Mésentente Cordiale II

Chapitre 2 : Ch 2

1768 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/11/2016 20:45

Avant de partir pour le pueblo, Diego avait profité de quelques minutes de temps libre pour descendre dans la caverne secrète prendre soin de Tornado. Felipe était toujours occupé à tenir compagnie à leur invitée, et pour rien au monde Diego n'aurait voulu changer de place avec lui : plutôt balayer toute la caverne et nettoyer la stalle de Tornado que d'apporter de l'eau au moulin des plans matrimoniaux de son père !

Au moment de remonter et de retourner dans l'hacienda par le passage secret de la bibliothèque, il entendit une voix provenir de l'autre côté de la cheminée. Une voix de femme.

Il réprima un soupir agacé: allons bon, comme s'il ne suffisait pas que son père voulût absolument le caser avec elle, il fallait encore en plus qu'elle l'empêchât d'aller et venir à sa guise entre la caverne et l'hacienda, entre ses deux vies. De jongler entre ses deux identités, entre les deux parties de son être.

Mais enfin, reconnut alors Diego, c'était lui-même qui avait demandé à Felipe de lui faire visiter la maison, et il avait même insisté sur la bibliothèque, alors…

Bref, pour le coup, il devait surtout s'en prendre à lui-même…

Regardant par l'œilleton, il vit en effet la Señorita Alacen en grande discussion avec Felipe, ou du moins essayant d'avoir une discussion avec lui, tâche rendue malaisée par le mal qu'elle avait à comprendre ses signes.

Felipe était de profil par rapport à la cheminée, aussi Diego put voir à ses gestes qu'il était en train de remercier la señorita. Mais de quoi ? Cela, Diego l'ignorait, Felipe ne le précisa pas.

Luz, elle, ne comprenait pas.

— Pardonnez-moi, lui disait-elle, je ne saisis pas ce que vous voulez dire…

Felipe répéta, mais elle ne comprit pas mieux. Elle laissa échapper un soupir frustré.

— Si vous saviez comme je me sens stupide de ne rien comprendre à ce que vous me dites !

Felipe nia, ce qu'elle comprit, et pointant un doigt vers sa tête il ajouta qu'elle n'était pas stupide, geste dont le sens lui échappa totalement.

Puis, pointant soudain un index à la verticale entre eux deux, Felipe eut l'air d'avoir une idée et lui fit signe d'attendre un instant. Il se dirigea alors vers un coin de la bibliothèque où Diego savait se trouver un secrétaire et en revint avec une plume, un encrier et une feuille de papier qu'il posa sur un guéridon à proximité.

— Excellente idée, s'exclama Luz.

Il griffonna alors rapidement quelques mots sur la feuille qu'il lui tendit ensuite.

— Mais je vous en prie, lui répondit-elle après avoir prit connaissance de ce qu'il avait écrit. J'ai bien cru comprendre hier soir au dîner que vous aviez préféré taire cette partie de l'histoire.

Puis aussitôt, Diego la vit porter précipitamment la main devant ses lèvres, le souffle court, l'air horrifié.

— Oh pardon ! s'écria-t-elle alors. Je ne voulais pas dire "taire", je voulais dire… enfin… vous comprenez, je voulais dire "passer sous sil–"… Oh, Seigneur !

Rouge de confusion, elle s'interrompit et cacha son visage dans ses mains, réalisant que cette formulation n'était guère plus appropriée que la précédente.

Felipe, cherchant à attirer son attention, posa sa main sur son bras. Elle écarta alors les mains et le regarda, hésitante.

Il était maintenant dos à la bibliothèque et fit un signe que Diego ne vit pas et que Luz ne saisit pas.

— Je suis navrée, je ne comprends pas, lui dit-elle. Je suis vraiment désolée, j'ai été maladroite, je ne voulais pas me moquer ni vous blesser, je vous assure !

Diego vit Felipe hausser les épaules, puis il griffonna autre chose sur la feuille de papier.

— Merci beaucoup, dit-elle avec un sourire un peu coupable après l'avoir lu.

Un silence gêné s'installa entre eux. Après quoi elle se força à le rompre et lui déclara :

— Écoutez…

De nouveau elle s'interrompit, les yeux exorbités.

— Oh Seigneur, non ! Pas encore ! s'exclama-t-elle, cachant de nouveau son visage. Je vous jure que je ne le fais pas exprès, reprit-elle ensuite. Seulement, ces expressions sont tellement ancrées dans le langage courant que–

Elle stoppa net, regardant la réaction de Felipe d'un air ébahi.

Tout ce que Diego pouvait en voir était que les épaules de celui-ci étaient secouées de légers spasmes. Mon Dieu, se dit-il, les maladresses de langage de la señorita et son insensibilité l'avaient-elles fait pleurer ?

Luz, elle, le fixait bouche bée. Puis, fronçant les sourcils, elle reprit la parole :

— Dites-moi, jeune homme… est-ce que… Seriez-vous par hasard en train de rire à mes dépens ?

Diego vit Felipe lever une main un peu plus haut que son épaule et écarter l'index et le pouce de deux ou trois centimètres : 'un peu', lui répondait-il.

Ceci, la señorita le comprit fort bien et fit mine d'en être vexée. D'un air faussement réprobateur qui ne parvenait pas à complètement masquer son amusement, elle lui dit :

— C'est de bonne guerre, je suppose. Mais Don Felipe, il n'est guère charitable de votre part de vous moquer de moi dans cette conversation où je suis en clair désavantage.

Felipe reprit la plume et ajouta quelque chose sur le papier qu'il lui tendit de nouveau.

— Eh bien oui, répondit-elle en guise d'explication, vous comprenez tout ce que je dis, alors que je suis tout aussi démunie devant votre langage qu'un enfant de trois ans devant une page d'écriture !

Nouveau silence gêné.

— Bref, reprit-elle ensuite. Je veux bien n'en rien dire à personne, pas même à votre père ni à votre grand-père, mais à la condition que vous me promettiez de ne plus jamais rien faire de semblable.

Mais de quoi donc parle-t-elle ? se demanda Diego. Felipe, lui, semblait le savoir parfaitement et il acquiesça d'un signe de tête.

— Bon, reprit-elle. Après tout, nul n'a besoin de savoir… D'ailleurs, ne serait-ce que par égard pour votre père et votre grand-père qui se montrent si serviables et généreux envers la parfaite inconnue que je suis pour eux, il vaut sans doute mieux ne pas ébruiter–

Elle fit une pause.

— Et puis pour maintenant ce qui est fait est fait, reprit-elle. Gardons cela pour nous, et laissons-le derrière nous.

De nouveau il acquiesça puis baissa un peu la tête, visiblement gêné.

— Bien, lança-t-elle d'un ton vif, maintenant permettez que je prenne congé, je ne voudrais pas faire attendre votre père…

Et s'appuyant sur sa canne, elle allait quitter la bibliothèque lorsque Felipe lui prit le bras droit pour la retenir. Elle se retourna vivement et regarda l'endroit où la main du jeune homme enserrait son coude ; Felipe la lâcha alors immédiatement, comme s'il venait de se brûler la main. Il se trouvait de nouveau de profil par rapport à la cheminée et Diego put le voir demander à la señorita si elle lui pardonnait

Et de nouveau, celle-ci ne comprit pas. Felipe reprit alors le papier, y inscrivit sans doute sa question et, un point d'interrogation géant peint sur le visage, le montra à la señorita. Après l'avoir lu Luz détourna le regard, paupières baissées, puis bafouilla :

— Je… je ne sais pas…. sans doute… sûrement… C'est un peu tôt…

Le visage de Felipe se décomposa.

— Pour l'instant je peux juste vous promettre que je ne dirai rien tant qu'on ne me demandera rien de précis… Mais ne me demandez surtout pas de mentir ! J'ai horreur du mensonge. Mettons que là ce soit seulement… une omission ? Maintenant je dois y aller, votre père doit m'attendre.

Et elle quitta la pièce.

Diego, de l'autre côté du mur, se demanda ce que Felipe lui avait caché et dont la señorita avait connaissance. Quelque chose dont Felipe pensait avoir à se faire pardonner.

Et surtout : pourquoi ne lui en avait-il rien dit ?

Ne voulant pas que Felipe sache qu'il avait assisté à cette étrange et incompréhensible scène, Diego attendit une minute avant d'émerger du passage secret pour aller rejoindre leur invitée et la conduire au pueblo.

Il fut soudain soulagé de pouvoir passer un peu de temps seul à seul avec elle : peut-être, malgré la promesse – plutôt ambiguë, d'ailleurs – qu'elle venait de faire à Felipe, arriverait-il à lui tirer les vers du nez ?

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