Mésentente Cordiale II

Chapitre 6 : Ch 6

2570 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/08/2015 19:27

Victoria n'en revenait pas : c'était comme si Diego de la Vega, l'un des hommes les plus honorables du pueblo, au comportement des plus irréprochable, cherchait à saouler une femme !

 Ça alors ! Dire qu'un quart d'heure plus tôt, elle s'était fait la promesse de le protéger des femmes… et que maintenant il semblait qu'elle eût à protéger une femme contre lui ! Jamais elle n'aurait cru ça de lui !

Et cette fille qui ne voyait rien, ne se doutait de rien ! En tout cas une chose était certaine : en l'état actuellement assez… surexcité de la demoiselle, il était hors de question que cette fois Victoria le laissât la monter dans une des chambres de la taverne, et encore moins qu'elle l'y laissât seul avec elle !

Elle était outrée contre son ami. Comment se faisait-il donc que Don Diego se comportât soudain comme un véritable goujat, un homme prêt à profiter d'une femme en était de faiblesse ? Car pour quelle autre raison que celle qui venait naturellement à l'esprit un homme ferait-il boire une jeune femme ?

Mais, se dit alors ce qu'il restait de logique dans l'esprit de Victoria, pourquoi dans ce cas le faire en public, au pueblo, plutôt que tranquillement et discrètement à l'hacienda ?

Mais la réponse à cette question était assez aisée à trouver : ici à la taverne il était loin des yeux de son père, qui ne manquerait pas de l'en empêcher, et de Felipe, auquel il ne voulait certainement pas donner cet exemple !

Oui… mais non ! Car s'il saoulait la señorita puis l'emmenait dans une chambre de la taverne, cela ne manquerait pas de faire le tour du pueblo et de venir aux oreilles des deux hommes… enfin, aux oreilles de Don Alejandro et à la connaissance de Felipe. Diego ne pouvait tout de même l'ignorer. Alors quoi ?

— Aviez-vous aperçu Felipe sur le chemin avant votre chute, demandait maintenant Don Diego à la señorita Alacen, ou bien ne l'avez-vous vu qu'après, une fois à terre et alors qu'il s'était arrêté pour vous porter secours ?

Quelle étrange question, se dit Victoria. Et surtout, quel intérêt ? Luz, quant à elle, le regarda du coin de l'œil, paraissant elle aussi noter l'incongruité de la question. Puis presque aussitôt elle lui répondit :

— Oh, j'avoue avoir la vue un peu basse, surtout pour ce qui se trouve au loin, mais pas au point tout de même de manquer remarquer un cavalier sur un chemin désert à une centaine de pas devant moi !

Douée, se répéta Diego.

— Et donc, insista-t-il en lui reversant une rasade, vous avez eu le temps d'échanger tous deux quelques mots avant votre chute ?

— Échanger quelques mots ?! s'exclama Luz un peu trop fort. Mais… mais à ce moment-là, j'ignorais même qu'il état sourd et muet, comment donc aurions-nous pu "échanger quelques mots" ?

Quel idiot ! se dit intérieurement Diégo. Bien sûr ! Mais lui et Felipe communiquaient si aisément qu'il lui arrivait parfois, l'espace d'une seconde et alors qu'il était concentré sur autre chose, d'oublier que Felipe ne parlait pas. Dire que c'était elle qui buvait, mais lui qui disait n'importe quoi !

— Bien sûr, dit-il enfin, c'était stupide de ma part…

Il nota que Luz ne le contredit pas mais garda sur la question un silence poli, se gardant bien toutefois d'acquiescer à cette affirmation, ce qui eût été plutôt insultant envers lui.

— Et c'est donc alors que Felipe n'était plus qu'à une centaine de pas que votre cheval s'est cabré… Vous avez vraiment eu de la chance que quelqu'un passe par là juste à ce moment là. Ainsi il a pu vous venir en aide.

— De la chance… laissa-t-elle échapper d'un air dubitatif, en soufflant brièvement par les narines un peu dédaigneusement et de façon fort peu féminine. Question de point vue…

— Oui évidemment, corrigea Diego, c'est une façon de parler. Et donc ? Que s'est-il passé une fois que vous étiez à terre ?

— Mais… exactement ce que je vous ai dit et que j'ai répété à l'alcade, répondit-elle avec une pointe d'agacement. Rien de plus, rien de moins. Jusqu'à ce que je perde connaissance. Demandez à votre fils, je suis certaine qu'il confirmera.

Et pour ponctuer sa dernière phrase, elle vida d'un trait le reste de son verre avant de le reposer un peu trop bruyamment sur la table.

Diego allait poursuivre son interrogatoire lorsque Victoria vint à leur table et s'adressa à lui :

— Don Diego, puis-je vous demander un coup de main juste pour une minute, dans l'arrière-cuisine ?

Il leva vers elle un regard interrogatif.

— Quelque chose de lourd… ajouta Victoria qui se tourna ensuite vers Luz. Permettez que je vous l'enlève une minute ou deux, señorita…

D'un geste légèrement tremblotant de la main, celle-ci lui indiqua que cela ne faisait rien. "Faites donc", cela semblait-il indiquer.

Diego suivit alors Victoria jusque dans l'arrière cuisine où il lui demanda :

— Où se trouve donc–

Mais il fut interrompu par Victoria qui se retourna vivement vers lui et lui lança d'un ton accusateur :

— À quoi donc jouez-vous, Don Diego ?

Interloqué, Diego ne répondit rien, n'eut pas même la présence d'esprit de lui demander de répéter. Il se contenta de la regarder étonné, les yeux écarquillés.

— Oh, ne faites pas l'innocent, Diego de la Vega ! J'ai percé à jour votre petit manège. Alors comme ça, on profite de la confiance aveugle d'une femme seule, du fait qu'elle vous a déjà laissé entrer dans sa chambre à coucher, de ce que ma taverne est l'endroit le plus pratique pour vous ? Et de plus en venant ici, vous faites presque de moi votre complice ! C'est bas, Diego, c'est très bas. Je n'aurais jamais cru… Vous ? Vous êtes vraiment le dernier homme dont j'aurais pu soupçonner qu'il… qu'il était…

Elle paraissait hors d'elle. Diego sentit soudain une sueur froide lui couler dans le dos : est-ce que… était-il possible que… qu'elle sût… ? L'avait-elle démasqué ?

Cela expliquerait sa fureur : en plus de découvrir que son fringant héros et chevalier servant n'était finalement que le très décevant Diego de la Vega, elle avait l'impression qu'il s'était moqué d'elle, s'était joué d'elle, l'avait manipulée. Que toutes ces années à aimer une ombre, à ne plus regarder aucun autre homme se soldait par un énorme gâchis, un gigantesque rien du tout, une déception sans bornes.

Et soudain, pour Diego, la Terre s'arrêta de tourner. Malgré le grand trou qui se trouvait maintenant à l'endroit où quelques secondes plus tôt battait encore son cœur, Diego tenta en désespoir de cause de sauver malgré tout la dernière chose qui pourrait peut-être être sauvée : leur amitié.

Il prit alors son courage à deux mains pour essayer de la regarder dans les yeux. À visage découvert. Il lui devait bien ça.

— Écoutez Victoria, commença-t-il, je vais vous expliquer… Je… je…

— M'expliquer ! Oh mais je n'ai aucune envie de connaître les détails sordides, Diego ! Et d'ailleurs il n'y a rien à expliquer, c'est malheureusement limpide, espèce de… de…

— Victoria, je vous en prie !

Mais elle ne l'écoutait plus. Elle était rouge de colère et d'indignation, et avait presque les larmes aux yeux, de rage ou de déception, ou peut-être des deux.

— J'avais confiance en vous, je vous aurais confié ma petite sœur les yeux fermés si j'en avais eu une ! Et vous… vous… Vous ne trouvez rien de mieux que de faire boire une femme affaiblie par la maladie pour pouvoir vous livrer sur elle à vos instincts les plus bas ! C'est odieux, Diego ! C'est–

— COMMENT ?! hurla Diego.

Cela eut au moins pour effet de la faire taire. Puis il bafouilla :

— Vous… je ne… Qu'est-ce qui vous...

Il s'interrompit, puis tourna la tête en direction de la salle et du porche comme s'il pouvait voir Luz à travers les épaisseurs cumulées des murs de l'arrière-cuisine, de la cuisine et de la façade elle-même.

Le raisonnement de Victoria fit son chemin à travers son esprit et, s'il était un peu soulagé à l'idée que Victoria n'ait pas découvert son plus terrible secret, il se sentit absolument outré des soupçons – non, pire, des certitudes – qu'elle venait d'exprimer à son endroit.

Ce fut donc à son tour d'entrer dans une colère noire :

— COMMENT POUVEZ-VOUS… Victoria ! Comment osez-vous croire… M'accuser de…VOUS ! Victoria !

— Oh, ne faites pas l'indigné, cela ne vous va pas ! Essayez un peu de me dire que vous n'étiez pas en train de faire boire la señorita Alacen, hein !

Les poings sur les hanches, les cheveux en bataille elle fit un pas de plus vers lui, lui marchant presque sur les pieds. Il ne recula pas, tout aussi furieux qu'elle.

— Je ne suis PAS le genre d'homme à abuser d'une femme en était de faiblesse, à abuser d'une femme tout court ! Victoria, je croyais que vous me connaissiez au moins un tout petit peu, mais manifestement je me trompais plus encore que je ne le croyais !

— Ne détournez pas la conversation Diego, répliqua Victoria. Attendez un peu que Don Alejandro entende parler de votre comportement ! Je sais exactement ce que je viens de voir ! Et c'est indigne ! Vous êtes en train d'enivrer la pauvre señorita, et ce sous mon toit, avec le vin que je vous ai servi ! Imaginez un peu comment je me sens ?

— Et imaginez un peu ce que c'est que d'entendre de pareilles accusations ? répliqua Diego.

— Et pourquoi donc la feriez-vous boire, demanda vertement Victoria, si ce n'était pour profiter d'elle ?

— Pour la faire parler, si vous voulez tout savoir ! répondit-il aussi sec.

— Et parler de quoi, précisément ? lui lança Victoria plutôt agressivement.

— Si seulement je le savais ! s'exclama Diego.

— Ah oui ? Laissez-moi résumer, lui dit Victoria. Vous faites boire une jeune femme pour la faire parler mais vous ne savez pas précisément de quoi, comme si vous partiez à la pêche au hasard, n'importe où sans savoir s'il y a du poisson ou non, et pour couronner le tout vous prenez bien garde de faire ça loin de votre père et de Felipe… Et je suis censée vous croire ?

— Victoria, je vous assure–

— Économisez votre salive, Don Diego. Et non, je ne vous louerai pas de chambre. Vos agissements me déçoivent au plus haut point, Diego, en plus de me dégoûter profondément.

— Mais je vous jure, Victoria, que je ne cherchais qu'à la faire parler, rien de plus. En plus elle ne me plait absolument pas, ajouta Diego assez stupidement.

— Mufle jusqu'au bout, hein ? Et je ne crois pas un seul mot de votre fable. Je sais ce que j'ai vu, je l'ai déjà vu ici des dizaines de fois. N'oubliez pas que je tiens une taverne, je ne suis pas née de la dernière pluie. Je croyais que vous étiez différent, je me suis trompée à votre sujet. Maintenant j'aimerais que vous quittiez mon établissement. DEHORS !

Cette fois les larmes de rage lui brouillaient la vue. Elle ajouta :

— Et rappelez-vous bien que je n'aime pas les hommes qui se permettent d'abuser de la faiblesse d'une femme !

Elle marmonna ensuite quelque chose qui ressemblait beaucoup à "jamais cru ça de vous" et Diego se rendit compte qu'elle n'était pas en état de discuter et que lui-même était dans une telle colère qu'il risquait fort de dire des choses qui dépasseraient sa pensée et qu'il regretterait par la suite. Aussi jugea-t-il plus prudent d'obtempérer pour le moment.

Toutefois, il était blessé au plus profond de lui-même, et lui non plus "n'aurait jamais cru ça d'elle".

Il battit donc en retraite, non sans lancer une dernière pique à Victoria :

— Et vous, rappelez-vous bien qu'il y a seulement quarante-huit heures, vous soupçonniez Felipe d'exactement la même chose…

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