Mésentente Cordiale II

Chapitre 4 : Ch 4

2295 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 15/07/2015 11:06

Assise sous le porche de la taverne, sirotant avec application un verre de sirop d'orgeat, Luz était perdue dans ses réflexions.

La bonne nouvelle de la matinée était que le médecin l'avait déclarée apte à reprendre un minimum d'activité, même s'il avait un peu froncé les sourcils de la voir déjà de retour en ville au lendemain même de son réveil.

Mais la blessure à la cuisse était propre, belle et en bonne voie de cicatrisation. Le médecin ne put qu'approuver l'usage de la canne, et ses seules réserves portaient sur l'état de l'épaule gauche de la patiente, toujours très douloureuse bien qu'elle tentât de le minimiser. Il n'était pas non plus ravi de la voir courir les chemins alors que la fatigue la guettait toujours, mais elle lui fit la même promesse qu'à Don Alejandro : elle passerait l'après-midi au lit, et tâcherait de dormir jusqu'à l'heure du souper.

Plissant les yeux, Luz intensifia ses réflexions : elle avait maintenant une décision à prendre qui influerait sur sa vie pour les quelques années à venir. Elle n'avait sans doute pas à décider tout de suite, mais devrait le faire au cours des semaines à venir.

Le padre était un homme agréable et bienveillant, ouvert, et, cerise sur le gâteau, il paraissait avoir un intérêt pour certaines sciences naturelles – elle avait vu sur une de ses étagère plusieurs tomes de l'Histoire Naturelle de Buffon.

La mission, certes petite, était bien tenue et organisée. Mais le nombre croissant d'enfants fréquentant l'école de la mission rendait la tâche difficile au padre.

Le pueblo lui-même était petit, mais ainsi qu'elle l'avait dit la veille à ses hôtes, elle trouvait ses habitants accueillant. Et de loin, le plus aimable et le plus arrangeant de ceux qu'elle avait rencontrés jusqu'ici était Don Alejandro, un hôte des plus charmant qui l'accueillait sous son toi comme si elle lui était une parente alors que rien ou presque ne l'y obligeait, alors qu'il ne la connaissait nullement et n'attendait rien d'elle.

La bonté même, se disait-elle. Le désintéressement même.

Son fils aussi s'était bien occupé d'elle, même si elle sentait chez lui bien plus de réserve que chez son père. Question de caractère, sûrement. D'ailleurs Don Alejandro l'avait lui-même souligné : Don Diego aimait son intimité et se réserver quelques heures de solitude chaque jour, ce qu'elle pouvait absolument comprendre : après tout, elle-même était aussi un peu comme cela. Et encore plus depuis qu'elle était seule et était venue vivre dans les colonies.

Oui, l'intimité et le calme avaient du bon, ne pas se sentir observé, jaugé, jugé, obligé de paraître et de tenir conversation, se retrouver à soi-même et à ses passions quelques heures par jour avait du bon. Le piège, celui qui la guettait constamment et qui guettait sûrement également le señor de la Vega tel l'épée de Damoclès au dessus de leurs têtes, étant de ne pas s'y enfermer. Les passions étaient souvent mauvaises conseillères dans les relations à autrui.

Mais Don Diego s'était montré fort civil et serviable, sociable même, depuis qu'elle avait fait sa connaissance la veille. Un peu court d'ailleurs pour juger d'un caractère, mais elle avait déjà pu juger de son érudition et était ravie d'avoir trouvé là quelqu'un avec qui échanger et débattre des sujets qui lui tenaient à cœur et la faisaient passer pour étrange – au mieux – ou excentrique aux yeux de ceux quelle côtoyait depuis qu'elle était arrivée en Californie. Ou aux Amériques en général. Bref, depuis qu'elle avait quitté son cercle habituel à Barcelone.

Plus que jamais, elle savait que cette incursion aux Amériques ne serait qu'une parenthèse et qu'elle reviendrait au pays un jour, qu'elle retournerait à Barcelone dans quelques années. Mais pas tout de suite. Elle n'était pas encore prête.

Certes la guerre là-bas avait pris fin l'an passé, mais les immédiats après-guerres étaient toujours remplis de règlements de compte en tous genres, vengeances ou intérêts personnels profitant du mouvement général pour s'assouvir impunément. Elle ne voulait pas plus de cette ambiance que de celle qui l'avait poussée à quitter Barcelone.

Elle avait ensuite quitté un Mexico encore calme mais aux environs duquel s'agitaient divers foyers d'insurrection virant à la révolution indépendantiste mais conservatrice pour aller vivre dans une Californie au climat plus apaisé. Jusqu'à quand ?

Pour l'instant, et même si la vie intellectuelle et culturelle ici n'avaient rien de commun avec celles des grandes villes qu'elle avait connues, elle n'envisageait pas de repartir tout de suite.

Et pour en revenir à ses préoccupations immédiates, le pueblo de Los Angeles semblait accueillant, et il pourrait être intéressant de participer, même modestement, au développement de l'ouverture d'esprit et de la curiosité intellectuelle de ses habitants. Même si cela passait d'abord par diffuser le plus basique des savoirs…

Oui, Los Angeles semblait agréable, et ses habitants charmants et accueillants. Les de la Vega en particulier. Ainsi que ce sergent et ce caporal fort obligeants qui venaient de l'accompagner aux écuries lorsque, se permettant un léger écart à la promesse qu'elle avait faite à Don Alejandro, elle avait fait un petit crochet par la caserne entre la mission et la taverne pour aller revoir son cheval.

Ne restait que la señorita Escalante qui la laissait un peu perplexe. Elle ne savait trop à quoi s'attendre de sa part. Elle lui paraissait un peu lunatique, parfois charmante et avenant, parfois froide et distante, comme si elle-même ne savait quelle attitude adopter envers Luz. Bah, se dit alors celle-ci, la señorita Escalante était d'humeur changeante, comme tout un chacun, selon son degré de fatigue et sa charge de travail, voilà tout !

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Alors comme ça, cette femme était déjà de retour dans son établissement, se dit Victoria en apportant son verre à la señorita Alacen. Elle attendait apparemment Don Diego qu'elle devait retrouver ici, lui avait-elle expliqué. Elle l'avait accompagné au pueblo, à moins que ce ne fût lui qui l'ai accompagnée elle. Ils étaient donc apparemment venus ensemble, et ce rien que tous les deux. Ni Don Alejandro, ni Felipe, ni aucun autre serviteur pour les accompagner.

La veille encore, ces deux-là ne se connaissaient même pas, et aujourd'hui ils semblaient s'entendre comme larrons en foire ! Apparemment ils ne se quittaient plus. Voilà ce qui s'appelle un sentiment bien soudain !

Mais sans doute s'avançait-elle un peu en parlant de sentiment. Après tout Don Diego était un homme très courtois qui se devait aux invités de son père. Jusqu'où pousserait-il ce sens du devoir, là était la question. Où finissait ce devoir, et où commençait le plaisir, là encore était une autre question qui faisait insidieusement son chemin dans l'esprit de Victoria…

Non que cela la regardât, ni même l'intéressât d'un point de vue strictement personnel, mais enfin elle aimait bien Don Diego et cet homme était parfois trop gentil, pas assez méfiant… un peu naïf, pour tout dire. Et sûrement encore plus envers les femmes.

Parce qu'en toute honnêteté, il fallait bien reconnaître qu'a priori il n'avait que peu l'expérience des fréquentations amoureuses et des jeux de séduction, et ne se méfiait sûrement pas assez de ceux que pourraient déployer une femme à son endroit.

La faute sans doute à son cœur brisé, lorsqu'il était encore en Espagne, suite à son histoire d'amour malheureuse et contrariée avec Zafira, et leurs fiançailles rompues à cause d'événements indépendants de leur volonté commune de se marier…

Ou alors à sa secrète obsession pour une mystérieuse dame locale dont le cœur était déjà pris… C'était bien triste, se dit Victoria, mais puisqu'il était si certain qu'elle ne l'aimerait jamais, il devrait vraiment faire une croix sur cet amour sans espoir de réciprocité et aller de l'avant : il ne pouvait pas rester toute sa vie à soupirer pour une femme qui, apparemment, ne le méritait pas puisqu'elle était incapable de se rendre compte de son existence et de ses qualités !

Oui, il ferait bien mieux d'aller de l'avant pour se donner une chance d'être heureux quand même… et peut-être d'ailleurs avait-il précisément pris cette décision dernièrement ? D'où la situation actuelle, maintenant qu'il avait croisé la route de quelqu'un qui lui ressemblait un peu.

D'un côté, Victoria ne voulait pas le voir malheureux, gâchant sa vie à soupirer après une femme inaccessible. Mais d'un autre coté, elle s'inquiétait du fait qu'une femme peut-être peu scrupuleuse pût un jour profiter de cet homme trop bon, trop malléable, trop… naïf, pour tout dire. Victoria se sentait donc le devoir de le protéger, contre le monde et peut-être même contre lui-même ; et ce même si son habituelle apathie avait le don de lui porter sur les nerfs et lui donnait l'envie presque irrépressible de le prendre par les épaules et de le secouer jusqu'à ce qu'il réagisse, comme un arbre dont on veut faire tomber les fruits.

Dieu que cet homme pouvait être agaçant, parfois ! Mais c'était son ami, et l'on se devait toujours de veiller sur ses amis. Même contre leur gré. Elle se promit donc de garder un œil sur cette señorita Alacen, au demeurant charmante et bien élevée – et très instruite, par-dessus le marché ! – mais qui, sans que Victoria sût bien pourquoi, éveillait chez elle un très léger sentiment d'alarme dès qu'elle était avec Don Diego.

Oui, se dit Victoria, en plus d'être un homme gentil et doux, Diego de la Vega était surtout – et même avant tout – un homme riche, ou du moins le serait un jour, le plus tard possible ! En attendant il était un riche héritier qui promettait une vie agréable et oisive à toute croqueuse de diamants qui parviendrait à lui mettre le grappin dessus, ainsi qu'un nom prestigieux et un réseau de relations sociales puissantes à quiconque cherchait à gravir l'échelle sociale.

Don Diego était vraiment une proie idéale, un gibier de choix dans une chasse au mari, et tant qu'il n'avait montré aucun intérêt envers les femmes autour de lui il n'y avait pas eu lieu de s'inquiéter pour lui. Si maintenant la donne changeait... s'il ne persistait plus dans le célibat qu'il semblait avoir choisi jusque là…

Oui, puisqu'il était certainement incapable d'ouvrir l'œil pour lui-même, il allait falloir le faire pour lui. À son insu, et peut-être même contre lui-même. Mais c'était pour son bien. Par pure amitié…

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