Mésentente Cordiale II

Chapitre 1 : Ch 1

3066 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/11/2016 18:58

Le lendemain de sa libération de prison après les trois éprouvantes journées qu'il venait d'y passer, c'est un Felipe rasé de frais qui se présenta à la table du petit déjeuner. C'est fou ce qu'un bain, des vêtements propres et un peu de repos peuvent vous changer un homme !

Diego et Alejandro, eux, étaient déjà là, discutant d'une course qu'ils avaient à faire au pueblo dans la journée, et Felipe se joignit à eux.

À peine une minute plus tard, tous trois se levèrent car la señorita Alacen venait d'entrer dans la pièce, boitillant toujours mais se mouvant tout de même plus aisément grâce à une canne que Don Alejandro lui avait prêtée.

— Bonjour Messieurs, les salua-t-elle. Don Alejandro, je vous remercie encore de votre gracieuse hospitalité. J'ai passé une excellente nuit.

— Grand merci à vous Señorita, lui répondit-il. Je vous en prie, prenez place…

Mil gracias, Don Alejandro.

Elle s'assit et les conversations reprirent. Diego en laissa un peu échapper le fil, perdu qu'il était dans ses pensées. Il attendait un énième papier de Monterey dont il avait besoin pour les démarches d'adoption de Felipe, et on lui avait également demandé un certain nombre de papiers de la paroisse d'origine de Felipe. Il était donc présentement en train d'écrire lettre sur lettre pour expliquer en long en large et en travers à qui de droit qu'il n'avait aucun de ces papiers en sa possession et ne pouvait les demander car il ignorait de quelle paroisse précisément celui-ci était originaire et que Felipe lui-même ne s'en souvenait pas.

Bref, tout ceci allait encore prendre bien du temps, mais comme Felipe avait moins de vingt-et-un ans son simple consentement, bien que nécessaire, ne suffisait pas à l'affaire.

Enfin, soupira Diego intérieurement, espérons que nous pourrons tout de même enfin officialiser les choses avant ses vingt-et-un ans !

En attendant, il guettait chaque arrivée du courrier au pueblo par la diligence avec impatience et assiduité. Et justement, il comptait bien s'y rendre ce matin-même.

Pendant ce temps, le sujet de la bibliothèque était revenu sur le tapis, et Diego raccrocha à la conversation juste à temps pour saisir de quoi il était présentement question.

—…vous faire faire le tour complet de l'hacienda ce matin, et Diego vous fera découvrir la bibliothèque et les trésors qu'elle renferme.

— À dire vrai Père, nuança Diego, je dois me rendre au pueblo ce matin, j'ai une course à y faire. Et puis j'ai aussi quelque peu négligé le Guardian ces trois derniers jours, j'ai un peu de retard à rattraper. Mais je suis certain que Felipe pourra faire les honneurs de la bibliothèque à la señorita et me remplacera avantageusement auprès d'elle…

Ce dernier, toujours très amusé par la situation, signifia néanmoins son consentement d'un signe de tête.

'Si la señorita n'y voit pas d'objection', signifia-t-il alors par gestes en s'adressant à Diego afin que celui-ci traduisît pour Luz.

— Nullement, Don Felipe, nullement. Je serai ravie que vous me fassiez visiter.

Felipe retint de justesse un sursaut, tout comme Diego et Alejandro d'ailleurs. C'était bien la première fois qu'on lui donnait du 'Don' Felipe. Pourtant oui, c'était ainsi que certains l'appelleraient une fois que Diego l'aurait adopté ! Il n'y avait encore jamais pensé jusqu'ici.

Bah, décida-t-il aussitôt, pour ce qu'un titre honorifique changerait à la personne qu'il était…

Quant à Luz, elle revint sur un point de ce que venait de dire Diego :

— Qu'est-ce donc que ce Guardian, Don Diego ?

— Oh, oui, bien sûr, répondit-il. C'est le journal de notre pueblo, expliqua-t-il.

— Et c'est Diego qui en est le rédacteur en chef, souligna Don Alejandro, une inhabituelle pointe de fierté dans la voix.

— Un journal ! s'exclama-t-elle. Vous éditez un journal ? Mais c'est fascinant !

Luz continua à poser des questions sur le journal, sur ses rubriques et les thèmes abordés ainsi que sur les articles en cours. Don Alejandro rayonnait et Felipe souriait, amusé ; il contribuait aussi à la discussion en apportant ses propres réponses que Diego traduisait.

À un certain point de la conversation, Luz se mit à regarder avec attention les gestes de Felipe, un air tout à la fois perplexe et ébahi sur le visage.

— J'avais effectivement entendu dire qu'avaient été mis au point des langages par gestes à destination des sourds, dit-elle soudain, mais je n'en avais encore jamais eu la vivante démonstration sous les yeux.

Voyant ses hôtes surpris par son brusque changement de sujet de conversation, Luz comprit qu'elle les avait peut-être involontairement offensés en évoquant ainsi aussi directement le handicap du jeune homme, aussi s'empressa-t-elle de présenter ses excuses. Une fois encore, se dit-elle, elle avait parlé sans considérer l'impact que pourraient avoir ses paroles sur la susceptibilité d'autrui.

— Je vous prie de me pardonner, leur dit-elle alors, je ne souhaitais nullement vous offenser Don Diego, Don Felipe. Bien au contraire, je suis plutôt admirative.

— Tranquillisez-vous Señorita, lui répondit Diego, nous savons bien que votre intention n'était nullement d'offenser Felipe.

— Merci Don Diego, vous m'ôtez un poids. J'aurais détesté que nous ayons un malentendu à ce sujet.

Et moi donc ! pensa Don Alejandro.

À peine avait-elle achevé sa phrase que Luz porta sa main à la bouche, les yeux écarquillés, horrifiée de se rendre compte qu'elle venait d'utiliser le mot "malentendu". Espérons qu'ils n'aient pas relevé.

— Je dois dire que je suis impressionnée, reprit-elle. Non seulement votre fils est capable de lire sur les lèvres, mais en plus il peut exprimer des idées et concepts dépassant les simples nécessités premières de l'être humain via un langage entièrement gestuel ! Comme une langue à part entière ! C'est tout bonnement prodigieux !

Une fois encore, Diego s'agaça qu'elle s'adressât à lui pour dire cela, et non à Felipe lui-même.

— Je vous assure, Señorita, que vous pouvez le dire directement à Felipe, il vous comprendra parfaitement !

— Oh oui, pardonnez-moi Don Felipe, dit-elle lentement en se tournant vers le jeune homme.

— Je sais que c'est une habitude à prendre, intervint alors Don Alejandro pour atténuer le ton un tout petit peu trop sec que son fils venait d'avoir envers elle. Nous concevons bien que s'adresser directement à une personne qui n'entend pas n'est pas chose qui vient naturellement, et que cela vous demandera un peu d'adaptation. Mais je suis certain que Felipe comprend bien cela et ne vous en tient pas rigueur, n'est-ce pas ?

Felipe sourit à la señorita d'un air bienveillant pour bien lui exprimer qu'en effet, il ne lui en voulait pas. Ce langage là, Luz n'avait pas besoin d'interprète pour le comprendre et lui sourit en retour pour lui signifier sa reconnaissance.

— Et ce qui est vraiment remarquable, reprit-elle en le regardant bien en face, est que vous et votre père maîtrisiez à ce point à la fois le langage oral et le langage par signes.

Elle se tourna alors vers Diego :

— Comprenez-vous vraiment tout ce qu'il dit ?

— Pratiquement, répondit Diego. Mais parfois il parle trop vite, je suis obligé de lui dire de ralentir. Et parfois il peut vraiment être très bavard, vous savez, ajouta-t-il en lançant un regard complice et un sourire taquin au jeune homme. Au point que je ne parvienne que difficilement à placer un mot !

Felipe roula les yeux exagérément pour bien signifier le peu de cas qu'il faisait des taquineries de son père, mais sourit pour montrer qu'il ne lui en voulait pas et savait prendre une plaisanterie.

— Mais dites-moi, reprit-elle, ce langage par gestes que vous utilisez, est-ce celui développé par l'abbé de l'Épée ?

— Vous connaissez ses travaux ? s'étonna Diego.

En un sens, se dit-il, cela ne devrait pas l'étonner à ce point. Elle semblait être bien au fait des nouveautés et découvertes de ces cinquante dernières années.

— Pas uniquement, reprit Diego pour répondre à la question de Luz. Nous avons également puisé dans Juan de Pablo Bonet et Pedro Ponce de León. Mais oui, nous nous sommes beaucoup inspirés de ses ouvrages.

— Vous voulez dire… commença Luz, vous… vous avez-vous-même mis au point le langage que vous utilisez ? Tous les deux ?

— Plus ou moins, répondit Diego. Oui, ajouta-t-il, en quelque sorte… Mais nous avons beaucoup puisé dans ce que d'autres avaient fait avant, et l'avons adapté à nos besoins et à notre situation.

— Une fois encore mon fils est bien trop modeste, Señorita, intervint Don Alejandro. Il a effectué un travail formidable auprès de Felipe, et pas seulement au sujet du langage. Il s'est occupé de lui après qu'il eût perdu ses parents, alors qu'il se sentait perdu et venait de perdre l'ouïe, il l'a pris sous son aile en quelque sorte ; ensuite il lui a appris à lire et à écrire, puis à son retour d'Espagne il a repris en main son éducation et son instruction, en faisant le jeune homme qu'il est maintenant. Je suis très fier du père que mon fils est devenu.

Diego était écarlate jusqu'à la pointe des oreilles, si peu habitué qu'il était aux compliments de son père. Au fond de lui il regrettait qu'une partie de ce qui poussait son père à parler de lui en termes aussi élogieux était son envie de le faire valoir aux yeux de la jeune femme, mais au fond de son cœur il savait également que ces compliments là étaient sincères : Don Alejandro ne l'avait jamais critiqué sur sa façon d'agir avec Felipe, et l'avait au contraire toujours épaulé avec bonheur dans cette tâche. Et l'entendre maintenant dire qu'il était un bon père était le plus beau compliment qu'il pût lui faire, et Diego se rengorgea.

Puis, reprenant contenance, il reprit :

— Les travaux de l'abbé de l'Épée sont un peu trop liés à la syntaxe de la langue française, et comme Felipe ne connaissait pas le français il nous a fallu l'adapter à l'espagnol…

— Tout un langage… s'extasia Luz, c'est proprement incroyable. Et vous parvenez donc à exprimer n'importe quelle idée par gestes dans cette langue ?

Presque, répondit Felipe par un geste de la main qu'elle comprit. Puis il ajouta quelque chose d'autre qu'elle ne saisit pas. Elle tourna alors vers Diego un regard interrogatif.

— Il dit que le plus frustrant, c'est quand il peut exprimer ce qu'il veut dire dans ce langage, mais que les personnes en face ne le comprennent pas.

— Oui, je comprends… répondit-elle. Et j'ai une vague idée de ce que cela peut être : parfois une idée, un concept sont très clairs dans mon esprit, mais les personnes auxquelles j'essaie de les expliquer ne connaissent pas le vocabulaire spécifique employé pour les décrire, ou bien ne comprennent déjà pas les concepts de base sur lesquels ils s'appuient. C'est du coup très frustrant. Mais bien entendu je me doute que c'est une frustration infime comparée à celle que vous devez parfois éprouver.

Felipe hocha la tête.

— Pour tout vous dire Don Diego, Don Felipe, je suis assez curieuse de ce langage que vous utilisez et avez mis au point. Je trouve cela absolument fascinant. Oserais-je vous demander d'essayer de m'en apprendre quelques rudiments au cours de mon séjour ? Enfin, si cela ne vous dérange pas trop, bien sûr. Je me doute que vous avez tous deux fort à faire.

— Diego a tout son temps, Señorita, lui répondit un Don Alejandro pour une fois presque content de l'oisiveté habituelle de son fils. Je suis certain qu'il sera ravi de partager un peu de son savoir et de son talent avec vous.

Diego n'eut d'autre choix que d'accepter. Et puis, se dit-il avec malice, sans doute à un certain point pourrait-il la "coller dans les pattes" de Felipe sous prétexte d'un peu d'exercices pratiques de conversation tandis que lui-même fuirait loin de là : il ne voulait vraiment pas apporter de l'eau au moulin de son père. Plutôt Don Alejandro comprendrait qu'il n'y avait rien à espérer de la présence de la señorita sous leur toit, mieux ce serait pour tout le monde.

— Mais en attendant je dois ce matin me rendre au pueblo, dit Diego en se levant. Felipe, je te confie le soin de notre invitée ainsi que la charge de lui faire les honneurs de notre bibliothèque.

Et avec un peu de chance, se dit-il, elle y trouverait peut-être quelque bon ouvrage dans lequel se plonger au cours de sa convalescence et qui lui ferait oublier cette soudaine lubie de vouloir s'initier à la langue des signes.

— À vous dire le vrai Don Diego, et si ce n'était abuser de votre bonté, je désirerais me rendre au pueblo également. Il me faut voir le padre, ce que je n'ai pu faire hier car je devais encore me reposer.

Le padre ? se demandèrent Felipe et Don Alejandro. Quels péchés avait-elle donc bien pu commettre depuis son arrivée au pueblo et son réveil pour ressentir à ce point le besoin de s'entretenir avec le padre dès ce matin même ? Ne pourrait-elle attendre le lendemain dimanche ?

— Êtes-vous bien certaine d'être en état, Señorita ? s'inquiéta Don Alejandro. Vous êtes à peine remise…

— Je me sens suffisamment bien pour un petit tour dehors, rassurez-vous. Et grâce à votre canne je peux bien plus aisément me déplacer, merci encore. Je promets de ne pas trop en faire. Dès que j'en aurai fini avec le padre, j'irai tranquillement m'asseoir à la taverne et j'y attendrai bien sagement Don Diego, promis ! Et cet après-midi je retournerai au lit, cela vous va ?

— D'accord, concéda Don Alejandro sans même consulter son fils, mais avant toute chose Diego vous accompagnera chez le Docteur Hernandez afin qu'il vous examine, j'y tiens.

— Bien, répondit-elle, cela me donnera d'ailleurs l'occasion de le remercier et de le payer de ce que je lui dois.

— Ne vous souciez pas de cela Señorita, lui dit Don Alejandro, Diego s'en est déjà occupé.

Luz se tourna alors vers Diego et lui dit :

— Vous me direz combien je vous dois, et ne protestez pas, nous avons déjà eu cette discussion.

Ne tenant pas spécialement à se lancer dans des protestations sans fin, Diego acquiesça sagement, malgré l'évidente réprobation de son père.

— Je vais faire atteler la carriole, dit-il. Nous partons dans une demi-heure, si cela vous convient Señorita.

— Votre horaire sera le mien Don Diego. Après tout, c'est moi qui m'impose à vous…

À qui le dites vous, songea Diego sans rien en laisser paraître. Et voilà qu'il était maintenant obligé de faire atteler une voiture au lieu de simplement pouvoir seller sa jument et chevaucher jusqu'au pueblo !

— Bien, répondit-il simplement, d'ici là Felipe, si tu veux bien faire visiter l'hacienda à la Señorita…

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