         Je les zigouille avec ma magie ! Allez, j’y vais !

 

Psody commença à faire des mouvements en agitant les mains, quand l’éclaireur Halfling l’interrompit.

 

-         Attends !

-         Quoi-quoi ?

-         Ta magie peut-elle nous faire entrer dans ce château ?

-         Non, ça ne marche que pour moi tout seul.

-         Zut ! Il faudrait que… hé ! Tu peux faire tomber une porte ?

-         Euh, ça dépend. C’est quoi, ton idée, exactement ?

-         La herse derrière le pont-levis, tu pourrais la détruire ?

-         Pour cela, il faudrait que je la voie. Si le pont-levis reste levé, je ne peux rien faire.

-         T’en fais pas pour ça. Alors ?

-         Oui, si je vois la herse, je peux lancer un sort de pourriture qui la fragiliserait.

-         Parfait ! Alors, écoute. Attends que le pont-levis soit baissé, détruis la herse, et après, va sauver ton amie.

-         Faites vite, je vous prie !

-         Ayez confiance, maître Steiner. J’ai une idée.

 

Nedland remit son arquebuse dans son étui dorsal, et rejoignit les guerriers Norses les plus en arrière aussi vite que ses petites jambes lui permettaient. Psody se tourna vers les trois Humains à son tour.

 

-         Tant qu’à faire, en attendant, je vais me mettre sur cette petite colline-butte, là-bas. Plus près du ciel je serai, plus facile sera le voyage.

-         Grimpez, je vous y emmène, proposa Romulus en remontant sur sa jument.

 

Le prêtre de Shallya tendit la main, et le petit homme-rat fut sur la croupe de l’animal d’un bond. Tous deux s’éloignèrent au grand galop.

 

 

Nedland Grangecoq était entraîné à courir vite et longtemps sans s’essouffler. Enfin, il atteignit l’un des guerriers les plus grands de la compagnie. Celui-ci favorisait la combinaison épée-bouclier.

 

-         Jorund !

-         Quoi ? aboya le Norse entre deux coups de lame.

-         Il faut absolument que je monte sur le rempart pour abaisser le pont-levis !

-         Et qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Tu comptes faire comment ? Y aller en volant ?

-         Exactement !

 

Le Halfling tendit le doigt en avant.

 

-         Là-bas, regarde ! Il faut que tu m’y emmènes !

 

Le guerrier blond regarda, et comprit immédiatement ce que voulait faire l’éclaireur.

 

-         T’es pas sérieux ?

-         T’as une meilleure idée ?

 

Jorund fendit de long en large la tête d’un Guerrier du Chaos avec quatre bras.

 

-         Le soleil de Lustrie t’a vraiment ébouillanté la tronche !

-         Et ce n’est qu’un début ! ricana le petit homme.

 

Jorund écarquilla soudain des yeux surpris.

 

-         Regarde, au-dessus de la porte !

-         Hein ? Par les orteils d’Esméralda !

 

Les deux mercenaires virent au-dessus de la masse de rejetons du Chaos immobile devant la porte principale un phénomène pour le moins déstabilisant : un nuage vert, constitué de volutes tourbillonnantes, déversa une violente pluie. Quelques secondes plus tard, les feulements et hurlements se firent plus aigus.

 

 

-         Bon sang, ça doit faire mal.

-         Que se passe-t-il ?

 

Tomas distingua les trois femelles Skavens. Même s’il s’agissait de créatures corrompues et tentatrices, il ne put retenir une petite grimace de compassion. Les malheureuses fondaient à vue d’œil sous l’effet de la pluie acide, leur fourrure tombait par paquets, leur peau glissa le long de leurs muscles à vif. Elles s’effondrèrent, et expirèrent dans des souffrances peu enviables. Tout comme d’autres esclaves du Chaos.

 

-         La concurrence de votre fille vient de se répandre sur l’herbe, mein herr.

-         Ravi de l’apprendre, ironisa le marchand. Comment ça se présente ?

-         Tout ceci est vraiment confus. Le Chaos et les Skavens à la fois… Heureusement que les démons ne s’en prennent pas qu’à nos hommes, et réciproquement !

-         J’aimerais tellement pouvoir en faire un peu plus !

 

Tomas rangea sa longue vue, et hésita avant d’observer :

 

-         Sans vouloir vous offenser, maître Steiner, vous n’êtes peut-être plus en condition pour vous battre au milieu d’une telle mêlée ! Et puis, je vous rappelle que vous êtes encore en convalescence.

-         Je le sais, frère Tomas, mais ça m’énerve. Et si c’était votre fille, vous penseriez comme moi !

-         Je n’en doute pas un inst… quoi ?

 

Un crissement à glacer le sang retentit juste au-dessus des deux hommes. Tout à coup, quelque chose s’abattit sur Tomas et le précipita de son cheval. Le marchand écarquilla les yeux. Il essaya de distinguer ce qui était en train d’agresser le clerc, sans y parvenir complètement. C’était confus, comme une masse mêlant une grande paire d’ailes de chauve-souris, de la fourrure blanche, des griffes, une longue queue rose, et des chuintements enragés par-dessus les gémissements du jeune homme. Mais il ne voulut pas perdre davantage de temps. Il tira de sa ceinture un pistolet ouvragé, et ouvrit le feu.

 

La créature fut projetée en arrière avec un miaulement aigu, et s’immobilisa, campée sur ses deux pattes arrière. Steiner vit un grand Skaven très mince, au corps flexible, doté d’une grande paire d’ailes de peau. Du sang coulait par une blessure sur sa cuisse, provoquée par la balle.

 

-         Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?

-         Un zampion du Rat Cornu, zose-homme !

 

Avec un claquement sonore, le Maître Mutateur Skilit tira une langue longue de six pieds, qui fouetta l’air. Son extrémité barbelée s’enroula autour du cou du marchand. Celui-ci glapit de douleur, tomba au sol et glissa lentement sur le ventre vers le Skaven. Il se remit sur pied, saisit à deux mains l’appendice de chair moite, et ploya de tout son poids vers l’arrière. La langue serrait de plus en plus fort, il eut du mal à respirer. Malgré tous ses efforts, il fit un pas vers le Skaven, puis un autre. Il grinça des dents en voyant le répugnant homme-rat lever la patte droite, et exhiber des serres tranchantes comme autant de rasoirs. Cette vue provoqua un regain d’adrénaline. Il sortit en un mouvement une dague cachée dans sa cuissarde, et coupa d’un coup sec la langue du Skaven.

 

L’homme-rat tomba à la renverse et se retrouva sur son postérieur, couinant de douleur, ses deux mains sur la bouche. Steiner courut vers lui, et lui envoya un coup de pied de toutes ses forces sur le museau. Une gerbe de sang chaud gicla sur les vêtements du marchand, et le Skaven finit sur le dos, allongé de tout son long.

 

Le Maître Mutateur Skilit releva péniblement la tête, cracha de la salive rougeâtre et mousseuse, et ricana d’une voix brisée :

 

-         Ve fuis un vrai… Filf du Rat Cornu ! Il me protève, et ve le remplis… d’orgueil-fierté !

 

Avec un air chargé de mépris, Steiner tira sa rapière de son fourreau, et la planta dans le cœur de l’homme-rat. Il se pencha vers lui, et gronda :

 

-         Eh bien, va le rejoindre !

 

Le Skaven vomit des flots de bile noirâtre, et s’immobilisa, une affreuse grimace mêlant douleur et plaisir étirait son faciès.

 

Steiner retira d’un geste la lame du corps encore frétillant du Skaven, l’essuya sur son mouchoir, rangea son arme et s’avança promptement vers Tomas. Le jeune clerc avait de vilaines stries sur la poitrine, et son visage était lacéré d’une longue balafre qui descendait du front à son menton, mais heureusement, il s’était suffisamment débattu pour empêcher le Skaven de le blesser mortellement. Le marchand l’aida à se relever. Il remarqua alors avec amertume que le jeune homme n’avait plus qu’une plaie béante à la place de l’œil droit.

 

 

-         Je te dis que c’est une très mauvaise idée !

-         Je peux le faire !

-         Tu vas t’écraser comme un fruit trop mûr sur la muraille de Sjoktraken !

 

Pendant que le Norse parlait, il tournait la roue autour de laquelle s’enroulait la chaîne qui tendait l’une des catapultes des troupes du Chaos – il n’avait fallu au Halfling que trois balles tirées l’une après l’autre pour abattre les trois servants. Pour combattre sa nervosité, l’éclaireur décida de raconter une de ses multiples « histoires de famille ».

 

-         Ça me rappelle une anecdote qu’on m’a racontée sur mon arrière-arrière-arrière grand-père. On le surnommait « le Diablotin ». Il a été confronté à une reine qui se débarrassait de ses ennemis en les précipitant dans un gouffre situé juste sous la salle du trône de son château. Chaque fois, son rejeton demandait « est-ce que le méchant homme va voler ? », et sa mère disait « oui, mon chéri, oui, mon trésor ». Une belle famille de tordus !

 

Le cran de sûreté s’enclencha. En un mouvement, Nedland se trouva sur la cuillère. Jorund tourna la tête vers le petit homme.

 

-         Et alors ?

-         Il a failli y passer, mais a pu sauver sa peau au dernier moment. Le moutard a demandé : « Je peux faire voler le petit homme, maintenant ? » Tu devines ce que mon arrière-arrière-arrière grand-père a répondu ?

 

Peu désireux d’entendre la réponse, Jorund tira le levier d’un geste ferme. La catapulte se détendit, et envoya Nedland directement dans les airs.

 

Bien plus léger qu’un boulet d’acier, le Halfling s’éleva au-dessus du champ de bataille, avec un long cri effrayé. Il se concentra sur le chemin de ronde vers lequel il se dirigeait à toute vitesse. Il voulut stabiliser son vol plané en battant des bras, puis il fit au dernier moment un mouvement vers l’avant. Il fit une galipette au contact de la pierre, et se reçut un peu brutalement, mais il n’eut rien de plus que quelques contusions. Son idée folle avait réussi. Il se releva, s’épousseta avec le plus de dignité possible, et marmonna :

 

-         « Pas ce petit homme-ci. Ce petit homme-ci va redescendre dans la corbeille aux navets, merci mille fois ! »

 

Il rajusta sa cagoule, et resta courbé en deux, partiellement enveloppé dans sa cape. Il scruta les alentours. Les tireurs Skavens avaient été les premiers à avoir succombé aux attraits de l’arme de Karkadourian, il n’y avait plus personne sur les remparts. Il distingua cependant du coin de l’œil une silhouette courbée et cagoulée qui disparut à travers l’ouverture d’une porte.

 

Il secoua la tête. Pas question de se laisser distraire. Il repéra une trentaine de yards plus loin le levier qui permettait de relâcher le cran de sûreté des chaînes du pont-levis. Mais à peine fit-il un pas dans cette direction qu’une détonation retentit. Par réflexe, il bondit en arrière. Une balle de malepierre fit éclater la pierre à l’endroit précis où son pied s’était trouvé un quart de seconde plus tôt. L’éclaireur Halfling n’eut que le temps de se réfugier derrière un tonneau d’eau.

 

Sapristi ! J’ai été à un orteil d’écrire le mot « fin » !

 

Il jeta un coup d’œil rapide vers le côté d’où était parti le coup. Il aperçut une silhouette partiellement dissimulée par une caisse renversée. Pelage brun, jaquette rapiécée en cuir, et surtout un mousquet bien particulier. Nedland savait reconnaître en un clin d’œil une arme de qualité exceptionnelle quand il en voyait une, même à cette distance.

 

Celui-ci va me donner du fil à retordre. Attends un peu, mon gars…

 

Très doucement, il sortit de son étui son propre fusil. Un deuxième coup de feu éclata, et le projectile heurta de plein fouet le canon de l’arme qui avait légèrement dépassé de son abri improvisé. Le choc fut si violent qu’il en lâcha son fusil. Nedland cria mille insultes à l’attention de son adversaire quand il vit son arme virevolter par-dessus le parapet et basculer dans la fosse.

 

C’est pas vrai !

 

L’éclaireur se sentait coincé. Le tireur adverse était vraiment très fort. Il tourna la tête vers son objectif. Il n’y avait que quelques secondes de course à faire pour atteindre le levier, mais le chemin était complètement à découvert.

 

Nedland poussa un profond soupir. Valait-il mieux rester là en attendant que d’autres hommes-rats vinssent le débusquer ? Ou bien allait-il prendre le risque d’être stoppé par une balle de malepierre, et flanquer par terre tout son plan pour faire entrer les autres ?

 

Tant pis… Après tout, faut bien y passer un jour. Désolé, bon-papa Noirtier !

 

Lentement, avec une petite larme émue à l’œil, il sortit de la poche de son gilet la blague à tabac que se transmettaient les hommes de sa famille depuis quatre générations, et la lança en l’air. Immédiatement, le Skaven brun eut le réflexe de tirer sur la petite bourse de cuir. Nedland bondit de son abri, et se mit à courir aussi vite qu’il put, en mettant à profit la moindre seconde nécessaire à son adversaire pour recharger son jezzail. Quand il estima être à bonne distance, il fit un immense saut, et s’abattit de tout son poids sur le levier. Le cylindre de bois se renversa avec un puissant cliquetis, et toute la mécanique se retrouva libérée. Le pont-levis s’abattit brutalement sur la terre.

 

À toi de jouer, petit rat blanc !

 

Il n’eut pas le temps de se réjouir. Comme il s’y était préparé, il fut précipité sur le pavage de pierre froide par une balle du Skaven brun. Une seule, juste entre les omoplates.

 

-         Diassyon du Clan Skryre est champion-meilleur, mini-chose ! invectiva l’homme-rat.

 

 

Hallbjörn et ses hommes avaient vu le pont-levis descendre, et avaient immédiatement compris ce que cela signifiait. Le capitaine Norse ne voulait pas prendre le risque de goûter à son tour à la pluie acide. Grâce à l’obstination de ses troupes, le régiment de Guerriers du Chaos qui leur barrait la route depuis le début de la bataille était pratiquement anéanti. Par conséquent, le risque de devenir la nouvelle cible prioritaire des Skavens allait grandissant.

 

-         On va y aller !

-         Dans leur place forte ? s’étonna Votiak.

-         Les Chaoteux les ont déjà bien déstabilisés !

-         Ouais, mais on entre comment ? Y a encore la herse !

 

 

Psody visualisa la grille de bois de fer. Il leva les bras, et clama haut et fort quelques mots en queekish.

 

 

Les hommes d’Hallbjörn entendirent alors un grand craquement. Les Skavens rassemblés dans la cour, médusés, virent la herse se craqueler, moisir en quelques secondes, puis s’effondrer sous son propre poids avec fracas. Votiak ricana.

 

-         Par les crocs d’Ulric, j’aime autant avoir le petit rat blanc dans mon camp !

-         Finissons-en avec les Chaoteux. Ces rats géants ne pourront pas rester cachés éternellement.

 

 

Bien ! Maintenant, je fonce !

 

Le petit Skaven Blanc se concentra de nouveau, et murmura la formule magique qui lui avait sauvé la vie en Lustrie. Une fois de plus, la magie du Warp opéra. En un clin d’œil, il se retrouva juste au-dessus du donjon, à un yard au-dessus du plancher. Il s’apprêta à se réceptionner sur ses deux pieds, mais au dernier moment, il distingua sur les dalles de pierre une matière verdâtre et huileuse. Ses orteils glissèrent sur la flaque de carburant de malepierre qui stagnait là depuis trois jours. Il bascula en arrière, et sa tête heurta violemment l’un des créneaux. Il entendit un bref craquement et sentit une douleur inimaginable lacérer son crâne, une souffrance tellement violente qu’il perdit aussitôt connaissance.

 

 

Le Prophète Gris Vellux se sentait débordé. D’abord, une partie de ses hommes-rats disparus dans le fossé ou taillés en pièces par les choses-bizarres, et à présent, les choses-hommes à la porte de son château ! Il n’allait pas rester sans rien faire. Et comme chez un grand nombre des Fils du Rat Cornu, l’orgueil et la colère l’emporta sur toute logique ; au lieu de laisser ses troupes à l’abri dans l’enceinte de Gottliebschloss, il décida de les envoyer à l’attaque.

 

-         Grande Dent Sémik ! Rassemblez-amenez vos Vermines de Choc ! Diacre Soum ! Excitez vos Encenseurs à Peste ! Maître Technomage Mabrukk ?

 

Le Skaven couleur sable était caché derrière l’une des cages, et tremblait de peur. En trois bonds, le Prophète Gris fut juste devant lui.

 

-         Alors, Maître Technomage ! Vous me tannez-fatiguez depuis longtemps pour avoir une occasion de faire étalage de vos dons scientifiques ! C’est le moment !

-         Mais… mes Tirailleurs ont déjà fait…

-         Et la Roue Infernale, c’est moi qui vais la conduire, peut-être ? Allez, c’est votre engin, maintenant vous allez vous en servir !

-         M… Moi ?

 

Le Maître Technomage Mabrukk n’avait jamais conduit l’invention d’Ikit la Griffe dans de vraies conditions de combat. Il chercha fébrilement quelqu’un du regard, n’importe quel Skaven du Clan Skryre, pour l’envoyer à sa place. Mais le Skaven Blanc devina ses intentions et coupa court.

 

-         Oui, vous, et personne d’autre ! Vous êtes le seul à savoir l’utiliser, avec Diassyon, et je ne le vois pas, alors vous vous bougez le train et vous me détruisez ces choses-hommes, et tout de suite ! Allez faire chauffer la Roue !

-         Mais… je n’en suis pas digne, ô puissant-formidable…

 

Vellux frappa le Skryre sur le museau.

 

-         La ferme ! Au combat, ou je vous éparpille ! glapit-il en montrant la machine de guerre d’un doigt énergique.

 

Mabrukk avala sa salive, mais il n’y avait rien à faire ; il lui fallait choisir entre une hypothétique mort héroïque sur le champ de bataille contre les choses-hommes, ou une fin très désagréable, certaine et immédiate par la main du Prophète Gris. Il ne fut pas long à prendre une décision. Une minute plus tard, la Roue Infernale s’éveilla de nouveau, et roula en rugissant vers le porche d’entrée. Le Maître Technomage reprit peu à peu son assurance, et rapidement, il se sentit invincible.

 

 

-         Capitaine, c’est quoi, ça ?

 

Hallbjörn n’aimait pas du tout ne pas connaître son adversaire. Certes, il avait déjà affronté les Skavens plusieurs fois, mais seulement au cours d’escarmouches. En aucun cas il n’avait eu affaire à une technologie aussi complexe et d’une telle taille. Mais comme n’importe quel guerrier professionnel, il avait l’habitude d’écouter son instinct. Et son instinct lui criait que cet engin était particulièrement redoutable.

 

-         Que je foute le feu à la barbe d’Ulric ! aboya Ranulf.

 

À peine la machine s’était engagée sur le pont-levis que la foudre jaillit des aiguillons disposés à l’avant et sur les moyeux. Quatre hommes tombèrent instantanément, leur cœur crispé à en éclater. Hallbjörn ordonna :

 

-         Archers ! Visez ce truc !

 

Votiak souffla deux coups brefs pour transmettre l’ordre aux archers. Une volée de flèches s’abattit vers le véhicule.

 

 

Le Maître Technomage Mabrukk repéra les dards meurtriers filant dans sa direction. Il appuya prestement du pied sur une pédale, et des torrents d’étincelles crépitèrent simultanément des trois aiguillons. Les flèches furent réduites en cendres noires sans même rayer le bois de la structure. Le Skaven sable bondit sur son siège et couina d’exaltation.

 

-         Regarde bien, ô Rat Cornu ! Mabrukk du Clan Skryre va t’offrir un festin de choses-hommes !

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