Mésentente Cordiale II

Chapitre 3 : Ch 3

1998 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/11/2016 20:39

Chemin faisant, Diego avait beau faire, il ne parvenait pas à faire dire à Luz ce qu'apparemment elle taisait. Ce n'était pourtant pas faute d'essayer.

— Et d'ailleurs, lui disait-il présentement tandis qu'un cahot de la route arrachait à sa passagère une grimace de douleur, je suis heureux que toute la lumière ait été faite sur votre malencontreuse rencontre avec Felipe. Car tout est éclairci, n'est-ce pas ? Il ne demeure plus aucune zone d'ombre ?

Quittant la route des yeux l'espace d'une seconde il glissa un regard discret vers elle : sa main droite soutenait son coude gauche, plaquant son bras contre sa poitrine. Diego eut pitié d'elle : elle devait avoir présumé de son état et les irrégularités de la route se transmettaient à la carriole puis à ses passagers, et remontaient apparemment jusqu'à son épaule blessée.

Elle pinçait les lèvres : était-ce dû à une tentative – vaine – de ne pas laisser paraître sa douleur, ou bien alors un effet de la contrariété qu'elle éprouvait à l'étrange question de Diego?

— Le malentendu est effectivement levé, répondit-elle enfin avec un sourire bienveillant, et j'en suis tout aussi heureuse que vous. Nous pouvons maintenant tous oublier ceci, et poursuivre nos chemins respectifs. Du moins pourrai-je reprendre le mien dès que j'irai mieux.

Elle était plutôt douée, reconnut Diego qui ne put s'empêcher de noter qu'elle était parvenue à ne répondre ni par oui ni par non à ses questions. 'Ne me demandez surtout pas de mentir' se souvint-il l'avoir entendue dire à Felipe. Et pour l'instant elle s'y tenait parfaitement.

Diego commençait à réaliser qu'il lui serait bien plus difficile de la faire parler que ce pouvait l'être avec Mendoza, surtout lorsque celui-ci était affamé ou avait le gosier sec.

— Felipe lui aussi vous est très reconnaissant, reprit-il. Mais sans doute vous l'a-t-il déjà dit lui-même…

— Oui en effet, répondit-elle. Nous avons réussi à échanger quelques mots avant que je ne me joigne à vous pour ce petit tour au pueblo. Enfin, quand je dis "mots"… Et puis, je dois admettre que ce fut assez laborieux. Jai bien peur de ne pas être très douée pour le comprendre...

En revanche, elle était douée pour éluder les questions se dit Diego. Oh, oui, elle était très douée. Et douée également pour détourner la conversation. Il commençait à se rendre à compte qu'il aurait plus fort à faire avec elle qu'il ne l'avait initialement cru.

En un certain sens il se sentait un peu moins agacé à cette idée qu'il aurait dû l'être, remarqua-t-il avec une petite pointe d'étonnement ; mais à la vérité, le joueur en lui ne détestait pas un petit défi une fois de temps en temps, et pour celui-ci, il lui semblait avoir trouvé là un adversaire à sa taille.

"Je ne dirai rien tant qu'on ne me demandera rien de précis", avait-elle encore promis à Felipe.

"Tant qu'on ne me demandera rien de précis"… Cette dernière partie résonna dans l'esprit de Diego, le problème étant qu'il ignorait justement ce sur quoi pourrait bien porter ce "quelque chose de précis" sur lequel l'interroger… Bref, il tournait en rond, et à ce petit jeu elle avait des éléments dont lui ne disposait pas.

Ce n'était pas tout à fait vrai, nuança-t-il soudain sa pensée : il était au moins une chose qu'il savait et qu'elle ignorait : il savait qu'elle cachait quelque chose au sujet de Felipe, quelque chose qu'il avait fait, et elle ignorait qu'il essayait de lui tirer les vers du nez.

Du moins l'ignorait-elle pour le moment, si toutefois il ne venait pas de se trahir à l'instant même par ses questions en apparence anodines mais pourtant orientées. Et s'il ne prenait pas garde à demeurer aussi subtil que possible il perdrait ce seul avantage qu'il avait sur elle.

Bien sûr, une autre approche bien plus directe eût été de lui dire qu'il savait qu'elle ne lui avait pas tout dit, qu'elle et Felipe cachaient autre chose, et lui demander de but en blanc ce que c'était. Cela remplirait certainement les conditions de ce qu'elle pourrait qualifier de "spécifique", et peut-être lui répondrait-elle.

Seulement ce plan, pour tout simple et efficace qu'il pût paraître, comportait une énorme faille : la señorita ne manquerait pas de se demander comment Diego avait pu apprendre cela alors que de toute évidence il ne se trouvait pas dans la bibliothèque à cet instant-là, et était même sensé en être bien loin lorsqu'elle avait eu sa conversation avec Felipe. Et trouver une explication crédible qui n'impliquait pas l'existence d'un passage secret derrière la cheminée s'avérait épineux, car personne d'autre n'étant passé par là à ce moment-là on ne pouvait non plus lui avoir rapporté cette partie de leur conversation.

Aussi décida-t-il de marquer une pause dans les questions, même indirectes ; mais il continua de lui parler de Felipe, espérant malgré tout qu'au détour de la conversation elle baisserait sa garde et laisserait échapper un début de commencement d'indice.

C'est ainsi que quand Diego arrêta l'attelage devant l'église, fit le tour de la carriole et lui tendit les mains pour l'aider à descendre, elle savait tout ou presque des circonstances dans lesquelles Felipe avait perdu ses parents, était devenu sourd et avait rencontré Diego, tandis que Diego de son côté n'avait rien appris de plus que ce qu'il savait déjà sur la rencontre entre Felipe et la señorita Alacen.

Celle-ci n'avait rien dit non plus des raisons qui l'amenaient à vouloir voir le padre, les laissant croire sans pourtant l'avoir jamais affirmé qu'elle recherchait son assistance spirituelle, ses prières, ou qu'elle souhaitait se confesser. C'était uniquement parce que Diego avait lu sa correspondance privée qu'il savait qu'elle avait autre chose à voir avec lui.

Oui, elle était assez douée pour laisser les gens croire ce qu'ils voulaient, mais était sans doute bien aidée en cela par le fait que les gens étaient en général bien prompts à se faire des idées préconçues.

Il devrait toujours se souvenir de cela à son sujet, tant qu'elle séjournait chez eux : elle semblait faire une très claire distinction entre mensonge par action et mensonge par omission. Et si le premier paraissait la répugner au plus haut point, du moins d'après ce qu'elle en avait dit à Felipe, sa conscience semblait s'accommoder bien mieux du second. Peut-être se déchargeait-elle pour cela sur le fait que pour partie la faute en revenait à autrui, selon le bon vieux principe du "après tout les gens croiront toujours ce qu'ils veulent, je n'en suis pas responsable". Moralement discutable, peut-être, mais difficilement attaquable d'un point de vue purement logique.

Et puis dans le fond, se dit Diego avec un regain de lucidité, en matière de mensonge, lui-même pouvait difficilement faire office d'autorité morale, de parangon de vertu!

Il accompagnait la señorita jusqu'à la porte de l'église quand le padre en sortit et, surpris, les salua :

— Oh, buenos dias ! J'allais sortir, Diego, mais si c'est moi que vous veniez voir, je peux différer la course que j'ai à faire…

Buenos dias, padre, lui répondit-il. À dire vrai, ce n'est pas moi qui…

Il s'interrompit. Le padre regardait la nouvelle venue : bien entendu, dans un si petit pueblo tout événement sortant un tant soit peu de l'ordinaire se répandait de bouche à oreille, et bien qu'absent au moment des faits, le padre ne pouvait ne pas avoir entendu parler de l'arrivée mouvementée de la jeune femme, ni ensuite de son séjour chez les de la Vega.

Une autre pensée, bien plus dérangeante, se fraya un chemin dans l'esprit de Diego : deux jeunes gens, dont l'une était invitée dans la famille de l'autre, venaient trouver ensemble le prêtre de la paroisse : peut-être le padre s'attendait-il à ce qu'ils fussent venus pour parler mariage?

Oh non, songea Diego, pas lui aussi! Pitié!

Mais le padre s'était maintenant tourné vers la señorita :

— Que puis-je pour vous, ma fille ?

La réponse de celle-ci étonna Diego :

Buenos dias, êtes-vous bien le padre Benitez ?

Tiens, se dit alors Diego intérieurement, elle ne le connaît pas même de vue ? Ils ne se sont donc jamais rencontrés ?

— En effet mon enfant, confirma-t-il. Puis-je vous être utile en quoi que ce soit ?

— Je suis Luz Alacen, padre. Vous m'aviez conviée à venir vous rencontrer et à visiter la mission au moment qui aurait ma convenance… Je suis navrée de me présenter ainsi à l'improviste, mais j'avais pensé voyager de toute façon aussi vite qu'un courrier… Évidemment je ne pouvais pas savoir que je connaîtrais un certain contretemps…

— Oh, oui bien sûr! Je suis ravi que vous soyez venue, ma fille. C'est donc à vous qu'est arrivée cette fâcheuse mésaventure dont tout le pueblo parle depuis que je suis rentré hier !

N'ayant aucun prétexte qui lui permît de s'imposer plus longtemps, Diego prit congé d'eux et n'entendit pas la suite de leur discussion qui se perdit à l'intérieur de l'église. Il retourna à la calèche, se saisit des rênes et mena l'attelage là où il n'encombrerait pas, avant de pouvoir vaquer à ses obligations pour le Guardian en attendant l'arrivée du courrier.

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