La voix de l'ombre - Livre IV - Un passé recomposé
Chapitre 7 : L'épreuve.
Les feux de camp devenaient si peuplés qu'ils débordaient du camp Chanteguerre. L'ambiance était passable, malgré un certain rapprochement entre les deux clans. Et pour y remédier, la boisson forte circulait. Les Chanteguerres étaient réputés pour leur férocité et leur sauvagerie, et pas uniquement au combat. Quant aux Rochenoires, connus pour leurs attaques à armes lourdes dévastatrices et leur maîtrise de la forge, ils tentaient d'apprivoiser la nature sauvage des Chanteguerres car, d'ici peu, ils allaient devoir se battre côte à côte.
Et cette invitation au sein du clan avait également pour but de développer des amitiés. Faits uniques entre clans, bien qu'il demeurât une exception : l'amitié entre Orgrim, orc Rochenoire, et Durotan, nouveau chef du clan Loup-de-givre.
Ces deux-là s'étaient rencontrés lors d'un Kosh'harg, événement qui rassemblait tous les clans orcs en Nagrand, et l'occasion de partager, d'échanger, et d'apprendre à se connaître. Cette réunion avait lieu deux fois par an, et interdisait toute effusion de sang. Orgrim et Durotan s'y étaient donc rencontrés lorsqu'ils devaient avoir sept ou huit ans. Ils avaient discuté, et s'étaient lancé le défi de développer une amitié hors norme, et surtout hors clan.
Depuis, tous deux passaient pour des orcs plutôt ouverts d'esprit, bien que ce concept avait ses limites, et n'incluait pas les peuples étrangers.
Cependant, et puisque Keera avait fait ses preuves, plusieurs orcs Rochenoires avaient fini par l'aborder. Voyant que les Chanteguerre l'avaient plutôt bien acceptée, ils n'hésitaient plus à la questionner :
- La terre d'où tu viens est loin ?
- Très, répondit Keera à l'orc borgne. Et je voyage beaucoup. J'ai donc l'habitude de rencontrer des personnes aux origines différentes.
- Tu parles plusieurs langues ? demanda un autre orc.
- « Parfaitement, oui », avait-elle dit dans sa langue natale.
- Ça veut dire oui ?
- Oui, dans ma langue d'origine, acquiesça la princesse.
- Je me demande comment des bras aussi petits ont pu envoyer un orc aussi loin ! reprit Broxigar, que Keera reconnut avec joie, car elle s'était toujours bien entendue avec lui.
- Aller, festoyons dignement et faisons connaissance ! proposa Moz'dor en levant son gobelet de terre cuite.
Chacun se détendit peu à peu, pendant que les effets de l'alcool amélioraient l'ambiance. À présent, les deux clans étaient parfaitement homogènes, et tous, ou presque, prenaient plaisir à découvrir les us et hauts-faits les uns des autres.
Garrosh, qui gardait plus ou moins ses distances, observait, écoutait, et appréciait ces moments qui étaient en quelque sorte la récompense de longs mois de doutes, d'attente, et d'espoir.
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Le clair de lune inondait les plaines de Nagrand de sa lumière vive et pure. Bien avancée, la nuit présentait une lune pleine, favorisant une activité croissante chez les espèces nocturnes.
Également influencés par la pleine lune, les orcs s'adonnaient à divers rites plus ou moins liés à leur état avancé d'ébriété, encore que davantage liés à leurs pulsions. Et devant le raffut incessant, Regga décida qu'il était temps de regagner sa couche.
- Que les Esprits vous veillent, fit-elle sans grande conviction, voyant bien que tous l'ignoraient.
Le groupe la regarda s'éloigner, puis Saal brisa le silence :
- Elle s'inquiète vraiment pour Reggor. Et a raison !
- Ça ne fait que quatre jours, continua Elga. Il peut revenir.
- Tu le penses vraiment ? demanda Saal. Tu es crédule si tu crois qu'il ne lui est rien arrivé !
- Ahhh ! Faites place ! s'écria Moz'dor, légèrement éméché.
Il s'assit aux côtés d'Elga qu'il enlaça de son bras, pendant que Saal regardait derrière lui.
- Keera n'est pas avec toi ? demanda-t-elle.
- Ah, elle discute avec les Rochenoires, là-bas, fit Moz'dor qui désigna un feu de camp plus loin.
- Elle semble préoccupée ces temps-ci, déclara Elga qui s'installa contre Moz'dor.
- Bah ! Elle s'est querellée avec leur chef, expliqua l'orc. Elle a réussi à calmer la bête sans effusion de sang, mais il est méfiant.
- Keera est honorable. Qu'il lève la main sur elle, et je le massacre ! cracha Elga.
- Peuh ! Il a vu ce qu'elle a fait à l'un des siens, ajouta Saal. Il ne doit pas vouloir subir le même affront !
- J'ai cru qu'elle le défierait, mais elle s'est ravisée, fit Moz'dor, quelque peu troublé. Je ne m'y attendais pas.
- C'est vrai. Pour moins que ça, elle a envoyé l'autre Rochenoire au tapis, dit Saal. Peut-être Grommash lui a-t-il défendu de les battre à nouveau.
- Possible, acquiesça Moz'dor, qui scruta le feu de camp où Keera se tenait.
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Les conversations autour du feu s'animaient à mesure que tous buvaient. Et, alors qu'elle était aspirée par la conversation, Keera ne vit pas qu'Orgrim s'était installé près de Broxigar.
Lorsqu'elle s'en aperçut, elle décida d'éviter de croiser son regard. Mais à mesure de la nuit, elle sentit son regard insistant, au point que dès qu'elle jetait un œil dans sa direction, elle remarquait qu'il la fixait.
Peu désireuse de reprendre leur dispute, elle se leva, et s'éloigna du feu de camp. Elle marcha jusqu'aux grottes où les loups étaient élevés, et observait le panorama qu'offrait la lisière du camp.
- Quelque chose te préoccupe, et ça se voit ! émit une voix forte et rocailleuse derrière elle.
Gardant le silence, Keera ne daigna pas se retourner sur l'orc qui l'avait rejointe.
- Je ne suis pas comme toi, Garrosh, fit la princesse. Je ne sais ni dissimuler, ni mentir, ni même fomenter.
- Ah oui ? Tu as la mémoire courte. Ou bien sélective. Tu sais très bien dissimuler ou cacher !
- Si tu parles de Reggor...
- Parle moins fort ! la coupa l'orc. Tu veux que nos deux têtes volent ?
- Hum, la tienne, ça se discute …
- Si la mienne vole, la tienne suivra ! assura Garrosh.
- Ne me dis pas que tu cherches à me faire peur ? ironisa Keera. Moi qui pensais que tu me connaissais bien.
- Tu ne saurais affronter une Horde entière ! Personne ne le pourrait !
- Alors c'est bien ça ? C'est ce que tu cherches à faire, rassembler une nouvelle Horde ? Et c'est pour ça que Reggor...
- C'était un dommage collatéral, Keera ! Et tu le sais ! Il nous avait entendus. Nous n'avions pas le choix !
- Tu recommences avec tes manigances et tes méfaits ! Et tu t'en prends même aux tiens ! N'apprendras-tu donc jamais ?
- Il me semble me souvenir que c'est toi qui l'as tué ! rappela Garrosh.
Il avait raison. Lorsque Reggor les avait surpris, ils avaient essayé de savoir ce qu'il avait entendu. Puis, comprenant qu'ils se connaissaient, Reggor avait voulu avertir Grommash. Garrosh l'avait alors contenu pour l'empêcher de crier. Mais il se débattait comme un diable. Et, bien que Keera ait enjoint Garrosh à le laisser pour essayer de le raisonner, le mal était fait.
Elle avait alors activé le pouvoir de ses yeux, et, dès que Reggor avait croisé son regard, il était pris au piège. Elle l'avait donc manipulé pour qu'il rejoigne l'autre rive, et s'éloigne jusqu'en terres ogres, où il périrait à coup sûr.
Encore débordante de haine pour ce que Garrosh l'avait amenée à faire, Keera dormait mal, et depuis, elle se sentait l'âme d'une traîtresse. Elle peinait à regarder Grom en face, mais surtout son amie, Regga, la sœur de Reggor. Et ce sentiment de honte, elle le devait à Garrosh.
- Tout est de ta faute, Garrosh ! cracha-t-elle. Tout est toujours de ta faute ! Pourquoi faut-il que tu sois toujours à l'origine de désastres et de malheurs !?
Les narines dilatées par la colère, Garrosh, que ce genre de flatteries ne touchaient pas d'ordinaire, tentait de se contenir. Une fois de plus, on ne le comprenait pas. Personne ne le comprenait. Et Keera, l'une des rares personnes à valoir quelque chose à ses yeux, avait toujours su l'atteindre.
Mais cette fois, il ne se laisserait pas insulter sans réagir.
- Je te le redis, Keera, personne ne se mettra en travers de ma route ! Personne, tu m'entends ? Ni Thrall, ni l'Alliance, ni les Chanteguerre ! Pas même toi, Keera ! Et s'il faut pour ça...
- Il te menace ?
Orgrim était apparu derrière eux. Voyant Garrosh penché sur Keera, et vociférant, il avait interprété cela comme une intimidation, voire pire.
À présent face à Garrosh, Orgrim, qui le dominait d'au moins une tête, le toisait de ses yeux gris.
- Que lui veux-tu ? l'interrogea Marteau-du-Destin qui désigna Keera du doigt.
- Tu prends son parti ? On dit pourtant que tu te méfie d'elle, et que tu l'aurais même provoquée ! ajouta Garrosh, quelque peu sur la défensive.
- Elle a soigné l'un des miens, malgré le mépris qu'on lui a montré, poursuivit Orgrim. Elle nous a montré du respect, et sa loyauté envers les Chanteguerre ! Alors si tu lui cherche querelle, tu nous trouveras sur ton chemin !
Totalement abasourdie par ce revirement, Keera resta béate, tandis que Garrosh soutenait le regard du Rochenoire. Conscient que son plan s'écroulerait sans l'appui de son clan, et du rôle que Marteau-du-Destin lui-même devrait y jouer, Garrosh grogna, et dit tout en s'éloignant :
- Peuh ! Fais-donc d'elle ton amie, si ça te chante, Rochenoire !
Keera et Orgrim le regardèrent s'enfoncer dans le camp, jusqu'à ce que l'obscurité l'enveloppe totalement.
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Keera examina Orgrim. Après quelques instants de silence, durant lesquels elle s'était rembrunie, elle finit par dire :
- Pourquoi es-tu intervenu ?
- J'ai cru qu'il te menaçait, répondit l'orc.
- Garde ta pitié, Marteau-du-Destin ! pesta-t-elle. Garrosh a raison, tu t'es montré particulièrement méprisant ! Et maintenant, tu cherches à me venir en aide ?
- Je ne lui fais pas confiance, et comme je l'ai dit, tu as soigné l'un des miens.
- Celui-là ne représentait pas une menace, et quand bien-même il l'aurait été, tu n'avais pas à me protéger !
À sa grande surprise, Keera vit la gueule d'Orgrim s'élargir pour former un sourire. Et, bien qu'elle tentait de contenir le bien-être que son intervention lui avait procurée, elle devait le tenir à distance.
- Tu es aussi fière qu'une orque, et aussi forte qu'un gronn, sourit-il presque fièrement. Tu es brave, et tu sembles avoir de l'honneur. J'admire cela ! fit-il en levant le menton.
- Alors admire-moi d'un peu plus loin ! conseilla Keera avec fermeté, ce qui semblait amuser l'orc.
Elle se détourna alors de lui, qui ne semblait pas en avoir fini.
- Tu m'intrigues, femme ! J'ai vu le coup que tu as asséné à Rakmor. Où as-tu appris à te battre ?
Keera s'immobilisa, et pivota vers Orgrim.
- J'ai un nom ! rappela-t-elle avec lassitude.
Orgrim plissa les yeux, puis s'approcha d'elle.
- Alors, me diras-tu où tu as appris à te battre, Keera ?
Devant son silence, il ajouta :
- Ou crains-tu peut-être d'être battue ?
La mine boudeuse, Keera, qui reconnut bien là son humour, ne mordit pas à l'hameçon :
- Je suis fatiguée. Je te laisse avec tes doux rêves où tu me vaincrais, en attendant que tu te réveilles et que tu réalises que ce n'était qu'un rêve, ironisa-t-elle avant de s'éloigner.
De plus en plus intrigué par la femelle, Orgrim la regarda rejoindre la grotte qui lui servait le logis, bien loin d'imaginer à quel point elle se battait avec ses sentiments ambigus qui lui tordaient la poitrine.