L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 39 : Des larmes...

6957 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 11:29

-         Ça pue-schlingue…

 

Zowie regardait par une fenêtre, et tremblait jusqu’au bout de la queue. Une forte odeur de musc de peur empoisonnait l’atmosphère du grand hall dans lequel les Skavens avaient trouvé refuge. Les rats-ogres, assis dans un coin, sentaient instinctivement que leurs maîtres étaient aussi dépassés par les événements, et semblaient nerveux.

 

Dehors, la nuit reprenait ses droits, lentement mais sûrement. Le soleil avait de nouveau disparu entre les nuages. Les Fils du Rat Cornu n’en étaient pas plus rassurés pour autant.

 

-         Et maintenant ? bredouilla un petit Skaven beige.

-         On est tous perdus-fichus !

-         Sans Vellux, personne pour nous guider !

-         Le Rat Cornu va nous abandonner !

-         Nous allons tous crever !

-         Non !

 

Chitik fit un grand geste du bras.

 

-         Il reste une dernière chance. Les choses-hommes finissent les choses-bizarres. Il faut en profiter ! Nous allons nous rassembler, et foncer le plus vite possible !

-         Mais ils vont nous massacrer !

-         Si nous restons ici, oui ! Mais tant qu’elles se battent contre les choses-bizarres, on peut s’en tirer !

 

Plus personne n’ajouta rien, mais tous les Skavens encore présents voulurent se raccrocher à cet espoir. La Grande Dent s’en rendit bien compte et déclara :

 

-         Suivez-moi, et je vous mettrai à l’abri. Tous, rassemblez-vous, et courez sans vous arrêter ! Les rats-ogres passent devant !

 

Les hommes-rats se concertèrent, puis se résignèrent. Ils suivirent les indications de Chitik et se rassemblèrent devant la double porte qui menait à la cour. Chitik posa la main sur la poignée, inspira un grand coup, puis tira d’un coup sec.

 

La cour apparut aux Fils du Rat Cornu. Sans attendre, ils se précipitèrent dehors.

 

Guidés par le grand Skaven Noir, les Skavens formèrent une masse compacte, galopante, mordante et couinante. Tous coururent comme ils n’avaient jamais couru. Leur fuite ne dura pas plus d’une minute, mais cette minute leur parut être une éternité. Ils traversèrent la cour en à peine quelques secondes. Ils ne regardèrent que Chitik, en tête. Arrivés au pont-levis, la panique monta d’un cran. Ils allaient devoir slalomer entre les restes brûlants de la Roue Infernale et les choses-hommes prêtes à les massacrer, et sans trébucher sur un cadavre de chose-bizarre !

 

Les hommes-rats restèrent concentrés. Même les rats-ogres avaient retenu l’odeur de Chitik et couraient gauchement derrière lui sans s’arrêter. Et comme la Grande Dent l’avait anticipé, les choses-hommes ne se détournaient pas des choses-bizarres.

 

 

-         Capitaine ! cria Wor.

-         Quoi ? aboya Hallbjörn qui évita un coup de pique.

-         Les rats ! Ils font une percée !

 

Le capitaine Norse jeta un bref coup d’œil vers le porche d’entrée. En une seconde, il repéra la panique dans leurs yeux, leurs visages grimaçants et leurs couinements. Ils ne représentaient plus le moindre danger.

 

-         Laissez tomber cette vermine ! Mort au Chaos !

 

Les mercenaires étaient surexcités par le revirement de la situation qui avait bouleversé le déroulement de la bataille. Ils ricanèrent en voyant les hommes-rats détaler comme des lapins, et partirent à la poursuite des derniers démons.

 

 

-         Nous avons gagné ! s’exclama Tomas. Les Skavens s’enfuient, et les démons sont vaincus !

-         On n’y serait pas arrivé sans lui.

 

Tomas remarqua alors le ton soucieux de la voix du marchand.

 

-         Votre fille doit être à l’abri dans la planque de Vellux ! Ne vous en faites pas !

-         C’est pour Romulus que je m’en fais. Je ne le vois nulle part.

 

 

Quand les Skavens atteignirent l’orée de la forêt, ils continuèrent leur course effrénée quelques instants, puis s’arrêtèrent, exténués. Rool s’empressa de faire demi-tour pour guetter.

 

-         C’est bon, les choses-hommes sont restées en arrière.

-         Vaut mieux… pas traîner… pourraient… nous poursuivre… haleta Chitik, qui reprenait péniblement son souffle.

 

Encore sa faiblesse au poumon qui lui jouait des tours. Tout en respirant bruyamment, la Grande Dent balaya lentement du regard ses troupes. Il ne restait plus grand-chose du double bataillon qui occupait Gottliebschloss sans partage la veille encore. Vingt, trente, peut-être quarante Skavens, en comptant les Guerriers des Clans. Un seul rat-ogre était encore en vie. Les plus blessés n’étaient pas forcément les plus petits. Il n’y avait cependant pas de blessure critique, ceux qui avaient été trop faibles n’avaient tout simplement pas réussi à quitter le périmètre de Gottliebschloss.

 

Le cœur de Chitik manqua soudain un battement.

 

-         Hé ! Où est Diassyon ?

-         Il est pas avec nous ? marmonna Zowie.

 

La réponse devint rapidement évidente : personne n’avait vu le jeune Skaven brun.

 

Chitik se redressa et appela :

 

-         Rool !

-         Ouais ?

 

La Vermine de Choc s’approcha.

 

-         Rool, je ne peux pas abandonner Diassyon !

-         Si on y retourne, les choses-hommes vont nous découper en petits morceaux !

-         C’est pour ça que je pars tout seul.

-         C’est de la folie-folie !

-         Rool, je ferai attention !

 

Le Skaven Noir sentit la peur remonter le long de son échine, anxieux à l’idée de se retrouver sans chef.

 

-         Tu vas te faire tuer ! Sans toi, on n’arrivera pas à tenir ! Laisse-moi t’aider !

-         Tu peux m’aider en rassemblant tout le monde et en les encourageant. Je fais vite.

 

Rool hocha la tête, mais son appréhension grandit au fur et à mesure que la Grande Dent s’éloignait.

 

 

La Grande Dent vit l’étendue du désastre. C’était un vrai désordre. Les choses-hommes étaient en train de rentrer dans le château, mais quelques-unes étaient restées sur le champ de bataille pour traquer les dernières choses-bizarres. Chitik courut vers le château, et appela régulièrement son frère.

 

-         Diassyon ? Diassyon ? Réponds-réponds ! Où es-tu ?

 

Il n’entendit pas de réponse dans le tumulte général, et ça l’inquiéta. Brusquement, son attention fut détournée par une odeur familière. Il s’arrêta net, pétrifié. Il n’avait senti cette fragrance que très peu, mais dans des circonstances suffisamment traumatisantes pour qu’elle restât gravée dans sa mémoire, à jamais. Ses yeux bleus s’emplirent de sang. L’instinct de tuer l’emporta sur toute notion de prudence.

 

Il chercha, et repéra une silhouette masquée qui tentait de s’enfuir. Il ramassa la tête coupée d’un guerrier casqué qui avait roulé dans l’herbe, et la lança vers le fuyard. Frappé dans le dos, il s’étala par terre. La Grande Dent fut sur sa proie en trois enjambées. Il l’attrapa par la peau du cou, lui arracha son masque et sa cape d’un geste, révélant le visage terrifié du sorcier qui l’avait enfermé comme un animal. Celui-ci bégaya en queekish :

 

-         Laisse-moi tranquille, vilaine bête !

 

Chitik ne sut si le sorcier l’avait reconnu ou pas, mais il n’y prit pas garde. Bien décidé à mettre sa menace à exécution, il saisit de la main gauche le bras droit de Karkadourian, entre l’épaule et le coude, fit de même avec le bras gauche, puis il tira. Il souleva sans peine sa victime, mais ne cessa pas pour autant de tirer. Le sorcier cria de douleur, de plus en plus fort, alors qu’il sentait ses muscles se déchirer.

 

 

Hallbjörn traquait toujours les fuyards. Soudain, il entendit un cri mêlant douleur insupportable et terreur débilitante. Il fonça, et vit un homme brun coincé entre les pattes d’un énorme Skaven à la fourrure noire comme les plumes d’un corbeau. Il jura entre ses dents en voyant que le monstre lui avait arraché le bras gauche, et s’apprêtait à faire de même avec le droit. L’Humain le vit, et glapit :

 

-         Au secours ! Débarrassez-moi de cette chose !

 

L’homme-rat comprit que quelqu’un se trouvait derrière lui. Il tourna la tête, et vit une chose-homme à fourrure dorée. Il jeta sa malheureuse victime au loin, et saisit fermement à deux mains l’énorme marteau posé près de lui.

 

Les deux adversaires se jaugèrent brièvement du regard l’un l’autre. Chacun pressentit que ce combat-là serait particulièrement acharné.

 

Hallbjörn se souvint d’une phrase que Psody lui avait apprise en queekish :

 

-         Je n’ai pas peur, défends-toi !

 

Chitik grogna de surprise. La chose-homme venait de le menacer dans sa langue. Il décida de lui répondre d’une manière universelle : il gronda en lui montrant ses crocs.

 

Les deux combattants tournèrent lentement autour d’un point invisible situé pile au milieu de la courte distance qui les séparait, chacun à l’affût de l’ouverture qui lui permettrait d’avoir le dessus sur l’autre.

 

Le Skaven Noir fut le premier à passer à l’attaque. Il abattit son marteau de haut en bas. Le Norse évita la lourde tête d’acier. La terre se fendit sous l’impact. Le capitaine dut éviter un autre coup, puis encore un autre. Ce troisième mouvement laissa l’homme-rat un peu essoufflé, il eut du mal à relever son arme. Hallbjörn bondit en avant, et atteignit le Skaven Noir au menton avec l’extrémité du manche de son marteau.

 

Le Skaven Noir recula sous l’impact. Il stabilisa sa position, leva son marteau à deux mains, et poussa un long rugissement si puissant que les oreilles du Norse sifflèrent. Mais celui-ci ne se laissa pas impressionner. Il rugit à son tour, le visage étiré par une grimace de folie meurtrière, et son cri surpassa celui de la Grande Dent. De nouveau la rage du combat secoua le corps de l’Humain, et toute douleur, toute fatigue s’évanouit. Il n’y avait plus que l’envie d’en finir avec son ennemi.

 

Les assauts se firent de plus en plus violents, plus rapides aussi. Le vent sifflait chaque fois que l’un des deux protagonistes faisait virevolter son marteau. Ils y mettaient une telle force qu’une attaque bien placée ne pouvait provoquer que la mort.

 

 

Toute la surface arrière de son corps percevait le froid de la pierre à travers le tissu de la robe de soie précieuse. Lentement, très lentement, il releva une paupière. Puis l’autre.

 

Les yeux roses du petit Skaven Blanc se recalèrent peu à peu, clarifiant sa vision. Allongé sur le dos, il distingua l’ombre d’un créneau au-dessus de lui. Le ciel était de nouveau obscurci par les nuages.

 

-         Par les incisives du Rat Cornu…

 

Il se mit péniblement sur le ventre, et prit appui sur ses mains pour se relever. Une fois sur ses genoux, il retira délicatement le masque et le rangea dans sa besace. Il murmura :

 

-         Merci, Cuelepok.

 

Et la voix du Skaven Blanc résonna une dernière fois dans son esprit.

 

-         De rien. Maintenant, vis ta vie, et sois heureux.

-         Je te le promets.

 

Mais il fallait d’abord remporter la bataille ! Et plus important, retrouver Heike. Il se pencha par-dessus l’espace entre deux créneaux, et ouvrit grand les yeux. Les Skavens de Vellux étaient en déroute, et ne représentaient plus vraiment une menace. Les mercenaires d’Hallbjörn finissaient de pourchasser les troupes de Karkadourian.

 

Quelques yards au-delà de la muraille, il distingua une masse blanchâtre informe. Il dut froncer les sourcils pour mieux cerner ses contours, et devina qu’il s’agissait de son ancien maître. Il ferma les yeux, focalisa son esprit sur la résonance du Prophète Gris, et sentit quelque chose, une légère vibration. Bien que dans un état critique, Vellux n’était pas encore mort.

 

Je vais m’occuper de lui… mais je dois d’abord la retrouver !

 

Il continua à scruter les alentours. Les Humains investissaient Gottliebschloss, à la recherche des quelques hommes-rats encore cachés dans les recoins. Il baissa les yeux, et ses pupilles se contractèrent quand il reconnut la silhouette d’un autre Skaven étalé de tout son long dans la cour.

 

-         Non ! dit-il à haute voix malgré lui.

 

Pris de vertiges, il ne voulut pas prendre le risque de faire une syncope en se téléportant, et préféra descendre par les escaliers.

 

 

Les deux meneurs de troupe se battaient toujours, avec plus d’acharnement que jamais. Le capitaine Norse se souvint des conseils du petit Skaven Blanc, et leur donna raison ; malgré ses halètements bruyants, l’homme-rat noir paraissait infatigable. Quand le lourd marteau frôla son l’épaule, il décida de changer de technique.

 

Chitik décela chez la chose-homme un léger changement. Elle parut moins en colère, et plus concentrée. Cela ne le rassura pas. Elle préparait sans doute un mauvais tour.

 

Hallbjörn suivit de l’œil l’arme de son adversaire, et repéra exactement ce qu’il cherchait : une petite fissure sur le manche du marteau de guerre du Skaven Noir. Peu importe si elle était vieille de plusieurs saisons ou si elle venait de fendre le bois, c’était sa meilleure chance. Il fit un pas chassé en arrière, fléchit ses jambes, et son marteau décrivit une large courbe. Le Skaven Noir tendit les bras en avant. En un éclair, le capitaine mercenaire sut que sa ruse avait réussi. Vraisemblablement, l’homme-rat s’attendait à bloquer l’attaque en tapant le manche de son marteau contre le sien.

 

Le Norse pivota alors sur lui-même, et tira sur la poignée de son arme de la main gauche tout en faisant glisser le manche entre les doigts de sa main droite, pour réduire l’allonge. La masse de fonte percuta le manche du marteau de guerre du Skaven Noir, juste sur la fente. L’arme cassa net.

 

Pris au dépourvu, Chitik se retrouva à mains nues. La chose-homme ricana, puis se jeta en avant, tournoya encore sur elle-même et balança son marteau de guerre vers ses côtes. Chitik était un Puissant du Rat Cornu, en tant que tel, il était fort, et rapide. Très rapide. Il réussit à saisir l’arme de la chose-homme dans sa course, et la serra si fort entre ses pattes qu’il brisa son élan.

 

Les deux adversaires tenaient donc le même manche, et étaient pratiquement en contact l’une l’autre. Chitik vit paraître sur le visage de la chose-homme, qui se trouvait à quelques pouces de son museau, une grimace de surprise. Il écarta les mâchoires pour mordre sa proie à la gorge. Celle-ci fut plus vive, et effectua un coup de tête qui lui meurtrit le nez. Le sang gicla. La Grande Dent couina de rage et envoya son pied dans l’estomac de la chose-homme.

 

Hallbjörn chuta sur l’herbe et roula sur plusieurs yards. Une vive douleur lacéra son ventre, déchiré par trois sillons sanglants. Le Skaven Noir avait aussi des griffes sur les pattes arrière. Le monstrueux homme-rat se courba en avant, et ses poils se hérissèrent. Hallbjörn se remit à genoux, et son regard croisa celui de son adversaire. Ce coup-là serait le dernier.

 

Le capitaine Norse pensa à une petite prière à Ulric, quand soudain il distingua quelque chose entre lui et le Skaven Noir : une épée. Certes, sa lame était endommagée, mais il restait une longueur d’acier suffisante pour être efficace.

 

C’est lui ou moi !

 

Le Skaven Noir rugit encore et courut vers le Norse. Celui-ci fit une roulade en avant, ramassa l’épée au passage, et dès qu’il fut à genoux, piqua vers l’avant de toutes les forces qui animaient encore son bras.

 

Chitik s’arrêta net. Une pointe glaciale fulgura sa hanche. En baissant les yeux, il vit la chose-homme qui avait enfoncé une lame dans sa chair. Cette dernière releva la tête, et avec un grognement de défi, tapa du poing dans le pommeau de l’épée pour la faire pénétrer plus loin. Il beugla de rage, de frustration et de douleur. Le marteau se fit brutalement beaucoup trop lourd, il le laissa tomber sur le sol.

 

Le capitaine Norse se remit debout, ramassa son marteau et s’éloigna de quelques pas. Le Skaven Noir tomba à genoux, et dut s’appuyer sur ses mains pour ne pas se retrouver face contre terre. Il toussa, et cracha son sang.

 

L’Humain reprit son souffle. Il avait déjà vécu des combats plus longs, mais celui-ci avait été particulièrement périlleux. Il hésita. Allait-il donner le coup de grâce, ou laisser la nature suivre son cours ?

 

Le Skaven Noir releva la tête. Hallbjörn discerna dans son grand œil bleu une petite larme qui glissa sur son museau. Il se contenta de dire dans sa langue maternelle, avec tout le respect dont il était capable dans sa voix :

 

-         T’as été un bon adversaire.

 

Le Skaven Noir tomba sur le côté, et s’immobilisa. Hallbjörn se détourna, et chercha du regard l’Humain à qui il avait porté secours, mais il ne le vit pas.

 

Il a dû se réfugier à l’intérieur.

 

Il haussa les épaules, et continua à traquer d’éventuels survivants.

 

 

Diassyon avait la respiration douloureuse. Il sentait une onde glaciale étreindre son corps de plus en plus fermement. Il fit rouler son œil dans son orbite, et vit la limace coagulante dégonflée et vidée de sa substance, morte, comme ses chances de survie. Son sang coulait abondamment sur son tablier de cuir. Cette fois-ci, il ne s’en sortirait pas, et le Rat Cornu allait très bientôt récolter son âme. Soudain, il distingua une silhouette qui se pencha sur lui, une silhouette cornue qu’il reconnut aussitôt.

 

-         Psody…

-         Diassyon !

 

Psody s’agenouilla aux côtés de son frère, paniqué. L’autre respira plus lentement, et murmura dans un souffle :

 

-         C’était bien toi…

-         Mon frère ! J’aurais dû prévoir que tu serais là !

-         Je… ne voulais pas te blesser. Si j’avais su, je n’aurais pas…

-         Je sais, frère ! Calme-toi, garde tes forces !

 

Le Skaven Blanc tentait de rester rassurant, mais tous deux savaient bien que la blessure était mortelle. C’était déjà étonnant de voir le Skryre encore en vie. Diassyon eut un petit rire.

 

-         Pas la peine, frère. C’est la fin. Je crois bien que… je vais rejoindre Moly.

-         Oh… tu veux dire que… Moly est… ?

-         À cause d’une pondeuse maudite. Mais vu que Karkadourian… a perdu, tu l’as vengé. Et je vais pouvoir… le consoler.

-         Le consoler ?

-         Oui, il était très, très malade-malade… c’est pour ça qu’il était aussi grincheux. Comme je ne craindrai plus d’attraper ses maladies… je pourrai enfin le serrer dans mes bras, et le réconforter.

 

Psody prit doucement la main de son frère brun, posa son autre main sur son front, et murmura à son oreille d’une voix tremblante :

 

-         Prends bien soin de lui, alors.

-         Je le saluerai pour toi… d’accord ?

-         D’accord. Et merci.

 

Le Skaven brun sentit alors quelque chose lui chatouiller les yeux. Il comprit que, pour la première fois de sa vie, il pleurait. Après toutes les horreurs qu’il avait vécues ces derniers mois, il se sentit soulagé d’un grand poids. Il repensa au visage de Moly, parti avec sérénité, et utilisa ses dernières forces pour sourire une dernière fois.

 

-         Non, frère, merci à toi… Grâce à toi j’ai vu… le plus beau ciel… de toute… ma…

 

Diassyon du Clan Skryre toussa, vomit une bile noirâtre, et renversa sa tête en arrière. Il expira une dernière bouffée d’air, et ne bougea plus. Quand le Skaven Blanc passa ses doigts sur les paupières de son frère, ses yeux restèrent clos. Il baissa la tête, et sentit une larme glisser sur sa joue.

 

-         Que le Rat Cornu te compte parmi ses plus proches serviteurs.

 

Nedland, resté en arrière sans oser dire un mot, s’approcha, et murmura :

 

-         Ne me dis pas que tu connaissais ce Skaven ?

-         Pourquoi ? Ça te pose un problème ?

 

Psody avait parlé sèchement, sans se retourner. Le Halfling sentit une anxiété certaine monter. Il n’avait jamais vu le petit homme-rat dans cet état. Allait-il lui dire la vérité, ou lui mentir par omission ? Finalement, il décida de prendre le risque.

 

-         Je l’ai vu te braquer, j’ai pas réfléchi, je l’ai abattu.

 

Psody, toujours penché sur le corps du Skaven brun, articula lentement d’une voix monocorde :

 

-         C’était mon frère de sang, Nedland.

-         Saperlipopette ! Je suis désolé, Psody ! Je te jure…

-         Tu ne pouvais pas savoir, continua Psody. Lui non plus, ne savait pas. Et moi, moi… je ne sais pas plus.

 

Nedland ne sut pas quoi répondre. Soudain, il repéra une silhouette familière.

 

-         Romulus !

 

Le prieur arrivait en boitant dans leur direction. Il avait retiré sa robe, ne gardant que son pantalon et ses sandales. Un bandage imbibé de sang taillé dans le tissu blanc de sa bure cerclait ses reins. Nedland s’inquiéta.

 

-         Prieur, comment ça va ?

-         Cet assassin a cru me tuer… mais son petit couteau n’aura pas suffi.

-         Un assassin ? réalisa Psody. De quelle couleur il était ?

-         Son pelage était entièrement noir, comme ses yeux.

 

Le petit Skaven Blanc ne sut s’il devait être admiratif ou inquiet. Le prieur avait croisé Klur ? Non, à Brissuc, un seul Skaven assassin arborait un pelage vraiment noir et un regard de ténèbres.

 

-         Vous avez eu de la chance ! Personne ne survit aux lames du Maître Assassin Tweezil !

-         Apparemment, il n’a pas pris le temps de les empoisonner. De toute manière, j’ai pris mes médications, pour plus de sûreté.

 

Le prieur posa une main sur l’épaule de Psody.

 

-         Il était chargé de garder Heike.

-         Heike ? Où est-elle ? s’écria le jeune homme-rat.

-         Du calme, du calme. Il a voulu l’enlever, mais quand vous avez utilisé la magie, il a pris peur et s’est enfui la queue entre les jambes en l’abandonnant. J’ai tout vu. Et je l’ai mise à l’abri.

 

Psody se sentit transporté. Enfin, le terrible étau qui lui enserrait les tripes depuis son retour à Altdorf se relâchait. Romulus fronça les sourcils.

 

-         Mais… vous avez versé des larmes… pour ce Skaven ? Qui est-ce ?

-         Diassyon du Clan Skryre, l’un de mes frères.

-         L’inventeur illuminé ?

-         Oui.

 

Sans hésiter, le prieur s’agenouilla près du corps encore chaud du Skaven brun, posa sa main sur son front, et murmura :

 

-         Shallya accorde sa compassion et son pardon aux âmes tourmentées. Qu’elles reposent en paix.

 

Nedland regarda aux alentours, guettant le moindre Humain en approche. Un tel geste était considéré comme une hérésie, il valait mieux ne pas se faire surprendre. Psody aussi en était pleinement conscient, et il murmura, la gorge serrée :

 

-         Merci pour lui, Romulus.

 

Le Skaven Blanc se releva, et posa une main amicale sur le bras de l’éclaireur.

 

-         Écoute, je ne suis pas en colère contre toi. Je suis sûr que tu ne pensais qu’à me protéger, et que tu aurais fait autrement si tu avais su. Mais promets-moi juste que dès qu’on pourra, on l’enterrera décemment. Il n’était pas un mauvais frère.

-         Juré !

-         Je vous aiderai, ajouta le prieur.

 

C’est alors qu’ils furent rejoints par le capitaine Ludviksson.

 

-         Vous revoilà, capitaine !

-         On a réussi, prieur ! Les rats d’égout ont foutu le camp ! Mais qu’est-ce que…

 

Le Norse montra du doigt quelque chose.

 

-         Par les balloches d’Ulric, c’est quoi, cette horreur ?

 

Trop absorbé par la vue de son infortuné frère, Psody n’avait pas fait attention au spectacle peu ragoûtant de ce cadavre puant avec un crâne dépourvu de peau. Il n’eut aucun mal à reconnaître la robe immonde et les colifichets du plus vieux Skaven de Brissuc.

 

-         Le Diacre de la Peste Soum ! Éloignez-vous de lui, il est farci de maladies !

 

Nedland proposa :

 

-         On va s’occuper de lui. Mais d’abord, on va mettre ton frère dans un coin à l’abri. Hallbjörn, tu peux cacher ce Skaven-là quelque part ?

-         C’est le frère du petit rat blanc ? Bon.

 

C’est alors que le Skaven Blanc souvint de sa première motivation. Son visage se crispa, soumis à une pulsion vengeresse.

 

 

La vision de Vellux était trouble. Il n’entendait plus rien d’autre que sa respiration rauque, le reste n’était qu’une vague vibration sourde. Il se retourna, et tenta de se relever en prenant appui sur ses coudes, mais ne put que redresser la tête. C’est alors qu’il vit quelqu’un avancer vers lui, lentement, au milieu des cadavres. Cette carrure légère, dont la robe flottait au vent, ce crâne rond, et ces deux longues cornes… un seul être à sa connaissance réunissait toutes ces caractéristiques. Il entendit sa voix, et fut surpris de ne pas la reconnaître de suite.

 

-         Quand je pense que pendant quatre ans, j’ai tout fait pour vous ressembler… Je suis bien content d’avoir échoué ! La malepierre révèle votre vraie nature.

 

Comme il voyait le petit Skaven Blanc, le Prophète Gris sentit ses lèvres se retrousser sur ses crocs. Son jeune disciple avait changé. Il faisait plus grand, plus costaud, plus sûr de lui, et en fin de compte, il n’était pas si aberrant que ça qu’il eût gagné. Cette pensée mit Vellux hors de lui. Il cracha avec dégoût :

 

-         Sale petite vermine !

-         Moi aussi, je suis content de vous revoir, répondit calmement Psody, qui n’était plus qu’à quelques pas de son ancien maître. Si vous vouliez me parler, une simple invitation aurait suffi, vous ne croyez pas, Vellux ?

-         Tu es pathétique ! grinça le Prophète Gris. Regarde ce que ces sous-créatures ont fait de toi ! Un cancrelat ! Un incapable ! La honte-honte du Rat Cornu !

-         Ces gens ont fait de moi un homme. C’est quelque chose que vous n’avez pas eu l’occasion d’apprendre, et que vous ne comprendrez jamais. Et si je ne sais rien pour demain, je suis sûr qu’aujourd’hui, j’ai gagné. Dans mes visions, vous me reprochiez d’être choisi par le Rat Cornu, et pas vous. Vous avez eu raison sur ce point, sauf que contrairement à mes visions, ce n’est pas moi qui vais mourir.

-         Espèce de traître-traître !

-         C’est vous qui m’avez trahi en m’envoyant me faire tuer par mon frère dans ce marais, vous avez oublié ?

-         Maudit sacrilège ! Le Rat Cornu te le fera payer au centuple !

-         C’est le Rat Cornu qui m’a accordé ses pouvoirs, qui m’a aidé à guérir de la blessure de Klur, qui m’a donné le courage de me confronter aux Humains, qui m’a guidé à travers les jungles de Lustrie, qui m’a mené jusqu’ici, et qui m’a prêté la force nécessaire pour invoquer les puissances des Anciens et vous vaincre.

 

Vellux fut sincèrement interloqué. Il ne sentait que certitude dans la voix de son ancien apprenti. Et le fait qu’il se vidait de son sang alors que ses troupes avaient été mises en déroute ne faisait qu’aller en ce sens. Après tout, le Rat Cornu ne venait-il pas justement d’orchestrer la bataille selon sa volonté ? Il tenta une autre attitude, et prit un air navré.

 

-         Nous sommes des Skavens, et les races inférieures doivent ramper-ramper devant nous ! J’ai cru que tu étais trop faible et trop perturbé pour comprendre ça. Mais si le Rat Cornu t’a fait gagner… il a ses raisons. Tout ce que je voulais, c’était faire prospérer notre race, Psody. Que nous puissions connaître le bonheur de vivre à la surface. J’ai fait tout ça pour le bien-être de notre peuple.

-         Assez de mensonges ! « Le bien-être de notre peuple » ? Dites plutôt « votre profit personnel » ! Je ne crois plus à vos beaux discours de langue de vipère !

-         C’est grâce à ces « beaux discours » que tu es conscient d’être un élu, Psody !

 

Cette phrase finit d’énerver le jeune Skaven Blanc. Il déclara d’un ton péremptoire :

 

-         Et c’est grâce à mes amis que je suis devenu ce que je suis. Je suis quelqu’un capable d’aimer les autres, et que d’autres aiment en retour. Toi, tu n’es qu’un pitoyable monstre aveugle qui s’est arraché les yeux. Tu n’as toujours été qu’un chien enragé, Vellux, et les chiens, on les abat !

 

Le Prophète Gris comprit qu’il n’avait plus rien de bon à attendre du petit homme-rat. Devant l’ironie de la situation, il éclata de rire.

 

-         Alors, vas-y, élu ! Accomplis ton destin ! Fais-moi ce que j’ai fait à mon maître, quand je l’ai vaincu. Je t’avais raconté ça. Tu te souviens des rituels, n’est-ce pas ?

-         Oui.

-         D’abord, tu dois me faire souffrir… ce que tu as déjà bien commencé. Ensuite, tu dois m’humilier. Enfin, tu m’ouvres le ventre, et tu m’arraches les tripes quand je suis encore en vie, pour m’achever. Enfin, tu me fends la tête, et tu manges ma cervelle pleine de malepierre, afin de t’approprier-approprier mes pouvoirs et mes connaissances-savoirs. Et alors seulement tu m’auras dépassé. Et tu seras pleinement devenu ce que tu as toujours été, Psody ! Un Fils du Rat Cornu ! Laisse parler ton instinct, que ta rage bestiale guide ton corps !

 

J’ai bien envie, songea le jeune Skaven Blanc. Mais si je le tue comme ça, alors je me conduis comme lui !

 

Et pourtant, il n’avait pas l’intention de l’épargner. Pas question de lui pardonner, et lui laisser une chance de récupérer et de revenir le hanter. Il s’approcha, n’étant plus qu’à deux pas du Skaven Mutant. Celui-ci sourit faiblement, et cracha encore :

 

-         Tue-tue ton ennemi, Fils du Rat Cornu... mais ça ne te protègera pas de notre colère-vengeance !

 

Cette dernière menace fit hésiter le petit homme-rat. De quoi l’ignoble Vellux voulait-il parler ? Sans doute un dernier mensonge pour le déstabiliser. Il secoua la tête, reprenant ainsi ses esprits. Avec un sourire cruel, il murmura :

 

-         Je vais te tuer.

 

Il tira de son ceinturon le pistolet de secours de Nedland, et le posa sur le front de Vellux. Celui-ci écarquilla les yeux de surprise, puis sa tête explosa comme une pastèque sous l’impact de la balle.

 

-         Mais pas selon tes règles, couillon !

 

Satisfait de cette invective, le jeune homme-rat rangea son arme à sa ceinture. Il regarda une dernière fois le corps aberrant de son ancien maître, et songea :

 

Garde ta cervelle pourrie ! J’en veux pas !

 

C’est alors qu’il entendit la voix de Heike l’appeler de toutes les faibles forces qui lui restaient.

 

-         Psody ! Psody !

 

En pivotant, il la vit en train de courir vers lui.

 

-         Heike !

 

Il se lança en avant à son tour, et en un instant, les deux Skavens se retrouvèrent dans les bras l’un l’autre.

 

-         C’est merveilleux, tu es revenu !

-         Et je ne te quitterai plus jamais-jamais !

 

Heike pleurait de joie, et se serra contre le Skaven Blanc.

 

-         Tu as été fantastique.

-         J’ai fait ce que mon cœur me disait de faire.

-         Est-ce que ça va ?

-         Oui, mais j’ai épuisé toute mon énergie, je ne peux plus faire appel à la magie. Il va me falloir au moins une semaine pour récupérer mes forces.

 

Et c’était vrai. Il avait l’air exténué, son souffle était rauque, il tremblait, suait, sentait monter un vertige, et avait du mal à rester debout, mais il vivait. Il sourit, et serra de nouveau sa dulcinée dans ses bras. Heike montra soudain quelque chose du doigt derrière lui avec un cri effrayé.

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