Mésentente Cordiale II

Chapitre 5 : Ch 5

1551 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 16:55

La conversation s'animait entre Don Diego et la señorita Alacen. Ou du moins s'animait-elle du côté de Luz sous l'effet de son quatrième verre de Rioja, tandis que Diego prenait bien soin de ne faire que tremper les lèvres dans le sien de temps à autres, pour faire mine boire alors qu'il n'en était pour l'instant qu'à son premier dont il n'avait avalé que deux gorgées. Une technique parfaitement rodée qu'il pratiquait depuis des années auprès du sergent Mendoza et qui avait fait ses preuves pour extirper des informations auprès d'une source sans éveiller sa méfiance.

Il avait donc décidé de l'appliquer à la señorita Alacen, puisque celle-ci avait fait bien attention à mesurer précisément les propos qu'elle avait tenus lors du trajet aller. Il fallait donc qu'elle baissât sa garde, aussi Diego fit-il taire les scrupules qu'il avait à appliquer cette tactique, non à un soldat du roi, mais à une jeune femme. Dieu merci, se dit-il, Don Alejandro n'était pas là pour voir ça ! Et si l'état de la dame au retour à l'hacienda était peu brillant, il pourrait toujours prétexter la fatigue de l'effort et un retour de la fièvre, deux bonnes excuses qu'elle saisirait certainement pour aller directement dans sa chambre et s'allonger sans même attendre l'heure de la sieste.

— Vous savez Don Diego, lui disait présentement Luz d'une voix maintenant un peu plus forte que celle habituellement utilisée par une personne de qualité lorsqu'elle se trouvait en société, je trouve vraiment admirable le soin que vous avez pris de ce petit garçon, orphelin et infirme. C'était un choix courageux de décider de vous occuper de lui ! Je ne suis pas certaine que j'en aurais été capable. De toute façon je n'en aurais bien sûr pas eu l'âge à l'époque !

Elle ponctuait ses propos de gestes un peu brusques de la main, index pointé vers lui. Bien, se dit Diego en observant le changement d'attitude de Luz, le vernis se craquelle, la vigilance baisse, l'inhibition diminue, le vin commence à agir. Mais prudence ! Ne la brusquons pas, elle reste toutefois suffisamment maligne et lucide pour réaliser la manœuvre si je ne joue pas la partie assez subtilement…

De nouveau, il avait ramené la conversation sur Felipe, de nouveau il espérait qu'en prenant son temps, en parlant de son passé, ils en viendraient à son présent, ou plutôt à son passé immédiat.

Entraînée par les trois verres et demi de vin qu'elle avait déjà éclusés sans s'en rendre compte, Diego prenant bien soin de remplir son gobelet au fur et à mesure que le niveau en descendait, Luz poursuivit d'une voix beaucoup plus basse :

— Quand j'y pense, ce pauvre petit garçon, comme il devait souffrir ! Comme il devait être malheureux !

Elle fit une pause et regarda dans son verre, les yeux dans le vague, un peu dégrisée par le triste sujet évoqué.

Diego s'en voulut, à ce moment. La señorita était peut-être de ces gens qui avaient le vin triste.

— Il a été très courageux, dit Diego histoire de dire quelque chose.

— Voir ses parents morts… dit-elle comme si elle ne l'avait pas entendu. Tous les deux en même temps… Cela a dû être terrible.

Là, Diego se sentît vraiment peu fier de lui, et il ne dit rien.

— Et devenir sourd encore en plus ! poursuivit Luz. Il a dû être paniqué ! Ne pas comprendre ce qui lui arrivait !

Elle leva enfin les yeux de son verre et fixa son regard sur Diego.

— Quand on pense au jeune homme qu'il est devenu, ajouta-t-elle, à ce qu'il a accompli, que vous avez accompli tous les deux, c'est incroyable ! Vous pouvez vraiment être fier, Don Diego, à la fois de vous et de lui!

En cet instant précis, Diego était pourtant très loin d'être fier de lui-même ; en revanche il l'était plus que jamais de Felipe. À ceci près que celui-ci lui cachait quelque chose, et il ne devait pas perdre de vue, malgré le concert de louanges de la señorita Alacen, qu'il n'était ici, attablé avec elle à la taverne, que pour découvrir ce dont il s'agissait.

— Je suis en effet très fier de lui, lui répondit-il, et le jour où il sera enfin officiellement et légalement mon fils sera le plus beau de ma vie ; personne ne peut rêver fils plus parfait et plus sage, n'est-ce pas señorita ?

C'était une perche tendue : il savait que Felipe avait fait quelque chose qui, apparemment était loin d'être parfait ou sage, et elle le savait aussi. De plus, elle au moins savait quoi.

— Qui suis-je pour en douter ? lui répondit-elle prudemment. Vous le connaissez depuis qu'il est enfant et je ne l'ai rencontré qu'il y a quelques jours, n'ai passé que quelques minutes avec lui…

Encore raté, se dit il. Il masqua son désappointement en lui reversant une rasade de vin depuis le pichet que Victoria avait posé sur leur table.

— Il faut dire qu'une grande part du mérite de ce qu'il est aujourd'hui lui revient, dit Diego. Je n'ai fait qu'essayer de trouver un moyen pour lui de communiquer avec les autres, et je lui ai appris à lire et écrire puisqu'il ne pouvait plus parler ni entendre. Ainsi il serait moins isolé des autres. Seulement, il a appris tellement vite que je me suis dit qu'il serait dommage de s'arrêter là : il était si volontaire, demandait tellement à savoir, à apprendre…

Il s'interrompit. Cette fois, et bien qu'il n'ait presque rien bu, c'était lui-même qui était perdu dans ses souvenirs, lui-même qui était ici presque comme à confesse. Il poursuivit :

— Je me souviens que je me pensais déjà un homme à l'époque, alors que dans le fond je connaissais encore si peu de choses… Je n'étais alors guère plus vieux que Felipe maintenant, quand j'y pense… il me fallait moi-même encore apprendre, et lorsque je suis parti pour Madrid il m'a demandé de lui enseigner à mon retour tout ce que j'aurais appris…

Un petit sourire nostalgique flotta sur ses lèvres.

— C'est certes assez jeune, répondit Luz, mais pas tant que cela : je n'avais moi-même que vingt ans lorsque j'ai fait presque le chemin inverse, que j'ai quitté Barcelone et tout ce que je connaissais là-bas pour Mexico. Une sorte de saut vers l'inconnu…

— Qu'est-ce qui vous a incitée à ce changement ? demanda Diego.

Elle le regarda une ou deux secondes, sans répondre de suite.

— Les vicissitudes de la vie… dit-elle ensuite simplement.

Elle reprit une lampée de vin comme pour se donner une contenance, puis, plus joviale, lui lança :

— Alors, quand donc comptez-vous pouvoir finaliser cette adoption ?

— Ah, señorita, si seulement cela ne dépendait que de moi !

Il n'en dit pas plus, mais malgré les brumes dues au vin de Rioja, Luz saisit la note de regret et de frustration dans la voix de Diego. S'en voulant d'avoir amené cette triste pensée dans la conversation, elle lui adressa un sourire bienveillant, bien qu'un peu flouté par les vapeurs d'alcool. Et ce sourire paraissait si sincère que Diego ne put que le lui rendre.

Au même instant Victoria leur apporta le deuxième pichet de vin que Diego avait commandé. Elle le posa devant eux avec un bruit sec, un geste brusque et un regard réprobateur dirigé sur Diego.

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